Économiste au Département de la Recherche du Fonds monétaire international (FMI), Benjamin Carton a travaillé au ministère français des Finances, de 2005 à 2007, sur la coordination des politiques macro-économiques en Europe. Chercheur au sein du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) puis au CEPREMAP de 2007 à 2016, il y a travaillé sur les politiques mises en œuvre en Europe durant toute la période 2008-2015, période durant laquelle la difficulté de certains pays à refinancer leur dette a mis en péril la zone Euro et où la coordination des politiques entre la France et l’Allemagne s’est avérée particulièrement nécessaire. Au sein du Département de la Recherche du FMI, il participe aujourd’hui aux prévisions sur l’économie mondiale et à l’analyse des politiques budgétaires qui sont menées dans les principaux pays (États-Unis, zone Euro, Canada, Royaume-Uni, Chine, etc.).
Entretien réalisé par Xavier de Glowczewski, président de l’association Réseau Abibac
Xavier de Glowczewski : Benjamin Carton, pouvez-vous nous exposer votre vision du franco-allemand ? En tant que chercheur au FMI, diriez-vous qu’il existe véritablement une perception à l’étranger d’un « couple franco-allemand » ou tout au moins d’une relation particulière franco-allemande ?
Benjamin Carton : Je dirais que le lien très fort entre la France et l’Allemagne est, du point de vue des institutions internationales, une évidence. Mais il faut avoir conscience, ce qui n’est pas forcément le cas des Européens, que la focale que l’on utilise pour étudier les politiques en Europe est d’emblée celle de la zone Euro ou de l’Union Européenne. On va d’abord s’intéresser à ce niveau-là puis ensuite, dans un deuxième temps, regarder ce qui se passe au niveau de chaque pays. La revue annuelle des politiques économiques dont chaque pays membre bénéficie (que nous appelons « Article IV » car c’est cet article des statuts du FMI qui en institue le principe) existe aussi pour la zone Euro dans son ensemble, à laquelle participent la Banque centrale européenne et la Commission européenne.
Il y a donc une sorte de renversement de perspective. En Europe, on pense d’abord au niveau national, et ce dernier est ensuite intégré dans un champ européen : les institutions internationales font l’inverse, d’une certaine manière. Elles partent d’emblée de l’européen et ensuite, se posent la question de la déclinaison au niveau des pays. La première surprise que j’ai eue en arrivant au FMI, c’était de voir à quel point le niveau européen était non seulement important mais quelque part premier sur les niveaux nationaux. Cela n’exclut pas que les études spécifiques soient conduites sur chaque pays européen, indépendamment des autres, mais la perspective est souvent similaire, c’est-à-dire que la création du marché commun et de la monnaie unique nécessite de penser toutes les politiques à cette échelle-là. Bien entendu, à l’échelle de la zone Euro, l’Allemagne et la France pèsent de tout leur poids.
Il est aussi frappant que, lorsque l’on parle de la relation entre la France et l’Allemagne, c’est pour évoquer non pas une uniformisation du politique mais un rapprochement substantiel des préoccupations de la politique économique dans les deux pays. L’exemple le plus important, c’est évidemment la façon de taxer les entreprises. En effet, les entreprises peuvent très facilement bouger d’un pays à un autre ; et quand bien même les hommes ne bougeraient pas, il n’en reste pas moins que les marques, le capital, et notamment ce qu’on appelle le capital intangible (e.g. les brevets, la connaissance accumulée…) peuvent parfaitement être localisés dans un pays ou un autre, et dans ce cas les revenus associés à cette valeur seront taxés dans le pays en question, selon l’organisation de l’entreprise. Or la convergence entre les deux pays se repère dans le fait que ni la France ni l’Allemagne ne vont jouer les « paradis fiscaux », comme ont pu le faire ou peuvent encore le faire a contrario l’Irlande, le Luxembourg ou les Pays-Bas par exemple.
Le premier élément fondamental, c’est donc d’essayer de penser l’intégration de la taxation aux entreprises : on dispose d’un très grand nombre de travaux sur le sujet, qui montrent que l’échelon pertinent est celui de l’Union Européenne ou de la zone Euro. L’exemple le plus significatif, c’est la société Apple : américaine dans ses statuts, cette entreprise est domiciliée en Irlande ; la quasi-totalité des profits d’Apple sont donc déclarés en Irlande, avec un taux de taxe aux entreprises négocié entre Apple et le gouvernement irlandais à un niveau que la décence m’interdit ici de préciser… Mais enfin, ce taux est inférieur à 1%. Par conséquent, cela aboutit à des flux financiers extrêmement importants entre les pays, et permet une évasion fiscale majeure. Mais ce problème ne peut être d’emblée compris qu’au niveau européen. La France et l’Allemagne sont aujourd’hui toutes les deux confrontées à un manque à gagner fiscal : ce ne sont donc pas les politiques nationales qui sont à considérer mais véritablement la question de la coordination, d’une certaine forme d’uniformisation. C’est l’un des points sur lesquels le FMI travaille, sans rien imposer parce qu’évidemment cela ne relève pas de ses compétences directes, mais en faisant la publicité des défauts que peut occasionner un système ou un autre.
X. de G. : Pensez-vous que sur cette question cruciale, celle de l’évasion fiscale, la France ou l’Allemagne – voire la France et l’Allemagne – peuvent effectivement peser pour modifier la donne ?
B.C. : C’est évidemment une perspective majeure : à partir du moment où la France et l’Allemagne opèreront un rapprochement de leur fiscalité, une fois calculée la base (le taux, les montants, les déductions, les exemptions, etc.), il sera beaucoup plus facile dans un deuxième temps de proposer ce système à un plus grand nombre de pays – quoique cela ne résoudra pas le problème des pays que l’on sait être des passagers clandestins, et qu’il restera à convaincre de l’importance d’une telle coordination. Mais si cela ne passe pas d’abord par une entente franco-allemande, dans la mesure où ces deux pays sont les deux grandes économies de la zone Euro, cela sera très difficile à appliquer à l’ensemble des pays. En réalité, le franco-allemand est un formidable laboratoire de l’harmonisation, car les deux pays sont très différents. L’exemple bancaire est à cet égard très éclairant. En effet, toute la difficulté de l’harmonisation de la réglementation et de la supervision du système financier vient du fait que l’histoire monétaire et financière des deux pays est très différente : en France, il existe principalement de grosses banques universelles tandis qu’en Allemagne, il existe des banques plus petites, au niveau des Länder, qui font moins d’opérations de marché.
X. de G. : Quand on regarde l’histoire franco-allemande depuis 40 ans, on s’aperçoit que bien souvent les hommes politiques français entendent mener leur propre politique économique, mais qu’ils sont assez rapidement rattrapés par un principe de réalité. Ainsi Valéry Giscard d’Estaing, à la suite de la crise, s’est-il rapproché de la politique économique de la RFA. Même cas de figure pour François Mitterrand qui, au début de son premier septennat, avait commencé par dérouler sa propre politique économique, avant de se rapprocher de la RFA en maintenant la France dans le SME – ce qu’on a pu appeler « le tournant de la rigueur ». Les présidences suivantes ont fini par se rallier à une certaine forme d’orthodoxie budgétaire, si l’on peut employer cette expression. Pensez-vous que cela sera également le cas d’Emmanuel Macron ?
B.C. : Avant de répondre précisément à cette question, je voudrais reprendre une perspective historique, parce que ce que vous proposez-là, comme une sorte de peinture sur 40 ans de relations économiques franco-allemandes, est indissociablement lié au problème fondamental européen : à savoir le régime de change entre les monnaies. Je prêche pour ma paroisse, mais il me semble que c’est leproblème économique fondamental. L’essentiel de la construction européenne, je dirais la clé de voûte, c’est le problème monétaire : aucun pays européen, dans quelque système que ce soit, n’est autonome ou indépendant économiquement.
Cela dépasse bien entendu les questions économiques : la construction européenne a pour partie réglé le problème territorial, on ne se fait plus la guerre ; mais le territoire européen continue à exister et la question des migrations demeure, Union européenne ou pas. Du point de vue économique, le problème n’est pas de ne pas se faire la guerre : il s’agit de se donner les moyens de peser dans le monde, d’avoir par exemple une politique commerciale, de développer le marché commun, et donc les échanges au sein de cette grande zone européenne. Et une fois qu’on favorise les échanges au sein de cette grande zone européenne, la question est de savoir dans quelle monnaie se font ces échanges : quel est le prix d’un bien produit en Allemagne par rapport à un bien produit en France, par exemple. Si le taux de change est trop volatil, les échanges sont faussés, et les gains à l’intégration commerciale remis en cause. Ainsi, lorsque qu’au début des années 1970, les États-Unis ont mis fin au système de Bretton Woods (i.e. ont mis fin à la convertibilité du dollar en or et au système de change fixe, ndlr), les Européens se sont rapidement mis d’accord pour mettre en place un régime monétaire plus stable. Or il n’y a que trois régimes monétaires possibles : soit on laisse les monnaies fluctuer ; soit on stabilise les taux de change ; soit on adopte la monnaie unique. Dans le cas de l’Europe, le couple franco-allemand a été le moteur de l’adoption du serpent monétaire européen, puis du système monétaire européen – vous avez rappelé à juste titre l’action de Valéry Giscard d’Estaing et de François Mitterrand et de leurs homologues allemands en la matière ; et ensuite, le projet de monnaie unique a été mis en place. Voilà donc une suite de prises de positions où le moteur franco-allemand a été absolument décisif. C’est un point essentiel, que je tiens à souligner : il a véritablement été décisif car il s’agit là du nœud du problème économique européen.
X. de G. : Certes ; et pourtant aujourd’hui, le problème monétaire ne demeure-t-il pas ?
B.C. : Et j’en arrive à répondre à votre question : oui il demeure, mais sous une forme différente. On a acté qu’il y avait une monnaie unique, puis on s’est rendu compte qu’elle n’avait pas les institutions nécessaires pour fonctionner correctement. On a donc renforcé le caractère institutionnel, en instituant notamment le fonds européen de stabilité, ou encore en faisant en sorte que les banques soient régulées et supervisées au niveau européen et non au niveau national. Ce furent des avancées majeures. Mais si le système financier européen a été rafistolé, il faudrait maintenant faire un pas de plus… Là évidemment, la question est de savoir quels seront les femmes et les hommes politiques qui voudront endosser cette tâche compliquée : à savoir la défense d’un projet tout à fait fondamental pour l’avenir de l’Europe, mais qui, d’un point de vue national, n’est pas considéré comme pertinent mais peut-être un peu trop technocratique. Le président Macron a pris des initiatives, mais la question est loin d’être réglée puisqu’à l’heure où nous parlons, Mme Merkel est de son côté en pleine discussion pour former son gouvernement.
X. de G. : Vous avez évoqué tout à l’heure la question migratoire : en France comme en Allemagne, on sait combien cette question s’est posée avec une acuité particulière lors des dernières élections Même si l’on peut penser que le FMI ne s’occupe pas directement des migrations, s’est-il penché sur cette question, d’un point de vue économique ?
B.C. : Il y a un lien extrêmement important entre migrations et économie ; on peut l’envisager de différentes façons. Premièrement, du point de vue du pays d’accueil, on sait que la question migratoire peut être source d’inquiétude : les migrants peuvent parfois être vus comme venant concurrencer le travail non qualifié dans le pays d’accueil, ce qui peut conduire à des situations sociales difficilement tenables. On sait que cette perception a nourri le vote en faveur du Brexit au Royaume-Uni, l’un des éléments-clés de la campagne s’étant joué sur la question migratoire – alors que celle-ci était interne à l’Europe, il faut le souligner : il ne s’agissait pas directement de migrants provenant de pays en guerre. Deuxième remarque, la perception du « migrant » est aux Etats-Unis radicalement différente de celle d’un Français ou d’un Allemand : aux États-Unis en effet, la question de l’aide sociale ne se pose pas ; il n’y en a pas, ce qui n’est pas le cas en France ou en Allemagne. Enfin, il faut rappeler que l’essentiel des migrations, en Europe ou dans le monde, sont des migrations transitoires.
On peut aussi changer de perspective : les migrations génèrent par ailleurs un flux financier vers le pays d’origine. On peut ainsi prendre un certain nombre d’exemples de pays qui ne survivraient pas sans ces apports financiers, notamment l’Arménie : les flux financiers des migrants y représentent 15% de la richesse nationale. Le pays vit littéralement grâce aux migrations : cela permet de financer une consommation décente, mais aussi des investissements dans le pays. C’est là un regard particulier, j’en conviens, puisque ce point de vue est purement financier ; mais il est fondamental.
X. de G. : Quant à l’impact économique du million de Syriens accueillis en Allemagne, ce qui a provoqué un vif débat, quelle est votre analyse ?
B.C. : Nous avons regardé cela avec attention au FMI ; il n’y a pas de certitudes à ce stade, il est encore trop tôt. L’intégration sur le marché du travail se fait de façon très progressive : la question qui se pose sur le fait que les migrants s’installent définitivement en Allemagne est encore en suspens. Du point de vue allemand, la difficulté essentielle tient en effet au financement du système social et des retraites, l’Allemagne étant un pays qui vieillit vite, où la population en âge de travailler décroit structurellement ; c’est un point extrêmement important, ce qui n’est pas du tout le cas en France. Le point de vue quant à l’apport migratoire pour la main d’œuvre est donc structurellement différent dans les deux pays.
S’agissant des migrants syriens, le FMI ne fait pas de bilan mais formule un certain nombre de recommandations assez classiques, qui, d’un point de vue européen, peuvent apparaître un peu provocatrices : il s’agit de faire de l’immigration une opportunité – c’est ce que tout un chacun fait généralement lorsqu’il est confronté à une difficulté imprévue : la perte d’un emploi par exemple peut être l’opportunité d’inventer une vie à laquelle on n’aurait pas réfléchi sans cela. Or en l’espèce, pour l’essentiel, l’immigration ne fut pas choisie : s’il n’y avait pas eu la guerre en Syrie, aucun migrant ne serait venu en Allemagne ; c’est évidemment à la suite du drame syrien que l’Allemagne a décidé d’en faire une opportunité, en accueillant les migrants d’une part, et en leur favorisant l’accès au marché du travail d’autre part. Cela signifie leur permettre de parler la langue, les former, et faire en sorte que le marché du travail leur permette de trouver un emploi. N’oublions pas que ceux partis de Syrie avaient des ressources : ce sont des travailleurs qualifiés qui sont partis de Syrie. Mais leurs qualifications ne sont pas celles qui rentrent dans les grilles d’un pays comme l’Allemagne. Un ingénieur français, lui, va très facilement pouvoir travailler en Allemagne, et trouver un emploi tout aussi bien, voire mieux payé qu’en France. Mais un ingénieur syrien n’a pas forcément le même type de diplôme, donc c’est plus compliqué. Cela est vrai aussi pour des médecins, des infirmiers, un chaudronnier, donc énormément de métiers qualifiés mais pas forcément reconnus par nos standards européens. Il convient donc de faire en sorte qu’on puisse les intégrer le plus rapidement possible sur le marché du travail, en créant notamment des passerelles entre les qualifications qu’ils ont obtenues en Syrie et les qualifications non pas identiques, mais comparables, en Allemagne.
X. de G. : J’aimerais si vous le voulez bien terminer notre entretien sur une note plus personnelle. Quel message voudriez-vous faire passer aux jeunes qui aujourd’hui sont en Abibac et ont fait le choix du franco-allemand ?
B.C : Première chose : « le monde est vaste et le monde est beau ». Les horreurs que l’on peut voir dans les journaux et à la télévision ne reflètent pas l’état du monde. Il y a des choses incroyables à faire partout, et donc plus tôt vous aurez l’occasion de voyager, mieux ce sera pour votre vie personnelle, pour la connaissance de vous-même, voire pour les opportunités professionnelles, si c’est un point important pour vous. Voyagez, et voyagez très tôt ! Ensuite, n’imaginez pas que votre vie est déjà tracée à partir de ce que vous connaissez. Car le monde, lorsqu’on a 17-18 ans et que l’on est en fin de lycée, que l’on vit dans sa région d’origine et son milieu familial, ce monde est très loin de la réalité du monde. Donc voyez grand, voyez loin, et cela vous apportera beaucoup…