Professeur de géographie à l’université d’Aix–Marseille, chercheur associé au Centre Marc Bloch et à l´université Humboldt (chaire de géographie sociale et culturelle), Boris Grésillon a récemment publié Géographie de l’art. Ville et création artistique (Economica – Anthropos, Paris, 2014). Vous pouvez retrouver ses analyses sur son blog : https://www.liberation.fr/auteur/5351-boris-gresillon
Entretien réalisé par Jonathan Gaquère, directeur de publication de la Revue Abibac
Jonathan Gaquère : La géographie et la musique semblent de prime abord éloignées. Quelles sont selon vous les relations entre la géographie et la musique ?
Pendant très longtemps, la géographie ignorait la musique. Science de la terre et des paysages, la géographie n’avait pas à se préoccuper des arts. Mais avec l’avènement de la postmodernité dans les années 1980 / 1990, tout est devenu sujet à analyse, et la géographie s’est mise à s’intéresser à l’environnement, à la politique, aux religions, à la culture et à la musique. Dans quels sens ? Tout d’abord dans un sens ethnogéographique : il s’agit d’étudier telle tradition musicale de telle communauté dans telle région du monde. Dans les années 2000, les géographes Claire Guiu (2007) et Yves Raibaud (2009) ont dirigé des numéros de revue ou des livres pionniers allant dans le sens de l’ethnogéographie de la musique. Ensuite, mais de manière plus exploratoire, la géographie de la musique est mobilisée dans l’étude des villes. Cela peut être par exemple l’étude de la scène des musiques électroniques à Toulouse (Samuel Balti, 2012) ou la façon dont la matière musicale et la matière urbaine interagissent pour faire émerger une ambiance spécifique à tel ou tel quartier (cf. punk à Berlin-Kreuzberg dans les années 1970, Grésillon, 2002). Globalement, les relations entre géographie et musique sont très fécondes et elles sont loin d’avoir été toutes inventoriées.
D’un point de vue… géographique, il est curieux de constater que la plupart des géographes français qui s’intéressent de près à la musique exercent dans les universités du littoral atlantique, à Bordeaux et Nantes notamment. Peut-être qu’une école de la géographie de la musique serait en train de naître à l’Ouest de la France, là où la géographie sociale a toujours été en force ?
J.G. : Vous avez mis en avant en 2002 dans Berlin, métropole culturelle le rôle de la musique dans la métropolité croissante de Berlin. Que pensez-vous aujourd’hui du rôle de la musique dans l’agglomération berlinoise ?
Ce rôle est fondamental. Comment comprendre le Berlin(Ouest) des années 1970 sans le punk et le mouvement « no future », sans Nina Hagen et son premier album rageur enregistré à Berlin-Kreuzberg et sorti en 1978 ? Comment comprendre le Berlin des années 1990 sans la techno ? Comment comprendre le Berlin d’aujourd’hui sans prendre en compte la scène des musiques électroniques, qui structure véritablement la géographie nocturne de Berlin, qui attire des milliers de touristes du monde entier chaque année (non sans tensions avec les habitants) et qui génère une véritable économie ? Ce seul exemple montre bien que tout est lié : l’essor d’une scène musicale réputée (cf. « sound of Berlin »), des retombées importantes pour la ville, notamment en termes d’image, une aura internationale et finalement un caractère métropolitain accru. Mais on pourrait faire la même démonstration avec la musique classique, un secteur où Berlin excelle également : aucune autre ville au monde peut se prévaloir de disposer de trois opéras, neuf orchestres symphoniques, de chefs d’orchestre aussi prestigieux que Daniel Barenboim, Sir Simon Rattle ou Kirill Petrenko, de deux choeurs et orchestres radiophoniques ou encore de 880 chorales professionnelles et amateur ; sans compter la densité des équipements de quartier, type écoles de musique ou conservatoires d’arrondissement. Tout ceci structure profondément la ville et lui permet de retrouver non seulement son statut de métropole culturelle mais aussi son rang de « Weltstadt » (ville-monde), principalement par la culture, plus que par l’économie ou la politique, ce qui est exceptionnel.
J.G. : Un « tournant émotionnel » marque actuellement les sciences sociales et succède au « tournant culturel » des années 1990. Pourriez-vous nous donner des exemples permettant de comprendre ces notions ? Quel regard portez-vous sur cette évolution au sein de la géographie ?
Cette évolution est intéressante et la géographie n’échappe pas à la règle, mais il faut néanmoins garder quelques éléments à l’esprit. D’une part, ces courants nouveaux correspondent aussi à des modes ; ils ne sont pas tous amenés à durer. D’autre part, ces « tournants » récents viennent s’ajouter à d’autres un peu plus anciens, comme le « tournant linguistique » ou le « tournant spatial » (qui nous concerne directement) et ils viennent tous du monde anglo-saxon. Ce sont donc des importations d’un mode de pensée postmoderne plaqué avec plus ou moins de bonheur sur les modes de pensée et les réalités des pays issus d’autres aires culturelles et géographiques, comme les pays latins par exemple. En géographie culturelle, en France, le géographe Paul Claval a joué un rôle clé de passeur entre la « New Cultural Geography » anglo-saxonne et la géographie humaine sensible aux faits de culture. Cela a donné lieu à l’éclosion d’un nouveau courant (la géographie culturelle), une nouvelle revue (Géographie et cultures) et de nouveaux livres et manuels (Claval, 2003). Mais qu’en aurait-il été si la géographie culturelle française s’était nourrie à d’autres sources, si elle avait par exemple plus dialogué avec sa consoeur italienne, très orientée vers la protection du patrimoine, ou avec son homologue germanique, volontiers tournée vers les concepts et la théorie ?
Finalement, on peut retenir du tournant culturel des années 1990-2000 qu’il aura permis d’ouvrir énormément le champ de la géographie humaine à « la culture » entendue au sens large du terme (cf. Claval), c’est-à-dire non seulement au sens classique de productions artistiques, littéraires et esthétiques, mais aussi au sens sociologique (cf. étude des acteurs culturels) et anthropologique de manières de vivre (cf. la « Way of life » des Anglosaxons), de se comporter en société, de parler, de croire (en un dieu par exemple), etc. C’est son principal mérite… et son principal défaut : à force de tout embrasser, la « culture » des géographes culturels finit par se diluer en un grand tout aux contours un peu flou.
Le « tournant émotionnel » des années 2000-2010 ne déroge pas à la règle de départ : il correspond au « emotional turn » des Anglo-Américains, apparu dans les années 1990-2000. Disons tout de suite qu’il n’est pas de même ampleur que le tournant culturel. Autant le tournant culturel a concerné une bonne partie des chercheurs en sciences sociales s’intéressant à la culture, autant le « tournant émotionnel » est beaucoup plus confidentiel. Il n’en est pas moins très intéressant, pour les géographes comme pour les autres chercheurs en sciences sociales. En gros, ce courant revendique de faire une place aux émotions du chercheur dans les analyses de celui-ci. Jusque-là, tous les chercheurs retenaient leurs émotions éprouvées pourtant sur des terrains parfois difficiles (contextes de guerre, de danger, etc.). Par pudeur et par convention, ils ne parlaient jamais de leurs émotions ni de leur ressenti dans leurs travaux scientifiques (sauf quelques ethnologues). Le tournant émotionnel, lui, plaide pour la prise en compte des émotions du chercheur jusques-et y compris dans ses publications, afin de les rendre moins objectives et plus incarnées. En France, la géographe Pauline Guinard porte ce courant, qu’elle a récemment tenté de formaliser (2016) Pour ma part, je plaide aussi pour cette voie, qui se marie parfaitement avec la géographie de l’art telle que je l’envisage (Grésillon, 2014). A partir du moment où, lors d’un concert ou d’un vernissage, on est assailli par une émotion qui change notre regard sur l’oeuvre, sur l’artiste ou sur le contexte culturel urbain, pourquoi la taire ? Pourquoi, au contraire, ne pas tenter de l’intégrer, comme matériau de recherche parmi d’autres, à l’analyse (de tel équipement culturel, ou de tel groupe d’acteurs ou encore de telle ville). Le grand géographe français Marcel Roncayolo, qui vient hélas de nous quitter, n’aurait certainement rien eu contre le fait d’intégrer cette donnée aux « grammaires d’une ville » qu’il savait si bien mobiliser (Roncayolo, 1996).
J.G. : En quoi l’étude géographique de la musique peut-elle permettre de renouveler l’enseignement de la géographie au lycée ? Auriez-vous des pistes de réflexion à suggérer à nos collègues des sections Abibac ?
Je n’irai pas jusqu’à dire que la géographie de la musique peut, à elle seule, renouveler l’enseignement de la géographie au lycée. En revanche, la géographie culturelle dans son ensemble peut le faire. Pour cela, il faut et il suffit que l’enseignant-e ait un peu de temps et qu’il/elle soit sensible aux faits de culture, à l’art sous toutes ses formes et sous toutes ses manifestations géographiques : théâtres, salles de concert, musées, galeries, lieux de culte, cinémas, clubs et discothèques, etc. Avec mes étudiants, je montre que l’entrée culturelle, pour l’étude de la ville, est aussi légitime que les « entrées » classiques de la géographie urbaine : histoire urbaine, démographie, transports et mobilité, économie, etc. Il s’agit donc de la valoriser – en association avec les autres entrées, qui restent indispensables.
L’approche émotionnelle est également intéressante d’un point de vue pédagogique. En association avec l’enseignant-e de français ou de musique, on peut emmener les élèves au théâtre ou au concert, non pas pour « consommer » une pièce mais pour être actifs : dans un carnet de terrain, ils noteront les émotions qu’ils ont ressenti lors de la pièce / du concert, ainsi que l’ambiance dans le hall, la salle de spectacle, au bar. Comment le public leur est-il apparu ? L’ambiance était-elle froide ou chaleureuse, etc. ? Ainsi, les élèves vont petit à petit apprendre à verbaliser leurs émotions.
Pour revenir à la géographie de la musique en Abibac, je suis persuadé qu’il y a là un gisement à exploiter. 1. Par exemple, pour faire comprendre aux élèves les différences culturelles qui existent entre la France et l’Allemagne : pourquoi il existe toujours des nuances entre les grands courants musicaux (cf. rock français / « Krautrock » allemand ; punk-rock français / punk dur allemand ; techno soft française / techno métallique et industrielle allemande, etc…). 2. Comment, dans les grandes villes françaises et allemandes, une véritable scène musicale s’est développée qui renouvelle à la fois la géographie nocturne et touristique des villes en question et la recherche urbaine en géographie-aménagement ?
J.G. : Vous êtes chercheur associé au centre Marc Bloch et à l’université Humboldt de Berlin, quel regard portez-vous sur la coopération universitaire franco-allemande ?
Hormis ces deux vénérables institutions, j’ai également eu la chance de travailler pendant deux ans à l’ambassade de France de Berlin en tant qu’Attaché universitaire. A ce titre, j’étais chargé de promouvoir les relations universitaires entre nos deux pays. Ma première grande surprise a été de constater à quel point ces échanges universitaires (mais aussi scolaires ou de recherche) étaient denses. Le tissu de relations universitaires entre la France et l’Allemagne est unique au monde ! Personne, je crois, n’en a réellement idée. Il n’y a pas une université allemande, si petite soit-elle, qui ne dispose pas d’au moins un programme d’échanges Erasmus avec une université française. Et souvent c’est beaucoup plus ! Idem en ce qui concerne la recherche : il existe de multiples institutions et partenariats entre chercheurs des deux côtés du Rhin.
Le danger ne réside donc pas dans la quantité ni dans la qualité des liens académiques entre les deux pays, mais il réside dans la perte d’influence de leur langue. Le français et plus encore l’allemand, en tant que langues scientifiques et langues pratiquées à l’université, sont en net recul par rapport à l’anglais. Dans ma discipline, la géographie, je constate avec effarement que mes collègues allemands sacrifient leur langue sur l’autel du « globish » – qu’ils maîtrisent au demeurant bien mieux que nous. Cette évolution vers une langue unique me préoccupe beaucoup, car en science sociale, la langue est bien plus qu’un simple véhicule pour la pensée. Elle modèle la pensée elle-même. Ceci est donc un appel : amis et collègues de l’Abibac, surtout continuez à faire vivre haut et fort la langue de Goethe et à le faire savoir de l’autre côté du Rhin ! Empêchez vos élèves de céder trop tôt aux sirènes de l’anglais !
Indications bibliographiques :
– Balti, Samuel, 2012, La territorialisation des musiques amplifiées à Toulouse : lecture renouvelée des dynamiques urbaines, Thèse de dotorat, Toulouse 2
– Claval, Paul, 2003, Géographie culturelle, Paris, Armand Colin
– Grésillon, Boris, 2002, Berlin métropole culturelle, Paris, Belin
– Grésillon, Boris, 2014, Géographie de l’art, Paris, Economica-Anthropos
– Guinard, Pauline et Tratnjek, Bénédicte, 2016, « Géographies, géographes et émotions », in Carnets de géographes, n°9-2016
– Guiu, Claire (dir.), 2007, « Géographie et musique, quelles perspectives ? », numéro spécial de la revue Géographie et cultures, n° 59, mai 2007
– Raibaud, Yves (dir.), 2009, Comment la musique vient au territoire, Pessac, MSHA
– Roncayolo, Marcel, 1996, Les grammaires d’une ville, Paris, Ed. de l’EHES