Après avoir travaillé à la chaire d’études sur la France et les pays francophones à l’Université de Dresde, Claire Demesmay a rejoint le Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Elle est aujourd’hui directrice du programme sur les relations franco-allemandes de la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP) à Berlin. La DGAP et l’Ifri ont créé en 2007, avec le soutien de la Fondation Robert Bosch, un programme de jeunes leaders nommé « Dialogue d’avenir franco-allemand ».
Entretien réalisé par Jonathan Gaquère, directeur de publication de la Revue Abibac
Jonathan Gaquère : Vous avez créé en 2007 « Dialogue d’avenir », un programme de formation à destination de jeunes actifs et doctorants. Quel bilan tirez-vous après 10 ans d’existence ? Quel regard portez-vous sur la coopération franco-allemande en terme de formation ?
Claire Demesmay : L’idée derrière le Dialogue d’avenir franco-allemand, c’est qu’il est toujours nécessaire de créer et d’entretenir des liens étroits entre les futurs décideurs de nos deux pays. Français et Allemands ayant depuis des années une image globalement positive les uns des autres, cela peut paraître paradoxal. Une telle image est pourtant loin de signifier qu’ils se connaissent bien. En réalité, nous avons tendance à projeter les uns sur les autres nos propres schémas, sans toujours comprendre en quoi ceux du pays partenaire sont différents, ou légitimes. Cela vaut dans tous les domaines de coopération, qu’il s’agisse de la politique, du monde de l’entreprise ou encore de l’éducation. Les malentendus qui en résultent se transforment vite en tensions. Or ils pourraient être évités avec un meilleur apprentissage interculturel.
Aujourd’hui, il ne s’agit bien sûr plus, comme il y a cinquante ou soixante ans, d’apaiser les tensions issues de la guerre, de déconstruire le mythe des ennemis héréditaires. Grâce au travail acharné de passeurs comme Alfred Grosser, la réconciliation est désormais achevée. Il nous reste en revanche à apprendre à faire bouger les lignes, et je dirais même à accepter de faire bouger les lignes qui sont ancrées dans des lectures nationales du monde. Les paradigmes nationaux ne sont pas un problème en soi, ils peuvent au contraire être une richesse, mais à condition de reconnaître qu’ils sont une manière parmi d’autres de voir les choses, et que d’autres manières sont tout aussi légitimes. Autrement dit, nous avons tout à gagner à sortir de notre confort intellectuel pour penser l’avenir. A chaque rencontre du Dialogue d’avenir, je suis frappée de constater à quel point Français et Allemands savent faire jouer les complémentarités entre les deux cultures nationales, pour faire émerger des solutions innovantes, pour sortir des sentiers battus. En ce sens, ces rencontres sont le laboratoire d’une coopération franco-allemande idéale.
J.G.: L’Allemagne vient de connaître une période électorale. Quels principaux enseignements tirez-vous des élections législatives ?
C.D. : Les élections du Bundestag ont mis en lumière deux tendances à première vue contradictoires : d’une part, la recherche de stabilité d’une partie importante de la population allemande, qui est plutôt satisfaite de la situation actuelle, ou en tout cas préfère qu’elle ne change pas outre mesure ; de l’autre, le rejet de la classe politique traditionnelle par une minorité non négligeable, qui s’est traduit en septembre dernier par les bons résultats de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), un parti né de la contestation de la politique de l’Euro, qui tire aujourd’hui son succès des peurs suscitées par l’arrivée de plus d’un million de réfugiés depuis 2015.
La campagne électorale a été d’un ennui remarquable. Les partis politiques établis, en particulier les deux partis traditionnels que sont l’Union chrétienne-démocrate (CDU) et le Parti social-démocrate (SPD), ont non seulement évité les sujets qui fâchent, mais étaient aussi en accord sur de nombreux sujets. Et puis, contrairement à l’élection présidentielle en France, il a très peu été question d’Europe dans cette campagne électorale. Je pense que les stratèges des grands partis ont fait le pari qu’il valait mieux ménager les citoyens plutôt que de parler de problèmes pourtant bien réels. Et de fait, on a bien conscience en Allemagne que le pays s’en sort plutôt bien, alors même que l’Europe est traversée par de nombreuses crises, qu’il s’agisse du conflit en Ukraine, des privations de libertés en Pologne ou encore des attaques terroristes dans plusieurs pays européens, dont la France. Sans même parler des problèmes de chômage et de pauvreté que connaissent en particulier les pays du Sud de l’Europe. Bien que le score de la CDU ait été historiquement faible, Angela Merkel reste une figure rassurante, perçue comme celle qui a su protéger l’Allemagne dans un monde globalement dangereux.
Cela étant, l’Allemagne n’est pas non plus un pays de Bisounours. L’élection législative a montré qu’une partie de la population ne se reconnaît pas dans cette offre politique qui se veut rassurante et table avant tout sur la continuité. Ici, comme partout ailleurs en Europe, de nombreux citoyens ont exprimé leur rejet, leur colère ou leurs peurs en votant pour le parti populiste et extrémiste qu’est l’AfD. Cet électorat est loin d’être marginal, et c’est un phénomène nouveau en Allemagne : il représente 12,6% des voix dans l’ensemble du pays et même est arrivé en tête en Saxe, dans l’Est du pays – là où l’AfD a d’ailleurs fait ses meilleurs résultats. Comme l’électorat du Front national en France, il s’agit de citoyens de la « périphérie », qui se sentent exclus, rejettent le système en place et sont tentés par le repli nationaliste.
J.G.: L’AfD est-elle amenée à jouer en Allemagne le même rôle que le Front National en France ?
C.D. : En partie, mais en partie seulement. Comme le Front national en France, l’AfD a désormais une influence incontestable sur la vie politique allemande, puisqu’elle inscrit ses sujets de prédilection à l’agenda politique et contraint ainsi les autres partis à se positionner. On l’a très bien vu durant la campagne électorale, où la politique d’asile, et plus largement la politique d’immigration et d’intégration, a été l’un des thèmes les plus discutés. Or, la question est au cœur des revendications de l’AfD : ses attaques violentes de la politique d’accueil des réfugiés expliquent en grande partie son succès. En retour, ses bons scores dans les sondages ont conduit certains responsables des partis traditionnels à durcir le ton sur les questions migratoires. C’est dans ce contexte que s’explique l’insistance de l’Union chrétienne-sociale (CSU), le parti frère de la CDU en Bavière, pour un plafonnement annuel du nombre de nouveaux demandeurs d’asile – et son succès à imposer sa volonté à la CDU d’Angela Merkel, qui pourtant s’y opposait.
Au-delà de ces similarités, la démocratie allemande obéit, comme d’ailleurs chaque Etat européen, à des règles particulières. Au cœur du processus de décision se trouve la recherche de compromis par les partenaires de coalition – au cours de la prochaine législature, celle-ci devrait être composée de quatre partis très différents. L’AfD sera certes présente au Bundestag et participera donc à la vie parlementaire, mais elle ne pourra bloquer aucune des décisions du gouvernement de coalition. Aujourd’hui, la question est en réalité de savoir si les partis établis sauront résister à moyen et long termes aux sirènes du populisme ou, au contraire, céderont à la tentation de la surenchère pour tenter de reprendre des voix à l’AfD. Ce parti est encore jeune et il est trop tôt pour connaître le positionnement des autres partis. J’espère pour ma part qu’ils sauront tirer les leçons de la longue expérience de la France en la matière et comprendront qu’ils n’ont rien à gagner à se laisser intimider par l’AfD et à en copier les revendications.
J.G.: Le résultat des élections législatives est-il une bonne ou une mauvaise nouvelle pour la construction européenne et plus particulièrement pour les relations franco-allemandes ?
C.D. : Comme souvent, le diable est dans les détails. Les partis amenés à former un gouvernement de coalition ont tous, sans exception, un positionnement pro-européen ; tous considèrent que l’Union européenne est le cadre d’action naturel de l’Allemagne et sont en faveur de la construction européenne ainsi que de la coopération franco-allemande. Et l’AfD, malgré sa présence au Bundestag, ne peut entraver la politique européenne du gouvernement. C’est la bonne nouvelle de cette élection. En même temps, lorsqu’on se penche de façon plus précise sur les dossiers européens, on voit très vite d’importantes divergences au sein même de la coalition. L’exemple le plus flagrant est celui de l’avenir de la zone euro. Aucun des partis en question ne remet certes en cause son existence, mais certains – comme les Verts – appellent à plus d’intégration, selon le principe de solidarité entre les Etats-membres, alors que d’autres – comme le parti libéral (FDP) – refusent au contraire toute nouvelle forme de mutualisation pour défendre les seuls intérêts de l’Allemagne, et visent plus ou moins le statu quo.
La position du futur gouvernement n’est pas encore tranchée et il reste donc des marges de manœuvre, mais on voit d’ores et déjà que dans ces conditions, une politique d’intégration ambitieuse pour l’Union européenne, et notamment pour la zone euro – telle que la France la conçoit depuis l’élection d’Emmanuel Macron – est loin d’aller de soi. Cela étant, certains sujets pourraient être plus propices à la construction européenne que d’autres, comme la politique de sécurité et défense, ou encore la politique d’immigration. Sur ce point, la répartition des postes entre les partenaires de coalition sera déterminante, en particulier en ce qui concerne les ministères des Finances, des Affaires étrangères et de la Défense. Mais quels que soient ces choix, ainsi que les positions du futur gouvernement allemand sur les questions européennes, Paris devra se montrer persuasif, car Berlin est hésitant. Or, sans l’Allemagne, aucune impulsion nouvelle n’est aujourd’hui possible en Europe.
J.G.: Quel accueil les propositions d’E. Macron au niveau européen ont-elles reçu en Allemagne ? Ont-elles été présentes dans le débat politique ?
C.D. : De façon générale, la campagne électorale française a été très suivie en Allemagne du fait de la polarisation politique à laquelle elle a donné lieu. Pour le dire de façon schématique, l’ensemble de la classe politique, à l’exception de l’AfD, tremblait à l’idée que Marine Le Pen puisse l’emporter et remettre en question le projet d’intégration européenne. Cela a été l’inverse pour Emmanuel Macron, perçu comme le candidat le plus à même de faire obstacle au Front national, mais aussi comme un réformateur et un Européen convaincu. Son programme de réformes socio-économiques, parce qu’il correspondait à des attentes anciennes, l’a doté d’une aura extrêmement positive.
Depuis l’élection présidentielle, cet enthousiasme s’est estompé. Le président français continue certes à fasciner un certain nombre d’intellectuels allemands pour son volontarisme européen, et conserve une image positive au sein de la classe politique. Encore une fois, cela s’explique en grande partie par son approche réformatrice. Ses propositions sur la politique européenne, en revanche, n’ont eu jusqu’à aujourd’hui qu’un écho limité sur le plan politique. Il faut dire que depuis l’élection législative en Allemagne, les partis politiques sont mobilisés par les négociations de coalition gouvernementale et ne veulent prendre aucun risque pouvant fragiliser leur position. Au-delà de cet aspect conjoncturel, les propositions d’Emmanuel Macron, notamment sur la monnaie unique, font grincer des dents à droite. Au FDP et dans une partie de la CDU/CSU, on considère que créer un budget de la zone euro reviendrait à envoyer un signal négatif aux Etats membres, qui n’auraient plus d’incitation à réformer et à réduire leurs dépenses. De même, l’idée de lancer des conventions démocratiques pour débattre de l’avenir de l’Europe ne convainc pas vraiment outre-Rhin : alors que l’AfD, qui a des positions très critiques sur la politique européenne, vient d’entrer au Bundestag, l’idée de parler d’Europe n’apparaît pas comme une priorité.
J.G.: Compte tenu de l’expérience d’A. Merkel qui en est à son quatrième président français, la relation n’est-elle pas de fait déséquilibrée avec E. Macron, malgré les efforts de ce dernier pour impulser de nouvelles dynamiques européennes ?
C.D. : Le déséquilibre entre la France et l’Allemagne, qui n’est pas récent, pourrait s’estomper avec l’élection d’Emmanuel Macron. Bien sûr, Angela Merkel dispose d’une longue expérience à la tête de l’Allemagne comme sur la scène européenne. Elle est respectée, influente et connaît parfaitement les rouages des négociations à Bruxelles. De plus, elle dirige un pays à l’économie solide et qui a son mot à dire sur les questions internationales. Tout cela continuera à conforter sa position dans les prochaines années. D’un autre côté, Emmanuel Macron a lui aussi des atouts. Contrairement à la chancelière, il n’a pas à ménager un quelconque partenaire de coalition : son parti dispose de la majorité absolue à l’Assemblée nationale et, en tant que président de la République, il a des pouvoirs très étendus. A cela s’ajoute qu’il est le vainqueur incontesté de l’élection présidentielle et a battu le Front national, alors que le nouveau gouvernement allemand sera issu de longues et difficiles négociations, et que l’Allemagne voit pour la première fois siéger au Bundestag un groupe parlementaire représentant un parti d’extrême droite. Et pour finir, le président français a un programme de réforme pour la France et l’Union européenne, qu’il a décliné en tant que candidat, alors que la campagne électorale en Allemagne n’a pas permis de dégager de projet.
Est-ce que cela suffira à relancer la machine franco-allemande et, pour le président français, à convaincre le gouvernement allemand de soutenir ses propositions en matière de politique européenne ? Il est encore trop tôt pour le dire. Comme toujours, la réponse dépend de la volonté politique de part et d’autre du Rhin. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’en ayant formulé des propositions concrètes sur l’Europe, Paris s’est placé dans une position offensive. La balle est maintenant dans le camp de Berlin : une fois constitué, le gouvernement allemand n’aura d’autre choix que de répondre et de se positionner à son tour sur le sujet.
J.G.: Comment voyez-vous dans les années à venir les relations franco-allemandes ? Quels seront les grands enjeux à venir tant au niveau bilatéral qu’au niveau européen et international ?
C.D. : L’Union européenne est aujourd’hui fragilisée, profondément divisée sur les politiques à mener, tentée dans certaines régions par les replis nationalistes, qui vont jusqu’à la scission dans le cas du Brexit. Dans ce contexte, la France et l’Allemagne ont un rôle central à jouer. En s’appuyant sur leur longue expérience des compromis européens et en utilisant leur réseau de concertation, inégalé pour une relation bilatérale, elles doivent prendre l’initiative et faire à leurs partenaires des propositions qui soient à la hauteur des enjeux. Cela implique, d’une part, de renforcer la cohésion de l’Union en interne et de la doter de capacités financières, mais aussi de moyens pour une politique éducative et de l’innovation ambitieuse ; d’autre part, de renforcer la capacité des Européens à agir dans leur environnement, notamment dans le domaine de la défense, de l’immigration, de l’énergie et de l’environnement. La tâche est immense et exige d’associer ceux des partenaires européens qui le souhaitent. Avec eux, Français et Allemands doivent saisir la fenêtre d’opportunité qui est ouverte…jusqu’à l’élection du Parlement européen en 2019.