Entretien avec Jerôme Vaillant. L’Allemagne et l’Europe

Professeur émérite de civilisation allemande contemporaine de l’Université de Lille SHS et directeur de la revue Allemagne d’aujourd’hui (Lille), il participe aujourd’hui à l’expertise sur l’Allemagne pour des publications en ligne telles que The conversation (France) et Atlantico ainsi que pour des stations de radio telles que France culture, Rfi, Deutsch Welle, etc.

Entretien réalisé par Jonathan Gaquère, directeur de publication de la Revue Abibac

Jonathan Gaquère : Alors que le spectre d’une sortie de l’Italie de la zone euro a été agité, certains craignent que ce ne soit en définitive l’Allemagne, lassée par les divergences économiques avec ses partenaires européens, qui décide de sortir de la zone euro. Quelle crédibilité accordez-vous à ce dernier scénario ?

J’ai lu récemment une opinion qui allait dans ce sens sous la plume de Jean-Marie Silvestre. Ma réaction a été de penser que cette partie de l’ « élite intellectuelle française » qui ne supporte pas que la France ne soit pas la première économie européenne et doive composer avec l’Allemagne était frappée de paranoïa. Ce genre d’argument, étayé sur rien, est le produit de pures conjectures. C’est, à mes yeux, un fantasme. D’un côté on affirme que l’Allemagne n’aurait plus besoin de l’Europe pour affirmer sa puissance, d’un autre on dit que c’est elle qui profite le plus de l’Union européenne et de l’Euro. Il faut bien comprendre que derrière ce type de scénario construit de façon purement artificielle se cache l’idée que l’Allemagne cacherait son jeu, chercherait à s’émanciper de l’Europe pour affirmer seule sa puissance hégémonique dans le monde. Il faut recommander à ces « esprits forts » de lire les rapports des instituts de recherche économique allemands et les discours de la chancelière qui affirme l’inverse : c’est l’Europe qui permet à l’Allemagne d’être forte. A moins bien sûr qu’A. Merkel ne soit une menteuse machiavélique !

J. G. : La presse française a souligné le décalage entre l’élan politique qu’E. Macron souhaitait insuffler avec sa vision de l’Europe et ses propositions de réforme de la zone euro et la tiédeur avec laquelle elles ont été accueillies par A. Merkel. Partagez-vous cette analyse ? Peut-on observer un consensus en Allemagne autour de la position européenne d’A. Merkel ou peut-on remarquer des positions plus favorables ou plus réservées au sujet de l’Europe ? En quoi la nouvelle composition du gouvernement allemand limite-t-il la marge de manœuvre de la chancelière ?

J. V. : La chancelière vient de répondre au président français avec la prudence qui lui est propre. Mais elle fait ce qu’elle n’a cessé de dire depuis des mois, à savoir qu’il fallait soutenir l’initiative de refondation de l’Europe portée par lui avec l’idée que celle-ci comporte davantage de souveraineté européenne. Mais il est vrai qu’à la vision et au catalogue de mesures envisagées par la France pour cette relance de l’Europe, la chancelière répond par une politique des petits pas qui paraissent encore insuffisants. L’Allemagne accepte le principe d’un budget d’investissements dans la zone euro qui répond, sinon en volume, du moins dans son principe à l’idée développée par E. Macron d’une péréquation financière entre États sur le modèle de ce qui existe entre les Länder au sein de la fédération allemande. C’est un premier pas prometteur. L’Allemagne est d’accord pour que l’Eurozone dispose de son propre fonds monétaire et progresse sur la voie de l’Union bancaire.

On commet l’erreur en France de voir se profiler un échec potentiel pour E. Macron dès l’instant que son projet ne serait pas adopté à 100% par l’Allemagne alors qu’entre l’Allemagne et la France il ne peut y avoir qu’un compromis –  en l’occurrence amendable, d’ici le sommet de Bruxelles de fin juin et au-delà. C’est d’ailleurs en ce sens que s’était exprimé E. Macron lors de l’émission de G. Delay consacrée sur France 3 au bilan de sa première année de mandat.

Il n’est par ailleurs pas douteux que la chancelière est elle-même, dans son propre camp, à la recherche du compromis acceptable pour son partenaire social-démocrate, pour son parti frère, la CSU, mais aussi pour son propre parti, la CDU qui rechigne à poursuivre actuellement l’intégration européenne.  La CDU est partagée entre deux visions de l’Europe, une vision orthodoxe qui l’empêche de s’adapter au nom de la stabilité monétaire aux crises que connaît l’Europe et une vision plus souple, défendue par exemple par le Deutsches Institut für wirtschaftliche Forschung (DIW) dont le président poussait la chancelière à répondre favorablement à l’initiative d’E. Macron. Le débat entre économistes dans la FAZ est à cet égard représentatif : 154 économistes y mettent en garde le 21 mai la chancelière contre les dangers de celle-ci et aussitôt on écrit en France qu’ils disent « Nein » à la réforme de l’UE mais ils sont contredits le lendemain par d’autres économistes qui ne partagent pas leurs craintes. On cite volontiers en France le nouveau ministre fédéral des Finances, Olaf Scholz, qui s’opposerait à la politique d’E. Macron quand celui-ci ne cesse pourtant d’affirmer que tôt ou tard tous les membres de l’UE adopteront l’Euro !

J. G. : Les élites politiques et économiques françaises présentent souvent l’Allemagne comme un modèle à suivre. Comment expliquez-vous la récurrence de cette comparaison ? Est-elle selon vous pertinente ?

J. V. : Tant que la France n’aura pas réussi à réduire le décalage économique qu’ont laissé filer les présidents qui ont précédé E. Macron, l’Allemagne y sera autant présentée comme un modèle à suivre que comme un repoussoir. A donner l’Allemagne en exemple, Sarkozy avait réussi à faire exécrer l’Allemagne aux Français à qui on rebattait les oreilles en en montrant les failles ouvertes par la précarité. Mais c’est aussi une question récurrente entre deux pays voisins qui ne cessent d’être des rivaux parce qu’ils sont les deux premières puissances économiques de l’Union européenne, avec des modèles voisins mais aussi des cultures politiques et économiques différentes. Ce qui reste encourageant, c’est ce que la chancelière a déclaré lors de la remise du Prix Charlemagne à E. Macron à Aix-la-Chapelle le 10 mai dernier : « Nous avons des cultures politiques différentes, nous abordons les thèmes européens souvent à partir d’orientations différentes, mais nous parlons et écoutons l’autre et finalement nous trouvons des chemins communs. »  Il faut connaître les différences mais ne pas les mettre en avant pour faire échouer d’avance un projet commun. Enfin il ne faut pas oublier que si on attend en Europe des initiatives du couple franco-allemand, les deux pays ne sont pas seuls et doivent compter avec 25 autres pays qu’il leur faut convaincre et entraîner dans une situation globalement difficile en Europe (crise migratoire) et dans le monde, les deux grandes puissances Etats-Unis et Russie semblant n’avoir de cesse que d’affaiblir l’Union européenne en tâchant de la diviser. Preuve s’il en est que ce n’est de moins d’Europe que nous avons besoin, mais de plus d’Europe et de plus d’unité face aux autres.

 J. G. : En tant qu’universitaire et directeur de la revue Allemagne d’aujourd’hui, quel regard portez-vous sur la coopération universitaire entre la France et l’Allemagne ? Quelles évolutions souhaiteriez-vous voir mises en œuvre ?

J. V. : Je trouve que les évolutions actuellement en cours sont prometteuses grâce en particulier à la mise en place d’universités européennes, comme celles du Grand-Est avec celles de Bade-Wurtemberg ou le projet associant Berlin, Bologne, Cracovie, Leuven, Madrid et Panthéon-Sorbonne à Paris. On dépasse là le niveau purement franco-allemand pour œuvrer à un réel espace universitaire européen du supérieur et de la recherche par la coopération concrète sur le terrain.

Il faut faire une place particulière à l’initiative du président français qui a permis de revenir sur les effets mortifères de la suppression des classes bilingues en France tant il est vrai qu’il faut encourager le développement des classes européennes et abi-bacs pour relancer la coopération franco-allemande au service de l’Europe. Mais cela mériterait encore un autre développement.