Territorialité et gentrification à Berlin : approche géohistorique

Par Sebastian Jung[1],

Berlin a changé. Ce leitmotiv des germanistes français tout comme des Berlinois eux-mêmes fait écho à des complaintes qui résonnent de toutes les métropoles du monde, a fortiori de tous les lieux de tourisme. Qualifiées de boboïsation de ce côté du Rhin, de gentrification (Gentrifizierung ou Verdrängungsprozess dans certaines versions germanisantes) ou de disneylandisation, elles décrivent des processus différents, qui se croisent et s’enchevêtrent et qui au fond décrivent un phénomène d’expropriation, qu’il soit matériel ou symbolique, dont découlent des phénomènes d’identification et de distinction sociales et spatiales.[2]

« La gentrification désigne une forme particulière d’embourgeoisement qui concerne les quartiers populaires et passe par la transformation de l’habitat, voire de l’espace public et des commerces. Cette notion s’insère dans le champ de la ségrégation sociale et implique un changement dans la division sociale de l’espace intra-urbain, qui passe aussi par sa transformation physique. À l’origine, gentrification est un néologisme anglais inventé en 1964 par Ruth Glass, sociologue marxiste, à propos de Londres. Le mot est composé à partir de gentry, terme qui renvoie à la petite noblesse terrienne en Angleterre, mais aussi, plus généralement, à la bonne société, aux gens bien nés, dans un sens péjoratif. Ce nouveau mot a donc à l’origine un sens critique par rapport au processus qu’il désigne. »[3]

Avec le slogan « arm aber sexy », la ville de Berlin se mettait elle-même en scène à la fin des années 2000 comme un espace des possibles. Une pauvreté réelle dans le cadre national, mais qui à l’échelle de la ville et du Land était assumée, comme le décrivait il y a 15 ans Boris Grésillon dans Berlin, métropole culturelle : la politique culturelle volontariste des acteurs publics était à l’origine d’un processus d’anoblissement de certains espaces urbains et d’une manière plus générale d’une transformation de la morphologie urbaine, réalisée en grande partie par des acteurs privés dans une logique marchande.[4]

15 ans plus tard Airbnb est dans toutes les bouches. Alors que la ville /le Land connaît un taux de pauvreté au-dessus de la moyenne nationale et que le rêve d’un cluster des startup se fait attendre, les investissements immobiliers étrangers affluent. Qu’ils soient bavarois, européens ou de fonds de pensions internationaux, pour les résidents la distance joue peu. Les années de luttes pour le lieu emblématique « Tacheles » ont caché des multitudes de micro-luttes, squats par Wohngemeinschaft, Kommune par usines ou aéroports désaffectés.

Si l’étude de la gentrification à Berlin a un sens, c’est moins pour en décrire un processus général et abstrait visible dans toutes les métropoles du monde, c’est-à-dire une vision du haut vers le bas, que par les réactions spatiales multiples venant du bas. Si Berlin est encore un haut lieu du débat de la gentrification (comme l’ont démontré récemment les débats autour de Andrej Holm, spécialiste de la gentrification à Berlin, étiqueté à gauche et écarté de la Humboldt Universität pour des liens avec la Stasi dans sa jeunesse[5]), c’est moins par le processus en lui-même, intimement lié à la mondialisation, que par la territorialité berlinoise. Ce que la géographie française qualifierait d’habiter.

Trois territoires de Berlin se prêtent en particulier à cette analyse, qui ne se confondent que très imparfaitement avec les divisions administratives des Bezirke et dont la dénomination dans l’usage courant traduit aujourd’hui encore la territorialité (illustrations 1) : Prenzlauerberg (Bezirk Pankow), où la gentrification est achevée depuis la fin des années 2000, Kreuzberg, et en particulier la partie Est longtemps dé »signée par son code postal S036, où la gentrification est en cours d’achèvement (Bezirk Friedrichshain-Kreuzberg) et la partie nord du Bezirk Neukölln, touché par la gentrification depuis les années 2010. Mais cette délimitation est elle-même le fruit d’une ancienne dénomination administrative, avant la réforme établissant 12 arrondissements en 2001. L’espace vécu (gelebter Raum) est davantage celui des quartiers (Kiez), généralement centrés autour d’une place ou d’une rue centrale dont ils portent le nom à l’exemple du Wrangelkiez ou Gräfekiez à Kreuzberg (l’illustration 2a reprend en partie cette dénomination en établissant un zonage que l’espace vécu ne connaît pas), que la ville tente de zoner et de gérer à travers les Bezirksregionen (ill. 2b).

Illustrations 1 : Anciens et nouveaux Bezirke de Berlin Source : http://www.wikipedia.de

1a Les Bezirke de 1920 à 2001                     

  1b Les Bezirke depuis la réforme de 2001

Illustrations 2 : Deux dénominations pour des territoires infra-administratifs. Source : http://www.berlin.de

2a Geschäftsstraßen in Kreuzberg                        

2b  Les Bezirksregionen administratives                         

Une telle étude s’inscrit naturellement dans le programme de géographie de la classe de première  centré autour des dynamiques des territoires dans la mondialisation (que ce soit à travers le thème de la compréhension des territoires de proximité, aménager et développer le territoire ou l’Europe dans le monde). Elle se prête aussi à une approche transdisciplinaire avec les cours d’Allemand, tant la gentrification est devenu un sujet de « civilisation allemande » invitant à une étude pour l’Abitur (Sachthema), que ce soit à travers l’étude de films (à titre d’exemple hambourgeois : Fatih Akin, Soul Kitchen), de romans portant sur Berlin (Comme Jan Peter Bremer, Der amerikanische Investor ; Inger-Maria Mahlke, Rechnung offen ; Juliane Beer, Kreuzkölln Superprovisorium ou encore Florian Scheibe, Kollisionen), de court-métrages (comme celui de Hans Weingartner, Der Gefährder sur l’histoire de Andrey Holm) ou de documentaires (comme Rosa von Praunheim, Überleben in Neukölln), sans même évoquer la multitude d’articles de presse, d’expositions d’art (dont de street art) ou de musiques évoquant ce thème.[6]

Une multitude d’approches possibles

L’ampleur du thème et de ses enjeux, de la bibliographie et des angles possibles, la multitude des approches envisageables par des collègues connaissant et visitant régulièrement Berlin avec leurs élèves rendrait caduque une proposition didactique sur un sujet que chaque enseignant saura s’approprier suivant les entrées qui l’intéressent.  Et des angles il y en a : partir de localisation des voitures incendiées (Stichwort : brennende Autos Berlin), de manifestations (Stichwort : Demos Gentrification Berlin), du Street Art, d’articles du quotidien berlinois Tagesspiegel ou de sites collectifs d’habitants, les entrées en la matière sont multiples. Tout autant les exemples de rénovations et réhabilitations contestées, d’aménagements remis en cause (comme Media Spree), de débats locaux autour de l’usage d’un lieu (à l’exemple du trafic de drogue dans le Görlitzer Park). Tout est spatialisé et spatialisable, à l’exemple du tube du groupe de Hambourg aujourd’hui dissout Wir sind Helden, « Denkmal », écrit et composé lors d’une résidence à Kreuzberg, et qui a priori semble bien éloigné de la gentrification quant à son thème : l’amour.

Illustration 3 : Wir sind Helden (Jean-Michel Tourestte), Denkmal, 2004

Illustration 4 :  Skizze des Liedes Denkmal

Legende

Die Geschichte spielt in einem Stadtviertel Das Stadtviertel ist nicht reich (üppig). Blick des Autors
                                                   
Das Denkmal      
„Sie“: Die neuen reichen Einwohner   Die Sängerin will das Denkmal zerstören

L’activité de compréhension linguistique (reposant un exercice cartographique simple) à compléter par les élèves et transcrite en termes spatiaux inscrit pourtant clairement la chanson dans le cadre de la gentrification, c’est-à-dire ici d’une expropriation symbolique rattachée ici au thème de la relation amoureuse.

Au fond, toutes les entrées induisent la question géographique première : Warum hier und nicht dort (pourquoi ici et pas ailleurs)?

Une approche notionnelle par la géohistoire

Ce n’est par conséquent pas par des exemples et des études de cas possibles, mais plutôt par une approche notionnelle que nous souhaitons aborder la question, afin qu’elle puisse servir de trame conceptuelle aux collègues enseignants en discipline non linguistique allemand. Deux processus sont placés au cœur de la réflexion (ill.5), à savoir la territorialité et la gentrification, dont le contact est au cœur des conflits. Les collègues n’auront aucun mal à trouver des documents contemporains sur l’aspect droit du schéma heuristique et qui au fond répondent à un processus qui n’est pas bien différent à Berlin qu’à Paris, Madrid, Londres ou Barcelone. C’est sur la partie gauche, consacrée à la territorialité, spécifiquement berlinoise (ou pour être plus précise spécifique à chaque Kiez), que nous allons nous pencher.

Illustration 5 : Die Gentrification im Spannungsfeld der lokalen Territorialitäten

Les trois espaces envisagés font historiquement partie du Berlin rouge, qui lors de la seconde  élection législative en 1932 plaçait le KPD devant le NSDAP, talonné de peu par le SPD : avec 25% des suffrages à Berlin, le parti nazi était loin de représenter une force majoritaire. Le patrimoine urbain témoigne aujourd’hui encore de ce passé ouvrier, comme la Heeresbäckerei à Kreuzberg, la Kulturfabrik à Prenzlauerberg et la multitude de Mietskasernen aujourd’hui encore visibles. Ils furent aussi les moins touchés par les destructions de la Seconde Guerre mondiale : « l’année zéro » ne fut pas celle de Prenzlauerberg, détruit à 10%, ou de Kreuzberg, détruit à 40%, en comparaison de Mitte (60%) ou de Tiergarten (50%). Une chance qui dans la frénésie de la reconstruction d’après-guerre devint un handicap : alors qu’à l’Est la Karl Marx Allee ou la Alexanderplatz jouirent d’une reconstruction à neuf, Prenzlauerberg ne fut pas touché par la réhabilitation. Du côté Ouest, le S036, la partie orientale de Kreuzberg se trouvait à la périphérie non seulement de Berlin Ouest, mais du rideau de fer à une plus petite échelle, c’est-à-dire un angle mort de l’aménagement urbain durant les années 1950-1970. Rien d’étonnant à ce que ces deux périphéries deviennent à partir des années 1970 des espaces de contestation, à l’Est comme à l’Ouest.

Rien d’étonnant non plus à ce que Prenzlauerberg abrite les églises protestantes au cœur de la révolution pacifique de 1989.[7] Kreuzberg devint quant à lui le refuge des jeunes ouest-allemands fuyant le service militaire en RFA (Berlin étant régi par un statut international, les Berlinois n’effectuaient pas à partir de 1955 de Wehrdienst) avant de se transformer en lieu de la contestation politique, visible lors des manifestation du 30 avril/1er mai avec ses échauffourées annuelles entre punk/alternatifs aujourd’hui qualifiés de black blocks et la police visible surtout à travers le Street Art, importé des Etats-Unis dans les années 1980 (ill. 7b). Dans ces périphéries de la guerre froide, la territorialisation fut avant tout celle des habitants. Die Wende, le tournant de 1990-1991, la réunification et la disparition d’une frontière, tout comme la victoire d’une pensée marchande et de la mondialisation, sonnèrent le glas d’une vie de quartier.

Illustration 7 a: La Hufelandstrasse N° 3 à Prenzlauerberg, 1987 et fin des années 2000.
Sources : http://www.tagesspiegel.de/mediacenter/fotostrecken/berlin/die-hufelandstrasse-1987-und-heute/1948284.html?p1948284=14#image et http://www.geo.de/GEO/fotografie/fotogalerien/65648.html  

Illustration 7b : Les Street Art, expression de la contestation et de la patrimonialisation à Berlin Kollectiv Orangotango « Berlin not for sale » (2014). Source : https://www.goethe.de/de/kul/mol/20930664.html

En reprenant le thème du monopoly, l’œuvre s’oppose à la marchandisation de Berlin. Mais les collectifs d’artistes qui marquent aujourd’hui encore les rues de Kreuzberg (autour notamment de Reclaim your City) n’ont pu empêcher l’ouverture du musée Urban Contemporary Art à Schöneberg en septembre 2017 consacré au Street Art, expression ultime d’un processus de patrimonialisation de leur art, que les « Street Art tour » avaient entamée depuis une dizaine d’années.

Vingt ans après la chute du mur, l’affiche électorale de 2009 de Hans-Christian Ströbele, ancien avocat de la RAF et député des verts du Bundestag entre 1985 et 1987 et de 1998 à 2017 témoigne de cette culture politique particulière, qui marque encore la territorialité de ces quartiers.

Illustration 8 : Affiche électorale de Hans Christian Ströbele (Die Grünen), 2009. Source : stroebele-online.de (consulté le 6 septembre 2017).  

A côté de Marx, assis sur un nuage, toute la panoplie de la contestation (le mouvement antinucléaire, la lutte contre la spéculation financière, la gentrification et l’homophobie, l’antifascisme) dans une ambiance familiale qui rappelle celle des Straßenfeste (les fêtes de rues) de Kreuzberg, autre symbole s’il en est de la territorialité des Kieze berlinois

Conclusion

Un survol géohistorique de l’histoire de ces trois quartiers éclaire cette territorialité de ces Kieze au cœur d’une contestation tant sociale qu’identitaire (au sens le plus local du terme) depuis maintenant deux décennies. Si la gentrification fait autant débat à Berlin c’est évidemment parce que comme ailleurs elle confronte les habitants, économiquement et socialement fragilisés par la mondialisation, à de nouveaux acteurs au capital économique et culturel conséquent. Mais plus qu’ailleurs, ce processus de métropolisation se heurte à des territorialités fortes, ancrées localement, basées sur une histoire et une mémoire longue, ouvrière d’abord, contestataire ensuite parce que située en périphérie durant la guerre froide, avant que la réunification ne place ces espaces au centre et que le processus de gentrification ne s’approprie les expressions culturelles contestataires pour en faire des musées à ciel ouvert.

Dans quelle mesure participons-nous à cette expropriation, demandent certains élèves ? Au fond, ne participons-nous pas, en tant que touristes, à ce processus ? A cette transformation, peut répondre l’enseignant diplomate. A moins de laisser la question en suspens comme une interrogation posée aux citoyens qu’ils sont et que nous sommes.


[1] Sebastian Jung enseigne l’histoire-géographie en section européenne et Abibac au lycée Albert Schweitzer du Raincy dans l’académie de Créteil.

[2] La bibliographie sur la gentrification remplit aujourd’hui des étagères : quelques exemples qui ne prétendent pas à l’exhaustivité : en anglais l’article fondateur de Ruth Glass, « Introduction » in Centre for Urban Studies (dir.), London, aspects of change, Londres, Macgibbon & Kee, 1964, p. XII-XLI ; Neil Smith, The New urban frontier : gentrification and the revanchist city, New York, Routledge, 1996 ;  Loretta Lees, Tom Slater, Elvin K. Wyly, Gentrification, New York, Routledge, 2008 ; en allemand : Hartmut Häußermann, Andrej Holm, Daniela Zunzer, Stadterneuerung in der Berliner Republik. Modernisierung in Berlin-Prenzlauer Berg, Opladen, Leske und Budrich, 2002 ; Andrej Holm, Die Restrukturierung des Raumes. Stadterneuerung der 90er Jahre in Ostberlin. Interessen und Machtverhältnisse, Bielefeld, Transcript Verlag, 2006 ; Andrej Holm, Wir Bleiben Alle! Gentrifizierung – Städtische Konflikte um Aufwertung und Verdrängung, Münster, Unrast-Verlag, 2010 ; en français : Cécile Gintrac, Mathieu Giroud, Villes contestées : pour une géographie critique de l’urbain, Paris, Prairies ordinaires, 2014 ;  Alexis Lebreton, Grégory Mougel, « La gentrification comme articulation entre formes urbaines et globalisation : approche comparative entre Londres et Berlin », in Espaces et sociétés, n°132-133, 2008 ; Elsa Vivant, Eric Charmes, « La gentrification et ses pionniers : le rôle des artistes off en question », in Métropoles, n°3, 2008 ; Neil Smith, « La gentrification généralisée : d’une anomalie locale à la « regénération » urbaine comme stratégie urbaine globale », in C. Bidou-Zachariasen (dir.), Retours en ville,  Paris, Descartes & Cie, 2003,  pp. 45-72.

[3] Anne Clerval, « Gentrification », in http://www.hypergeo.eu/spip.php?article497.

[4] Boris Grésillon, Berlin, Métropole culturelle, Paris, Belin, 2002.

[5] Ralf Schönball, «Brachte die Immobilienbranche»Holm zu Fall?, Der Tagesspiegel, 19 janvier 2017; Anja Kühne, « Das fliegt der Humboldt um die Ohren », Der Tagesspiegel, 21. Janvier 2017.

[6] A titre d’exemples non exhaustifs pour la seule ville de Berlin : Drob Dynamic, « Wir alle sind es leid » ; Protokumpel, « Gentrifiziert eure Mutter » ; T. Wonder, « Plattenbau » ; Die goldenen Zitronen, « Der Investor »; le groupe berlinois de death et trash métal, « Gentrification Berlin », a fait de ce processus non seulement l’objet de ses morceaux (en anglais), mais aussi de son nom.

[7] Florian Henckel von Donnersmarck situe d’ailleurs dans la Hufelandstrasse à Prenzlauerberg l’histoire de La Vie des Autres.

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