Thomas Serrier, professeur à l’Université de Lille, est historien et germaniste, spécialiste des relations germano-polonaises aux XIXe-XXIe siècles, des régions-frontières européennes et d’histoire transnationale des cultures mémorielles en Europe. Il a été professeur invité à l’Université Libre de Berlin et à l’Université européenne Viadrina de Francfort-sur-l’Oder.
Entretien mené par Jonathan Gaquère
Revue Abibac : Après avoir publié avec Etienne François en 2012 Les lieux de mémoire européens à la demande de la Documentation photographique, vous avez récemment coordonné l’ouvrage Europa. Notre histoire rassemblant 149 contributions écrites par 109 auteurs issus des cinq continents. Pouvez-vous nous expliquer la généalogie de cet ouvrage ainsi que les motivations de ce changement de titre ?
Thomas Serrier : Le titre Europa. Notre histoire permettait de ne pas nous adresser uniquement à un public averti et d’élargir le cercle potentiel de nos lecteurs. Nous nous sommes aussi rendus compte que le concept de lieux de mémoire était étroitement lié au contexte national et aux « cercles » de mémoire. Nous avons par exemple eu un débat avec notre auteur et conseiller Włodzimierz Borodziej au sujet de Katyn et du massacre de 20 000 Polonais par le NKVD [police politique soviétique] en 1940. C’est indéniablement un lieu de mémoire pour les Polonais mais qu’aurait-on pu dire aux niveaux français, italien ou portugais sur Katyn ? Cela renvoie aussi à une différence importante avec les lieux de mémoire selon Pierre Nora. Dans sa conception des lieux de mémoire, un élément ne devient lieu de mémoire que s’il est reconnu et pensé comme tel par l’ensemble du territoire national, qui est le territoire de référence. Or, la majorité des lieux de mémoire européens n’entrent pas dans un tel cadre. Tel élément a un espace mémoriel qui s’étend jusqu’aux Pyrénées, tel autre jusqu’au Rhin. Il est très rare qu’un lieu de mémoire européen ait un rayonnement mémoriel correspondant à l’ensemble de l’Europe. C’est le cas pour Auschwitz ou pour Napoléon peut-être mais c’est très rare.
Nous nous sommes ensuite interrogés sur notre légitimité à dire « Notre histoire » en hésitant devant le caractère affirmatif voire militant de la formulation qui nous dérangeait, mais nous avons été soutenus par nos contributeurs étrangers, spécialement non Européens, je pense à Jay Winter, Aki Nishiyama et Felipe Brandi, nos collègues américain, japonais et brésilien, qui se reconnaissaient aussi dans cette expression, car notre approche ouverte correspondait aussi à « leur » Europe : non pas une totalité, fixe, définie par les seuls Européens (qu’il faudrait encore définir !), mais un ensemble historique, situé dans le monde, auxquels « leurs » histoires ont pu participer et qu’ils se sont donc appropriée eux aussi, ne serait-ce que par fragments. Pour nous démarquer de l’Europe en tant qu’Union européenne et en tant que continent, nous avons enfin opté pour « Europa » afin d’associer un côté imaginaire, d’où le choix de ce titre.
Quant à la généalogie de l’ouvrage, il faut l’inscrire dans la continuité de la première publication de la Documentation photographique en 2012. Nous avons été contactés à la fin de l’année 2014 par la maison d’édition les Arènes. Nous avons échangé et le sujet leur a paru intéressant et audacieux. Leur soutien et l’ampleur des moyens qu’ils nous ont apportés ont beaucoup compté. Ensuite, c’est allé très vite puisque nous avons rendu les textes en 2016 pour une publication en 2017.
Si nous sommes allés aussi vite, c’est parce que nous y pensions depuis déjà très longtemps. La publication des Lieux de mémoire en France avec Pierre Nora entre 1984 et 1992 a joué un rôle comme modèle historiographique. Il a révélé qu’il était possible de parler de la France et de la mémoire collective de manière kaléidoscopique à travers une foule d’entrées qui se complètent et qui font résonnance, sans raconter les événements pour eux-mêmes mais en s’interrogeant sur la construction de la mémoire autour de ces événements, ce que Pierre Nora a appelé « la mémoire au second degré ». Ce modèle des lieux de mémoire a été imité au niveau européen dans les années 1990 : en Italie, aux Pays-Bas, en Autriche et surtout en Allemagne. Etienne François, mon coéditeur, a importé en Allemagne – il était alors en poste au Centre Marc Bloch de Berlin – la notion de lieux de mémoire. Il a été le coéditeur en 2001 avec Hagen Schulze des Deutsche Errinerungsorte (les lieux de mémoire allemands) et il s’interrogeait déjà sur la possibilité de transposer cette réflexion au niveau européen.
R.A. : Parmi les pays que vous venez de citer, seuls des Etats de ce qu’on appelle encore l’Europe de l’Ouest apparaissent. Y a-t-il un autre rapport à la mémoire dans les anciens pays d’Europe de l’Est ?
T. S. : Sans aucun doute. Il n’y a pour l’instant à ma connaissance pas d’ouvrage sur les lieux de mémoire polonais ou tchèques ou roumains. Quant aux Sites de la mémoire russe, ils ont été initiés par un slaviste français, Georges Nivat… En revanche, quatre volumes de Lieux de mémoire germano-polonais ont été publiés en allemand et en polonais entre 2011 et 2015. Je connais les collègues car j’ai moi-même contribué au projet. Ils ont tous constaté qu’il y avait une différence avec le modèle initial de Nora car le projet des lieux de mémoire implique un regard critique sur son histoire et surtout sur la manière dont on pratique l’histoire et dont on use de l’histoire. En Europe centrale, où le fait pluriculturel a été si présent, la nécessité de s’ouvrir à une pluralité de perspectives transnationales est encore plus urgente. Cela implique une distance critique par rapport à son « roman » national.
De plus, l’expression « lieux de mémoire » existe déjà dans les pays de l’Est et correspond à des lieux pour lesquels la nation exerce déjà un devoir de mémoire. Typiquement, le concept de lieu de mémoire était déjà préempté en Pologne. Il existait déjà dans l’usage public, mais pour désigner des crimes nazis commis pendant l’occupation ou pour désigner des lieux de la répression communiste et soviétique. Il s’agissait donc davantage de lieux de mémoire au sens de lieux de culte d’une mémoire nationale et patriotique et non pas au sens historiographique.
Il y a également à ma connaissance un projet hongrois des lieux de mémoire. Mais je ne sais pas s’il s’agit d’un projet historiographique semblable à celui de Pierre Nora ou d’un projet destiné à orienter l’opinion publique hongroise.
R.A. : En tant qu’historien, la construction européenne et le fait de pouvoir être européen changent-ils la manière d’analyser son histoire nationale ?
T. S. : Oui. Les décennies de coopération et de dialogue entre Etats ont rendu possible l’intérêt des historiens pour les transferts culturels et pour l’histoire croisée. A partir de là, des manuels communs franco-allemands ou germano-polonais ont pu être réalisés. Ce paradigme de l’histoire croisée traverse l’ensemble des contributions sans qu’Etienne et moi-même l’ayons explicitement souhaité. Mais tous les contributeurs avaient intégré cette dimension à leur réflexion car la manière de faire de l’histoire a changé entre les années 1950 et les années 2000.
Etienne François et moi-même avons d’ailleurs veillé à avoir un équilibre entre les nationalités contribuant à l’ouvrage, ainsi qu’une mixité générationnelle entre jeunes chercheurs et chercheurs plus âgés. Notre collaboration est d’ailleurs à cette image. Cela dit, nous avons construit notre démarche en laissant de côté la dimension politique car plusieurs contributeurs sont russes, l’un est ukrainien, un autre serbe, sans parler des non Européens (Inde, Japon, Sénégal, Australie, Canada, Brésil, Etats-Unis)… Nous ne nous sommes pas limités à l’Union européenne.
R.A. : Le sous-titre de votre ouvrage s’intitule L’héritage européen depuis Homère. Pourquoi cette référence à l’histoire grecque ?
T. S. : A vrai dire, nous ne souhaitions pas nous inscrire dans la continuité du grand récit européen débutant avec Athènes, la démocratie, même si nous avons bien un article sur Homère et un autre sur Athènes, justement. Si ce sous-titre suggère une linéarité, il faut bien comprendre que notre démarche est autre.
Comme le disait Marc Bloch, les questions que nous posons au passé nous sont dictées par notre présent. Nous avons simplement voulu éclairer de manière scientifique les usages de l’histoire dans les débats actuels, où les références à la Grèce ou à la Rome antique sont évidemment légions, mais nous sommes remontés dans certains articles à des périodes antérieures. Par exemple, dans mon article sur la traversée des Alpes, j’ai tenté de démonter le discours européen assimilant les Alpes à une barrière « dépassée depuis tout temps ». Les Alpes sont un espace d’échanges et de communication. Pour démontrer cela, je me suis appuyé sur tout ce qui a pu être dit sur Ötzi, cet homme de plus de 5 000 ans retrouvé momifié en 1991 au fond d’un glacier italien. L’effet mémoriel est important car un musée a été construit autour de cette découverte. Le discours médiatique s’était orienté en 1991 sur les causes de sa présence à une si haute altitude et soulignait les échanges qui existaient déjà à cette époque à travers les Alpes. Il est donc possible de retracer des discours contemporains noués autour d’un objet mémoriel bien plus ancien que l’antiquité grecque.
R.A. : Avez-vous été surpris par les contributions de certains auteurs ?
T. S. : J’ai surtout appris beaucoup de choses en éditant ces 1300 pages. A l’époque, je ne connaissais pas la totalité des auteurs. Il y en a d’ailleurs encore quatre ou cinq que je ne connais pas encore personnellement. Nous avons échangé de manière électronique, sans nous rencontrer directement. Grâce à la fondation Volkswagen, nous avons pu rassembler 79 auteurs, en dehors de tout colloque, uniquement pour parler du projet éditorial autour de l’ouvrage Europa. Notre histoire.
Si nous avons été surpris, c’est peut-être avant tout par la persistance des frontières et l’importance de l’échelle globale. C’est tout d’abord le cas pour la frontière est-ouest. Nous nous sommes interrogés sur cette dimension. Peut-être est-ce dû au choix des auteurs ? Nous avions cependant laissé les contributeurs libres de leur approche. Nous leur avions simplement demandé de réfléchir à la dimension européenne des mémoires et de répondre à la question suivante : les lieux de mémoire européens sont-ils plus qu’une simple addition des lieux de mémoire nationaux sur l’Europe ? La délimitation de sous-ensembles régionaux – comme la distinction Europe de l’Ouest/Europe de l’Est – ne vient donc pas d’une suggestion de notre part mais elle ressort d’un grand nombre d’articles que ce soit sur la Shoah, sur la Seconde Guerre mondiale, sur le communisme bien évidemment, mais aussi sur des articles sur la longue durée comme l’article sur le schisme de 1054 et ses conséquences structurelles de très longue durée, ou des articles plus récents comme sur les migrations. Nous avons rédigé cet ouvrage en 2015 en pleine crise migratoire et tout livre est une publication de son temps. Cela s’est sans doute répercuté sur les questionnements. Nous avons ensuite été surpris par la permanence de la frontière. Outre les différents articles traitant directement de la mémoire du limes, du Mur de Berlin ou du mur d’Adrien, cette thématique revient sans cesse, sans que nous ne l’ayons envisagé comme tel au départ. Cet aspect géographique ne faisait pas partie de nos attentes mais il est omniprésent dans les trois parties. Cela renvoie d’ailleurs aux travaux de Béatrice von Hirchhausen sur les frontières fantômes.
Nous avons enfin été surpris – sans l’être totalement – par l’importance du rapport au Monde qui émerge dans les réflexions sur les mémoires européennes. L’Europe ne peut pas se concevoir en vase clos continental sans interroger le rapport au Monde. Dans les deux premières parties de notre ouvrage, « Présences du passé » et « Les Europe », le rapport au Monde apparaît déjà dans la plupart des articles tandis que, dans la troisième partie intitulée « les mémoires-Monde », nous allons directement au cœur du sujet : quelles sont les traces de l’Europe dans le monde ? Et inversement, quelles sont les traces du Monde en Europe ?
Même les différences régionales en Europe s’expliquent par un rapport différent au Monde, que ce soit l’héritage colonial ou celui de l’émigration vers les Etats-Unis. Il est véritablement impossible de penser l’Europe, ses dénominateurs communs et ses différences, sans évoquer le cadre mondial.
R.A. : Dans votre article sur les frontières, vous vous êtes inscrits dans la continuité de Lucien Febvre qui envisageait les frontières comme des coupures mais aussi comme des coutures. En quoi les frontières européennes sont-elles aujourd’hui des coupures et des coutures ?
T. S. : Dans son livre sur le Rhin, Lucien Febvre utilise à plusieurs reprises cette expression de frontières comme coupure et couture. Le Rhin est effectivement un très bon exemple de mise à distance de l’autre à l’aide de la frontière mais aussi de lieu de rencontres et d’échanges.
J’ai eu beaucoup de mal à écrire mon article sur la frontière. Cela tient au fait que les Européens peinent à avoir une position assumée sur la question frontalière et qu’on ne peut donc plus partir d’un discours dominant clairement identifiable. Le flou et l’ambivalence dominent sur cette question et il y a actuellement une coexistence de modèles et de références contradictoires. Les Européens restent, d’une part, attachés à l’ouverture des frontières mais on observe d’autre part un retour des frontières, pour des raisons qui ont d’ailleurs souvent un lien avec des espaces extra-européens. La réintroduction du contrôle frontalier à Vintimille entre la France et l’Italie n’était pas due à la volonté de contrôler les ressortissants italiens… Le Brexit est lui aussi, du moins en partie, une réponse à la crise migratoire qui s’est cristallisée à Calais.
Entre un discours européen très axé sur l’ouverture des frontières et l’acceptation d’une fermeture progressive, l’Europe d’aujourd’hui est en quelque sorte un Janus aux deux visages. J’ai donc tenté dans mon article d’interroger la filiation de ces deux discours sur la longue durée en remontant notamment aux discours de Victor Hugo, de Coudenhove Kalergi ou de Jean Monnet.
R.A. : Vous avez écrit à la fin de votre article que « la frontière de l’Europe, c’est la libre-circulation ». Qu’entendez-vous par là ?
T. S. : La liberté de circulation me semble être la condition sine qua non de l’Europe. Si on met fin à cette libre circulation, on met fin à l’Europe. Mais je ne me place pas dans le sans-frontiérisme, dans l’utopie d’une disparition totale des frontières. Les discours sans-frontiéristes existent mais les frontières persistent entre les Etats et notamment dans les mémoires.
R.A. : Quelques mots sur vous maintenant… Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à l’Allemagne et à l’Europe ?
T. S. : Ma mère est allemande, mon père, français, était assez germanophile, mon beau-père un juif allemand ayant refait sa vie en France. Par mon héritage familial, j’ai donc été en contact tôt avec l’Allemagne mais ma fascination pour l’Allemagne a d’abord été littéraire quand j’ai découvert certains auteurs allemands. J’ai notamment dévoré Günter Grass lorsque j’étais lycéen. Cela a joué un rôle dans mon intérêt pour la Pologne car il est né à Dantzig, devenu aujourd’hui Gdańsk.
Mais ce qui a joué un rôle central, c’est mon appartenance à la génération des bacheliers qui passèrent le bac en 1989. J’ai été – comme beaucoup – attiré par cette ouverture vers l’Europe de l’Est alors même que ma famille ne m’avait pas orienté vers cet espace. Mes voyages en Pologne, en Russie et en Tchécoslovaquie au tout début des années 1990 ont été des expériences fascinantes. Le « moment » 1989 – ainsi que les années qui suivirent – a beaucoup compté pour moi.
Nous nous sommes d’ailleurs souvent demandé avec Etienne [François] si nous ne surinterprétions pas l’importance de 1989. Mais les débats actuels sur la persistance des différences Est-Ouest existent toujours. Il est donc logique que nous les ayons retrouvées dans notre livre.
R.A. : Nos élèves d’Abibac se posent des questions sur leur orientation. Vous avez enseigné à l’Université européenne Viadrina de Francfort-sur-l’Oder. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est l’université européenne Viadrina ?
T. S. : C’est une petite université de 6 000 étudiants. L’université européenne Viadrina a ouvert en 1991, après l’ouverture du Rideau de fer et l’établissement d’un réel dialogue germano-polonais. Un effort conséquent d’enseignement croisé a été réalisé. L’objectif était de promouvoir la diversité et la connaissance mutuelle au sein de la population étudiante pour dépasser les clivages nationaux de part et d’autre de l’Oder. Viadrina signifie « de l’Oder » en latin. L’université réunit donc dans son nom la dimension européenne et la dimension locale. Il s’agissait – et s’agit toujours – d’un laboratoire.