par Jonathan Gaquère[1]
En organisant en 2007 la « longue journée de la nature urbaine » (« der lange Tag der Stadtnatur ») qui rassemble désormais chaque année plusieurs dizaines de milliers de personnes à travers près de 500 rassemblements, la ville de Berlin confirma son rôle de ville pionnière dans la conception de nouvelles relations entre les espaces urbains et la nature.
C’est que Berlin est à cet égard une ville singulière. Cette singularité ne doit cependant pas faire oublier que les espaces de nature – loin du discours consensuel véhiculé par la communication publique – sont des espaces de revendication et d’affirmation sociale au sein des agglomérations contemporaines. Cet article a pour objectif de mettre en avant le rôle des parcs urbains dans les dynamiques territoriales intra-urbaines.
Il s’agira d’expliquer dans un premier temps en quoi Berlin peut être qualifiée de ville de la nature urbaine. L’analyse des parcs urbains amène néanmoins dans un second temps à distinguer plusieurs natures urbaines au sein de l’agglomération berlinoise.
1 – Berlin, ville de la nature urbaine
Un contexte historique favorable aux espaces de nature intra-urbains
L’importance des espaces de nature au sein de l’agglomération berlinoise s’explique en premier lieu par la croissance urbaine tardive de Berlin. Peuplée de seulement une dizaine de milliers d’habitants à l’arrivée des huguenots français à la fin du XVIIe siècle, Berlin s’est avant tout développée au XIXe siècle avec l’industrialisation, puis avec son statut de capitale de l’Empire allemand fondé en 1871. La densification du centre historique, abrité derrière les remparts, fut donc limitée, comparativement à d’autres villes comme Paris. La rapidité du développement industriel explique également la rapide expansion de l’agglomération berlinoise qui ne comptait qu’un million d’habitants vers 1880 mais près de 4,5 millions au début de la Seconde Guerre mondiale. Les principes d’une ambitieuse fusion communale furent été arrêtés dès avant le premier conflit mondial et présentés lors de l’exposition internationale d’urbanisme du Grand-Berlin en 1910, mais elle ne fut réalisée qu’en 1920 (Groß-Berlin-Gesetz).Au total, ce ne sont pas moins de sept villes, cinquante-neuf Landgemeinde (l’équivalent des communes rurales) et vingt-sept Gutsbezirke (circonscriptions) qui fusionnèrent. De vastes espaces non urbanisés furent donc intégrés au sein du Grand-Berlin. Des réserves foncières avaient déjà été constituées au cours de la Première Guerre mondiale afin de pouvoir répondre aux objectifs du développement urbain, par exemple au sud-est de Berlin avec la forêt de Köpenick.
La Seconde Guerre mondiale et surtout la guerre froide renforcèrent la présence des espaces de nature dans Berlin. Le second conflit mondial avait tout d’abord amené les Berlinois, à l’instar des habitants des autres villes allemandes, à constituer des Trümmerberg (sorte de collines artificielles composées à partir de 1945 de gravats provenant des immeubles détruits par les bombardements). Des parcs publics furent ainsi créés sur ces décombres : Volkspark Friedrichshain, Volkspark Prenzlauerberg, Volkspark Humboldthain.
Mais ce sont avant tout les conséquences urbanistiques de la bipartition de Berlin qui conditionnèrent l’émergence de vastes espaces de nature au sein de l’agglomération[2] (J. Lachmund, 2013). La ville de Berlin-Ouest fut en effet pendant plus de 40 ans privée d’un accès direct à la campagne. Combinée au manque d’attractivité et au dépeuplement de la ville dûs à l’isolement de Berlin-Ouest, cette contrainte explique la volonté de ne pas densifier la ville de Berlin-Ouest. La forêt de Grünewald fut ainsi préservée de l’urbanisation et du développement industriel. De surcroît, la construction du Mur de Berlin (1961) et son ouverture (1989) provoquèrent l’apparition de friches urbaines et industrielles. Citons notamment celles de Gleisdreieck et du Südgelände. Au sein de ces friches urbaines, se développa de manière spontanée une diversité biologique tout à fait étonnante.
A ces facteurs historiques, il convient d’ajouter le rôle joué par certains acteurs politiques et universitaires.
Le rôle des acteurs
La conception des parcs publics à Berlin fut au XIXe siècle relativement proche de celle des autres agglomérations européennes. Suite aux épidémies de choléra, les agglomérations de Londres et de Paris avaient favorisé la multiplication des espaces verts dans une approche hygiéniste. Mais « c’est à Berlin que la notion de système d’aération aux quatre points cardinaux de l’agglomération est le plus explicitement mis en œuvre par la municipalité socio-démocrate de Karl-Theodor Seydel ; pour compléter la Friedrichshain (réaménagée en 1875) à l’est et le Parc de Treptow au sud (réaménagé en 1875), la Humboldthain au nord est acquise et aménagée par la ville (1870-1873), le Tiergarten formant le maillon manquant à l’ouest »[3] . Ces réalisations s’accompagnèrent à Berlin d’une tendance sociale plus marquée au début du XXème siècle, notamment sous l’influence de Martin Wagner, architecte et urbaniste de l’Université technique de Berlin, qui publia en 1915 une thèse intitulée Die sanitäre Grün der Städte: ein Beitrag zur Freiflächentheorie (Les espaces verts sanitaires des villes, une contribution à la théorie des espaces libres).
C’est enfin au sein de l’Université technique (Technische Universität) que se développa un milieu scientifique capable de concevoir une autre forme de rapport à la nature, de théoriser puis de mettre en œuvre au sein de l’urbanisme berlinois le concept de nature urbaine. Jens Lachmund, dans son ouvrage Greening Berlin déjà évoqué, insiste particulièrement sur ce point pour expliquer l’exception berlinoise. Herbert Sukopp, écologue à l’Université libre de Berlin (Freie Universität Berlin) se spécialisa en effet dans les années 1970 dans l’étude de ces friches. Ces recherches furent reprises et théorisées sous le concept de « nature urbaine » (Stadtnatur) par Ingo Kowarik (I. Kowarik, 1992). Ce dernier distingue quatre types de nature au sein des espaces urbains (cf. figure n°1). La première nature, la nature préhistorique, correspond aux héritages biophysiques qui ont précédé l’implantation humaine. La seconde renvoie à la nature néolithique au sein de laquelle les espaces agricoles tenaient une grande place. La troisième est celle des jardins de l’époque moderne où la mise en valeur des éléments végétaux n’a pas pour but la production alimentaire mais l’élaboration… d’un cadre prestigieux. C’est la nature des jardins princiers…

Source : Kowarik I., Bartz R., Brenck M., 2016, Ökosystemleitungen in der Stadt. Gesundheit schützen und Lebensqualität erhöhen, Berlin. |
Enfin, la quatrième nature est constituée de plantes ou d’animaux allochtones qui se développent dans les espaces urbains de manière « sauvage » (wild) c’est-à-dire spontanée sans intervention humaine. C’est notamment le cas dans les friches urbaines et industrielles précédemment évoquées. Ces quatre natures ont des caractéristiques écologiques différentes. Les deux premières natures sont dominées par des plantes autochtones (issues de l’écosystème local) tandis que la proportion des plantes allochtones (provenant d’autres écosystèmes) augmente pour les deux dernières natures. Ainsi, en combinant ces quatre natures au sein des espaces urbains, la biodiversité se trouve accrue par l’association de plantes autochtones et allochtones.
Les recherches d’H. Sukopp sur l’écologie urbaine et la Stadtnatur d’I. Kowarik furent précocement transmises et diffusées à Berlin. Jens Lachmund démontre comment, en près d’un demi-siècle, furent formées au sein de l’Université technique plusieurs générations d’étudiants. Ainsi, au centre du triangle de l’urbanisme berlinois formé par des scientifiques, des fonctionnaires et cadres territoriaux et des responsables d’associations environnementales (cf. figure n°2), se situe l’Université technique qui servit en quelque sorte d’incubateur pour l’émergence et le développement de la Stadtnatur.

Si le contexte historique de la guerre froide a contribué à singulariser Berlin dans son rapport aux espaces de nature, c’est avant tout la valorisation de cette singularité au sein des universités berlinoises qui permit le développement d’une nature urbaine spécifique à Berlin. Cette nature urbaine se révèle toutefois très contrastée au sein des parcs berlinois.
2 – De la nature urbaine aux natures citadines
Lorsque F. Debié étudia au début des années 1990 les parcs berlinois, il s’était « limité à l’étude des parcs et jardins du centre des capitales européennes » [4] car ceux-ci « ont servi de modèles aux aménagements de la banlieue plus lointaine » [5]. Ce constat, si tant est qu’il fût valable au début des années 1990, ne l’est plus actuellement. La comparaison entre le parc de l’hypercentre de Berlin – le Tiergarten – et d’autres parcs plus récemment aménagés – le parc Gleisdreieck et le Tempelhofer Feld – montre la différenciation croissante des parcs urbains, et, par conséquent, le rôle croissant de ces parcs dans les dynamiques territoriales des agglomérations contemporaines.
« A chacun sa nature »
Avant de comparer différents parcs urbains de Berlin, il importe de rappeler les récents apports de l’anthropologie et de la sociologie. Philippe Descola, anthropologue, a démontré dans son ouvrage de référence Par-delà nature et culture [6], la nécessité de dépasser le clivage nature/société ou nature/culture hérité du naturalisme. Ce dernier est spécifique à l’Occident et fut marqué par l’héritage de la philosophie grecque, mais surtout du christianisme et des Lumières. Dans la Genèse, Dieu place les hommes au-dessus de la nature et leur donne une mission : « Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-là. Dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui rampe sur la terre » (Genèse, 1:28). Et Descartes d’affirmer que le but de la science est de « se rendre maîtres et possesseurs de la nature » (Discours de la méthode, 1637).
Bruno Latour[7] reprend cette critique du naturalisme mais la complète en appelant à concevoir un plurinaturalisme qui renoncerait au mononaturalisme, à savoir à l’usage de « la » nature au singulier. Selon lui, puisque la nature des uns n’est pas la nature des autres, l’emploi du singulier pour qualifier « la » nature est une ineptie. C’est en prenant appui sur ces réflexions que nous distinguerons au sein de la nature urbaine d’I. Kowarik, une nature[8] patrimoniale – celle du Tiergarten – et une nature citadine – celle du parc Gleisdreieck et du Tempelhofer Feld.
Le Tiergarten : une nature patrimoniale
Fortement détruit et déboisé après la Seconde Guerre mondiale et le blocus de Berlin, le Tiergarten fut entièrement réaménagé à partir de 1949. Souhaitant rompre avec l’héritage monarchique des Hohenzollern, les Alliés déplacèrent les nombreuses statues installées en hommage à la dynastie prussienne. Les Britanniques, en charge du Tiergarten puisqu’il était situé au sein de leur zone d’occupation, s’opposèrent également à la restauration des allées baroques du parc, jugés synonymes de l’ordre monarchique Hohenzollern. Ils favorisèrent dans les années 1950 des éléments paysagers typiques des jardins anglais alternant chemins sinueux, paysages de clairières et d’eaux (figures n°3 et 4). Dans les années 1970, des projets d’aménagements d’espaces sportifs existèrent pour le Tiergarten. A l’instar de Central Park au sein duquel des terrains de base-ball ont été créés, des terrains de tennis et des pistes de patinage devaient y voir le jour.
Figure n°3 : le plan de la Zeltenplatz en 1795 Source : Landesdenkmalamt (Hrsg.), 1993, Parkpflegewerk, Büro Wörner. |
Figure n°4 : le plan de la Zeltenplatz en 1984 Source : Landesdenkmalamt (Hrsg.), 1993, Parkpflegewerk, Büro Wörner. |
Mais le début des années 1980 fut marqué par le tournant patrimonial que décida Klaus von Krosigk, directeur de l’aménagement des jardins historiques de Berlin, nouvellement nommé, si bien que ces projets d’espaces récréatifs ne virent pas le jour. L’île de la reine Louise – la personnalité la plus appréciée de l’histoire prussienne – fut restaurée et le Tiergarten retrouva, à partir de 1984, sa configuration baroque comme le montre la figure n°5 où les allées rectilignes et monospécifiques (une seule essence d’arbres) sont clairement observables.
Figure n°5 : les allées rectilignes de la Zeltenplatz et le retour du baroque Source : http://www.berlin.de/senuvk/berlin_tipps/grosser_tiergarten/de/karte date de dernière consultation/ |
Le bassin de Vénus, les statues de Goethe, Lessing, Wagner, Mozart, Beethoven et Haydn furent également restaurés. Ainsi, c’est sous le signe du patrimoine que le Tiergarten fut réaménagé. Alors que, dans les années 1970, le souci de proposer un espace récréatif et des usages sportifs était en train de s’affirmer, c’est la conception d’une nature patrimoniale qui s’est imposée. Le tournant patrimonial s’inscrit dans le cadre du nouveau regard porté par les sociétés occidentales sur leurs monuments et sites historiques. La France connut la même évolution avec les lois Malraux de 1964 qui permirent dans les années 1970 et 1980 la restauration des centres historiques.
Depuis ce tournant patrimonial des années 1980, le Tiergarten s’est singularisé au sein de l’agglomération berlinoise. La fin de la guerre froide a amené au centre de Berlin une fréquentation touristique croissante, si bien que le Tiergarten, qui jouxte la Porte de Brandebourg, le Reichstag et la Potsdamer Platz, est de plus en plus investi par les touristes. C’est donc dans ce parc que la République fédérale décida de construire les lieux de la « mémoire négative » (Marcel Tambarin) de la nation allemande. A proximité du Mémorial de la Shoah, furent construits le Mémorial aux homosexuels persécutés et le Mémorial aux Roms européens assassinés pendant le nazisme (figure n°6).
Figure n°6 : les lieux de la mémoire négative à l’est du Tiergarten. Réalisation: J Gaquère

Des allées rectilignes de la Zeltenplatz aux nouveaux lieux de la « mémoire négative » en passant par l’île de la reine Louise, le Tiergarten est devenu un espace de nature – et donc aussi de culture – au sein duquel la fonction patrimoniale prédomine. Les terrains de tennis semblent désormais très éloignés… Correspondant à « ce qui est censé mériter d’être transmis du passé pour trouver une valeur dans le présent »[9] (O. Lazzarotti), le patrimoine qu’il soit national, prussien ou berlinois, a effectivement investi, non seulement le Tiergarten, mais également le centre de Berlin, nouvelle capitale de l’Allemagne réunifiée depuis 1990. Le Tiergarten est donc pris dans les dynamiques territoriales du quartier dans lequel il s’inscrit. Et force est de constater que la métropolisation a accentué la différenciation intra-urbaine. En effet, la nature aménagée au sein du Tiergarten diffère dorénavant fortement de celle aménagée au sein des nouveaux parcs de Berlin. La comparaison avec le parc Gleisdreieck témoigne de ces différences.
Le parc Gleisdreieck : la lente émergence d’une nature citadine
L’histoire du parc Gleisdreieck est une histoire mouvementée. Située dans la partie ouest de Berlin mais permettant de desservir la partie est, l’ancienne gare d’Anhalt fut confiée en 1945 au commandement soviétique afin d’optimiser le réseau de transport ferroviaire. Le blocus de Berlin (1948-1949) et la réaction occidentale qui suivit mirent fin au trafic vers et depuis la gare d’Anhalt, si bien que cet espace ne fut plus utilisé. Une nature du quatrième type (allochtone) – selon la théorie d’I. Kowarik – émergea donc sur cette friche logistique et représenta un apport conséquent de biodiversité. Or, une autoroute, la Westtangente, devait être construite au milieu des années 1970 pour désenclaver le centre de Berlin-Ouest. En réaction à ce projet, une initiative citoyenne (Bürgerinitiative Westtangente) fut initiée et, après quarante ans de contestation puis de concertation, le parc Gleisdreieck ouvrit ses portes en 2013 .
Le parc Gleisdreieck est en effet issu d’une mobilisation exceptionnelle des habitants qui a conduit à une grande diversité des usages au sein du parc. Par exemple, le Bienengärtchen (jardinet des abeilles) propose d’initier tous ceux qui le souhaitent à l’apiculture[10]. L’espace le plus intéressant est sans doute le Naturerfahrungsraum (l’espace d’expérience de la nature) situé à l’est du parc Gleisdreieck. Son objectif est de permettre aux enfants de développer dans un cadre ludique leurs relations avec des éléments biophysiques variés. La topographie de cet espace varie en fonction des souhaits exprimés par les habitants. Les enfants peuvent y construire des cabanes avec des branches entreposées à cet effet, y jouer avec des cailloux, simuler un torrent, faire des ponts… Les figures n°7 et 8 permettent de visualiser cet espace naturel récréatif étonnant, issu de la concertation avec les usagers. La relation spécifique que la société allemande entretient avec les éléments biophysiques, au travers par exemple des écoles Steiner, est ici observable. A travers cet espace d’expérience de la nature, les enfants – mais aussi les parents – sont censés développer leurs facultés intellectuelles individuelles et collectives. Cet espace d’expérience de la nature est un espace de forte mixité sociale et culturelle favorisant « l’auto-visibilité de la ville » (J. Lévy).
Figure n°7 : le Naturerfahrungsraum
Source: https://gruen-berlin.de/gleisdreieck/angebote/der-naturerfahrungsraum (07/06/2018)
Figure n°8 : le Naturerfahrungsraum .
Source: https://gruen-berlin.de/gleisdreieck/angebote/der-naturerfahrungsraum (07/06/2018)
Le jardin interculturel « Parfum de roses » (Interkulturelle Garten Rosenduft) est un autre exemple d’espace issu d’initiatives individuelles (figures n°9 et 10). Géré par l’association Südost Europa Kultur (littéralement « Culture Europe du Sud ») fondée en 1991, ce jardin fut initialement entretenu par huit femmes immigrées d’ex-Yougoslavie. Traumatisées par la guerre, certaines femmes n’osaient sortir dans les espaces publics[11]. Ce jardin a donc permis de renforcer les liens sociaux auprès de populations fragilisées, en dépassant parfois des antagonismes nationalistes exacerbés pendant la crise yougoslave. Begzada Alatovic, responsable du jardin interculturel, souligne cette dimension psychologique fondamentale : « Certaines étaient auparavant dans des camps, avaient traversé des périodes difficiles et n’osaient même pas prendre le métro ici à Berlin. Maintenant, elles sont sorties de leurs appartements et ont trouvé une occupation en dehors de leur famille »[12]. Ce témoignage atteste que toute intégration sociale est avant tout une intégration spatiale.
Figure n°9 : le jardin interculturel « Parfum de roses »
Source: https://gruen-berlin.de/gleisdreieck/angebote/der-interkulturelle-garten-rosenduft (07/06/2018)
Figure n°10 : le jardin interculturel « Parfum de roses »
Source: https://gruen-berlin.de/gleisdreieck/angebote/der-interkulturelle-garten-rosenduft (07/06/2018)
Ces exemples montrent donc, à la différence du Tiergarten, la participation active de citoyens et d’usagers dans l’aménagement du parc. Le maître d’ouvrage Grün Berlin, représentant ici le Sénat de Berlin et les pouvoirs publics, n’est pas le seul acteur de l’aménagement. Regina Krokowki, animatrice pour Grün Berlin du groupe de travail de la partie orientale du parc (située sur le district de Friedrichshain-Kreuzberg) reconnait d’ailleurs avoir sous-estimé le besoin d’initiatives et d’auto-gestion dans l’aménagement de ce dernier[13]. Cette tendance n’est pas spécifique au parc Gleisdreieck.
Le jardin partagé Allmende Kontor (« Comptoir général ») du Tempelhofer Feld (parc urbain aménagé sur l’emplacement d’un ancien aéroport) est en effet devenu le symbole d’une nature facilitant les interactions sociales et œuvrant pour le vivre-ensemble. Gerda Münnich, responsable de l’association Allmende-Kontor, explique le rôle de cet espace dans les dynamiques sociales de Berlin :
Le choix des personnes autorisées à s’installer ici est un choix compliqué. Nous n’avons pas de places pour tout le monde. Nous avons une liste d’attente de plus de 200 personnes pour déjà 700 inscrits. Au début, on nous reprochait d’être un jardin russe parce que nous avions beaucoup de Russes. Mais nous sommes un jardin interculturel. Nous privilégions donc – et c’est d’ailleurs pour cela que nous avons été choisis – les personnes d’origine étrangère. Et donc oui, nous avons de plus en plus de Turcs. Mais c’est assez récent car, au début, les hommes turcs se méfiaient… Ils voulaient contrôler leurs femmes. Il a fallu un certain temps pour que les femmes turques puissent venir seules ici sans être accompagnées. Aujourd’hui, elles peuvent aller seules au marché, à l’école… et ici ![14]
Le Tempelhofer Feld, contrairement au Tiergarten, favorise donc les interactions sociales et permet d’intégrer de la ville dans l’urbain. Et Christoph Schmidt, président du comité-directeur de la fondation Grün Berlin, souligne cette nouvelle tendance des espaces publics et des parcs :
Le parc Gleisdreieck représente la société urbaine. A mesure que la ville change, l’avenir du parc change. Les citoyens se réapproprient les espaces libres. Cette prise de conscience n’existait pas il y a 15 ans (…). La société urbaine change, dans les 10-15 dernières années l’espace public a acquis une importance croissante. Des espaces publics libres sont dorénavant utilisés de manière très différente. Cela nous a appris que nous devons être ouverts pour les exigences futures. C’est pourquoi il y a l’aménagement dynamique du parc. Nous attendons d’observer les évolutions dans l’utilisation actuelle du parc. Ainsi nous sommes bien préparés pour l’avenir et pour les changements d’usages potentiels. A cela s’ajoute un conseil consultatif du parc constitué de différents groupes d’utilisateurs et chargé de proposer de nouveaux aménagements[15] .
L’aménagement du parc Gleisdreieck ne saurait donc être finalisé puisqu’il est prévu que celui-ci soit constamment adapté aux demandes et aux besoins des utilisateurs. En facilitant les interactions sociale au sein des espaces urbains, en favorisant « l’ auto-visibilité de la société urbaine » (J. Lévy), c’est un « droit à la ville » (H. Lefebvre) qui est proposé par ces espaces de nature. Henri Lefebvre avait en 1967 pointé le risque d’éclatement social au sein des agglomérations urbaines et regrettait que ces dernières soient de moins en moins animées par la vie urbaine et par ce que Paul Claval désigna comme un « lieu de maximalisation des interactions sociales »[16]. L’exemple du jardin partagé Allmende Kontor et du parc Gleisdreieck témoigne du rôle que les parcs peuvent jouer afin de permettre ce « droit à la ville » et ce « droit à l’individualisation dans la socialisation »[17]. En permettant le développement des interactions sociales, ils favorisent la citadinité et c’est cette nature citadine du parc Gleisdreieck qui a enthousiasmé Marc Augé : « Progressivement, les anciennes oppositions (centre/périphérie, ville/campagne) disparaissent ou évoluent vers de nouveaux rapports. Le monde est de plus en plus urbain, mais la ville change : elle s’étend et devient en même temps plurielle. Berlin a assumé en la matière un rôle d’avant-garde avec la prise en compte de la volonté déclarée de ses habitants de s’approprier les espaces, ces derniers devenant, d’après les dynamiques actuelles, des espaces ouverts. A cet égard, le parc Gleisdreieck revêt un caractère symbolique tant au niveau de la planification urbaine qu’au niveau démocratique »[18].
Si Berlin, réputée « ville verte », fait figure de pionnière dans la valorisation des espaces de nature, la comparaison entre le parc Tiergarten et le parc Gleisdreieck a permis de montrer la diversité des aménagements possibles au sein des parcs urbains. A la nature patrimoniale du Tiergarten, orchestrée par les pouvoirs publics nationaux et locaux et valorisée par les flux touristiques, s’oppose une nature citadine, aménagée en concertation avec les usagers et permettant le « droit à la ville ». L’hypercentre de la métropole berlinoise s’oppose ici aux espaces du reste de l’agglomération. Les espaces de nature que sont les parcs urbains témoignent donc des dynamiques intraurbaines.
Bibliographie :
Franck Debié, Jardins de capitales : une géographie des parcs et jardins publics de Paris, Londres, Vienne et Berlin, Paris, Éditions du CNRS, 192, 295 p.
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, 623 p.
Ingo Kowarik, « Das Besondere der städtischen Vegetation», Schriftenreihe des Deutschen Rates für Landespflege, n° 61, 1992, pp.33-47.
Jens Lachmund, Greening Berlin: The Co-Production of Science, Politics, and Urban Nature, Cambridge, MIT Press, 2013, 320 p.
Bruno Latour, Les Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie ?, Paris, La découverte, 2005, 383 p.
Henri Lefebvre, Le Droit à la ville, Paris, Anthropos, 2009
[1967], 135 p.
[1] Jonathan Gaquère a soutenu en mars 2018 sa thèse intitulée Les natures du Tiergarten de Berlin», sous la direction de P. Picouet et de J. Vaillant. Cet article reprend certains points de ses recherches.
[2] Jens Lachmund, Greening Berlin: The Co-Production of Science, Politics, and Urban Nature, Cambridge, MIT Press, 2013, 320 p.
[3] Franck Debié, Jardins de capitales : une géographie des parcs et jardins publics de Paris, Londres, Vienne et Berlin, Paris, Éditions du CNRS, 1992, p. 179.
[4] Franck Debié F., Jardins de capitales, op. cit.,1992, p. 20.
[5] . Ibid.
[6] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, 623 p.
[7] Bruno Latour, Les Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie ?, Paris, La découverte, 2005, 383 p.
[8] Le concept de nature prend ici le sens d’un aménagement d’éléments biophysiques.
[9] Olivier Lazzarotti, « Patrimoine » dans Lévy J., Lussault M. (dir.), 2013, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2013, p. 748
[11] Senatsverwaltung für Stadtentwicklung und Umwelt (Département du Sénat pour le développement urbain et l’environnement), 2013, Der Park am Gleidreieck. Idee, Geschichte, Entwicklung und Umsetzung (le parc à Gleisdreieck. Idée, histoire, développement et réalisation), Medialis Offsetdruck, p. 82.
[12] Ibid., p. 85
[13] Ibid., p. 75
[14] Entretien réalisé le 20 juillet 2016.
[15] Lichtenstein A, Mamelli F., 2015, Gleisdreick. Parklife Berlin, Bielefeld, p. 134-135.
[16] P. Claval, 1981, La Logique des villes, Paris, Broché, 633 p.
[17] Lefebvre H., 2009 [1967], Le droit à la ville, Paris, Anthropos, p. 125.
[18] Augé M., (préface), dans Lichtenstein A, Mamelli F., 2015, Gleisdreick. Parklife Berlin, Bielefeld, p. 8.