Entretien mené par Sebastian Jung[1]
En s’intéressant à ces moments de rencontres et d’échanges qui en temps de guerre constituent des transgressions profondes dans l’imaginaire national de l’ennemi, les éditeurs du Fraternisations franco-allemandes en temps de guerre proposent un nouveau regard sur les transferts culturels entre la France et l’Allemagne.[2]
13 contributions, accompagnées d’une préface contextualisant ces recherches et d’une introduction épistémologique, abordent les fraternisations sous un angle transdisciplinaire (histoire sociale ou politique, du genre ou des élites, de l’art, de la philosophie, littéraire ou cinématographique). L’approche globale envisageant toute forme de transgression de l’état déclaré d’ennemi permet ainsi de comparer les fraternisations symétriques (bien connus entre soldats) aux fraternisations asymétriques (soldats-civils, femmes-hommes, occupants-occupés) et ainsi d’interroger au plus près le concept de transfert culturel et en arrière-plan les ressorts et racines d’une amitié franco-allemande déclarée par deux Etats en 1963, qui pourtant firent taire les mémoires de celles et ceux qui en transgressant avaient contribué à poser les premières pierres du franco-allemand.
Les enseignants d’histoire-géographie y trouveront de nouvelles problématiques et des entrées fécondes pour leur programme ; les professeurs d’Allemand une invitation à aborder les fraternisations sous l’angle d’un Sachthema, dont la prolongation historique interroge de nombreux espaces de fraternisation potentiels actuels et dont les arts et les médias se font l’écho.
La Revue Abibac s’est entretenue avec les trois éditeurs de l’ouvrage, Etienne Dubslaff, Paul Maurice et Maude Williams.
Revue Abibac : Vous abordez la question des transferts culturels entre la France et l’Allemagne d’une manière nouvelle, à savoir à travers la question des fraternisations. En quoi est-ce que cette approche permet de combler un manque historiographique ?
Étienne Dubslaff, Paul Maurice, Maude Williams : Jusqu’à maintenant, les travaux de recherche se sont majoritairement concentrés sur les rencontres violentes entre soldats des armées ennemies ou les relations conflictuelles entre occupants et occupés. Il est vrai que depuis quelques années les relations entre ces derniers ont été approfondies de manière plus différenciée. Ainsi, les relations amoureuses, par exemple, sont-elles maintenant prises en compte. Cependant, une part importante des rencontres lors de conflits armés (des guerres napoléoniennes aux conflits contemporains) n’a pas encore fait l’objet de recherches avancées. L’absence d’études sur ce sujet renforce l’idée d’une acceptation de la violence en temps de guerre et passe sous silence les comportements – certes marginaux mais bien réels – qui vont à contre-courant de la pensée nationaliste et belliqueuse dans les différents pays. Cet ouvrage entend donc poser les premiers jalons d’une histoire encore dans l’ombre, celle des réticences face à la guerre et des volontés pacifiques des peuples, même en temps de guerre.
R.A. : Un aspect central de l’ouvrage que vous avez dirigé est celui de la définition. La fraternisation apparaît ainsi en temps de guerre (guerres napoléoniennes, guerre franco-prussienne, Première et Seconde Guerre mondiale) comme « une interaction ou le refus de la violence délibérée entre les acteurs réputés ennemis ». Est-ce à dire que la fraternisation n’est possible qu’en temps de guerre ? Ou, formulé autrement, la guerre est-elle un révélateur, voire un accélérateur de processus que l’on observe par ailleurs ?
E. D., P. M., M. W. : Les fraternisations sont présentes à partir du moment où des tensions apparaissent, ou perdurent, entre deux camps qui se définissent comme ennemis. Les fraternisations sont transgressives par nature, elles vont à contre-courant de la politique officielle et des ordres donnés en temps de guerre. La guerre est alors la forme de tension la plus marquée entre deux pays, où les fraternisations prennent le plus d’ampleur et les formes les plus impressionnantes tant elles sont en complète contradiction avec le comportement attendu de la part des États et des sociétés.
R.A. : L’un des axes majeurs dans le processus de fraternisation est celui de la représentation de l’Autre. Vous expliquez ainsi que c’est la création de représentations communes qui permettent ou favorisent la fraternisation. Voilà un sujet central pour la gestion des conflictualités – passées et actuelles. Par quels moyens ces représentations communes ont-elles pu voir le jour ? En d’autres termes, quelles sont les conditions et les moteurs permettant la création de représentations communes ?
E. D., P. M., M. W. : Ces représentations de l’autre évoluent au cours du conflit. L’expérience commune peut être un liant plus puissant que ne le sont les représentations véhiculées par la propagande manichéenne : les soldats des tranchés lors de la Première Guerre mondiale vivent peu ou prou la même guerre, tandis qu’ils ont bien conscience de l’abîme qui les sépare de leur propre état-major. Autre exemple, les as de l’aviation militaire français et allemands proviennent du même milieu et de classes sociales similaires et partagent le même ethos chevaleresque en dépit, ou justement à cause, des duels aériens qui les opposent. Enfin, les fraternisations prenant la forme de relations intimes entre occupants et populations occupées présupposent un conflit armé. Autrement dit, la guerre est bien un facteur essentiel dans l’élaboration de la représentation de l’Autre.
R.A. : Au lieu de les exclure, vos recherches prennent en compte les relations de violence et de domination (qu’elles soient sociales, de sexe ou nationales). Il s’agit essentiellement des fraternisations entre dominants (soldats) et dominés (civils ou prisonniers). Vous les qualifiez de « fraternisation asymétriques ». C’est donc une toute nouvelle lecture des relations dominants-dominés que vous proposez. En quoi est-ce qu’une relation de domination peut être qualifiée de fraternisation ?
E. D., P. M., M. W. : L’un des apports essentiels de ce recueil est d’avoir cherché à dépasser le schéma classique des relations symétriques entre combattants. Celles-ci sont effectivement asymétriques quand elles lient soldats et civil(e)s. Elles peuvent néanmoins être qualifiées de fraternisations, répréhensibles aux yeux de l’État si ce n’est de la société. Restées longtemps tabou, elles engagent en effet des civil(e)s, dont l’honneur national et la bienséance auraient voulu que les contacts se limitent au strict minimum, sous peine de trahir son camp. Implicitement, « l’arrière » ou les prisonniers de guerre sont appelé à continuer de combattre l’ennemi, ne serait-ce qu’en refusant tout contact superfétatoire.
R.A. : Envisagée ainsi, la fraternisation est un processus complexe, qui relève de l’intime comme du public, de l’assumé comme du caché, du tabou tout comme d’une narration épique. Les contributions relèvent d’ailleurs d’approches très différentes (culturelle, politique ou sociale, littéraire, philosophique ou cinématographique…). Dans ce cadre quelles sources permettent de déceler les fraternisations ? Ou, à l’inverse, permettent de conclure à l’absence de fraternisation ?
E.
D., P. M., M. W. : Les sources qui permettent d’identifier les
fraternisations sont plus nombreuses qu’on ne pourrait le penser. Les périodes
de guerre sont celles qui engendrent le plus de documents car les États et les
armées veulent contrôler leur population et être informés au mieux de ce qui se
passe chez l’ennemi. Ainsi, les rapports de l’armée, de la police, de la
justice, des maires et préfets qui surveillent leur population, sont de
précieux indicateurs. Mais comme vous l’avez mentionné, les fraternisations
font également partie de la sphère privée et on retrouve des traces notamment
dans les lettres, les journaux intimes, les photographies, les films d’amateurs
ou bien encore les chants et poèmes. Ces derniers constituent une partie de
l’expression artistique du vécu de guerre et après le conflit il n’est pas rare
de voir la publication de romans, la sortie de films ou d’autres œuvres
traitant de fraternisations.
[1] Professeur d’histoire-géographie en Abibac au lycée Albert Schweitzer et membre du comité de rédaction de la Révue Abibac.
[2] Paul Maurice, qui coédite l’ouvrage, est membre du comité de rédaction de la Revue Abibac.