L’Abibac, une interculture

par Susanne Geiling -Hassnaoui[1]

Le 31 mai 1994, les gouvernements français et allemand signent à Mulhouse un accord relatif à la délivrance simultanée du baccalauréat français et de la Allgemeine Hochschulreife (Abitur), son équivalentallemand. Ils y déclarent être

« […] animés d’une volonté commune de continuer à promouvoir la coopéra­tion culturelle entre la République française et la République fédérale d’Alle­magne, d’approfondir et de renforcer les relations étroites, notamment dans le domaine éducatif par des actions visant à l’interpénétration du système scolaire de chacun des deux Etats […] » (Accord de Mulhouse, 1994).

La France et l’Allemagne créent ainsi la section Abibac et confirment dans le domaine éducatif leur rôle de précurseur dans la construction européenne, déjà exprimé par la signature du traité de l’Elysée le 22 janvier 1962[2] qui vise à éduquer les Français et les Allemands à la tolérance par la meilleure connaissance de l’autre.  Les deux gouvernements y reconnaissent l’importance de la connaissance de la langue du partenaire et souhaitent « ac­célérer l’adoption des dispositions concernant l’équivalence des périodes de scolarité, des examens, des titres et diplômes universitaires » (ibid.). La création de la section Abibac en 1994 confirme alors le rapprochement des deux nations[3] : l’Abibac est une mesure phare du développementde l’enseignement de la langue et de la civilisation du pays partenaire. La valeur symbolique de la section va encore plus loin : la France et l’Allemagne déclarent conjointement être « convaincu[e]s d’apporter […] une contribution importante à la coopération et à l’intégration européennes » (Accord de Mulhouse).

Expérimenté à partir de 1992 dans deux lycées français, le lycée Châteaubriand à Rennes et le lycée Pape Clément à Pessac, six autres sections Abibac ouvrent en 1994 et 1995 en France, respectivement à Châlons-en-Champagne, Dijon, Lyon, Orléans, Saverne et Wissembourg. En 2003, on compte 21 sections en France[4]. Un plan de relance de la langue du partenaire, présenté à Sarrebruck le 12 novembre 2004, prévoit d’étendre le dispositif Abibac à toutes les académies françaises et, en Allemagne, à tous les Länder pour la rentrée 2007[5]. L’ouverture des sections s’accélère : En septembre 2013, 78 établissements français, dont cinq situés en Allemagne, sont dotés de sections Abibac, pour atteindre le chiffre de 89 en 2019[6].

L’approche franco-allemande est ainsi avant-coureur dans l’éducation inter­culturelle en Europe. Elle est fondée dans ses débuts sur un concept politique et sur une notion de culture nationale : la section Abibac n’est alors pas le résultat d’un concept didactique appliqué à la coopération franco-allemande, mais une expérimentation didactique née de la volonté politique de rapprocher deux peuples. Cette expérimentation sert ensuite comme modèle pour d’autres concepts européens : depuis 2010 existent les sections Esabac et Bachibac, basées sur des accords avec l’Espagne et l’Italie. Mais l’Abibac se distingue des nouveaux double-diplômes franco-italien et franco-espagnol à plusieurs niveaux : selon les textes en vigueur en 2015, les sections Bachi- et Esabac disposent de moins d’heures d’enseignement de langue et de littérature, visent le niveau de langue B2 du CECRL (l’Abibac vise le niveau C1 dans les compétences de compréhension), avec une obligation de lecture de deux œuvres seulement. L’approche littéraire choisie est également différente : tandis que l’Abibac, conforme aux exigences allemandes, privilégie l’étude approfondie des œuvres, les deux sections de langues latines préconisent une approche basée sur l’histoire littéraire à travers de corpus de lecture, comme dans l’enseignement du français en France.

Les différences entre les sections binationales attestent le statut particulier du couple franco-allemand et se montrent surtout dans les références du programme et dans le fonctionnement du jury : pour la mise en œuvre du programme, seuls les professeurs en Abibac sont invités à consulter les textes-cadre du pays partenaire. En outre, le président du jury de l’Abitur en France est mandaté par les autorités allemandes tandis que pour les sections Bachi- et Esabac, on évoque simplement la possibilité de consultations ou d’observations d’un représentant du pays partenaire.

Un aspect particulièrement passionnant de la section est le fait d’être une ‘création’ interculturelle construite par deux Etats (ce qui se reflète bien évidemment déjà dans le néologisme Abibac): ce sont l’interaction de deux traditions éducatives très différentes et leur synergie qui développent des potentialités nouvelles. Des exigences institutionnelles et des pratiques d’enseignement sont transférées[7] d’un pays à l’autre. L’Abibac constitue un « nouvel espace de communication et de coopération commun, dynamique et avec ses propres règles » : une interculture[8].

Les différences entre les tradi­tions et systèmes éducatifs en France et en Allemagne s’expliquent par deux concepts fondamentalement différents. Tandis que le concept français de ‘civilisation’ résume les « sujets de fierté de la nation, les progrès de l’Occident et de l’humanité en général »[9] et « peut se rapporter à des faits politiques, économiques, religieux, techniques, moraux et sociaux » (ibid., 13), la notion de ‘culture’, primordiale en Allemagne, « désigne essentiellement des données intellectuelles, artistiques, reli­gieuses » (ibid.). Selon Norbert Elias, cet antagonisme s’explique par le développement différent des deux Etats-Nations. La France, unifiée et centralisée depuis des siècles, possède un sentiment national fort qui est accompagné par la conviction de posséder une civilisation ‘en avance’ par rapport aux autres. L’Allemagne connait une unification tardive et recherche son identité nationale. L’importance de la culture et la valorisation des différences de groupes expriment la « conscience d’une nation obligée de se demander continuellement en quoi existe son caractère spécifique » (ibid., 16).

Cette dichotomie se reflète dans les objectifs éducatifs et dans les programmes des deux pays, ainsi que dans les méthodes et les styles d’enseignement. La formation scolaire allemande se fond sur le concept de Bildung qui englobe aussi bien l’idée de la formation que de l’éducation. Ce concept, « impossible [à] traduire en français […] dans toute sa densité »[10], trouve ses origines dans la volonté d’une libération individuelle par l’instruction et s’inscrit dans le fédéralisme allemand : à l’intérieur des petits Etats allemands, la possibilité de se cultiver était un espace de liberté pour les sujets, elle unit les hommes en dépassant les frontières étatiques et forme une base culturelle du futur Etat-Nation : se cultiver « était le chemin de la libération individuelle des contraintes inhérentes aux petits Etats provinciaux [où] les pasteurs, les poètes et les philosophes ont bel et bien créé l’espace culturel de la nation, avant toute unification natio­nale » (ibid., 505).

Les concepts d’éducation français et allemands s’expriment également dans les attentes quant aux rôles de l’apprenant et du professeur (Barmeyer, 2012, 133 sq.). Si, en Allemagne, on observe plutôt une transmission démocratique du savoir, avec une forte participation des élèves manifestant leur esprit critique[11], le style d’enseignement semble plus autoritaire et centré sur le professeur en France. La perception de ces différences persiste aujourd’hui, malgré le fait que la recherche didactique se réfère, dans les deux pays, aux mêmes théories et modèles didactiques de base[12]. Les différences s’observent également dans les situations d’examen auxquelles les élèves sont confrontées : on demande aux élèves français « la maîtrise d’un éventail très varié de connaissances et la capacité à traduire celles-ci sous des formes rhétoriques (ou mathématiques) analytiquement limpides » (Brake, 2012, 507), tandis que les connaissances exigées des élèves allemands « touchent davantage à l’approfondissement de questions particulières et à la réflexion individuelle » (ibid.).

Les différences fondamentales dans les traditions de l’enseignement des deux pays influencent nécessairement les matières à programmes et à épreuves spécifiques en section Abibac, à savoir l’histoire-géographie et l’allemand, langue étrangère. Tandis qu’en France, l’histoire et la géographie sont traditionnellement enseignées ensemble, elles sont dispensées séparément en Allemagne. La France donne une place plus importante à l’enseignement de la cartographie ; en histoire, les approches et visions du passé sont traditionnellement propres à chaque nation. La volonté de croiser les regards afin de dépasser des visions ‘nationalistes’ du passé a d’ailleurs ouvert la voie à un support inno­vant et interculturel, le manuel d’Histoire franco-allemand dont le 1e volume paraît en 2006[13], grâce à l’impulsion de lycéens français et allemands, réunis par l’OFAJ dans un parlement franco-allemand à l’occasion du 40e anniversaire du Traité de l’Elysée, en 2003 à Berlin[14].

Quant aux différences en cours de langues, on observe une attitude générale plus réservée en France par rapport aux langues étrangères qu’en Allemagne (Brake, 2012, 53 sq.). Cette différence semble aller de pair avec un rapport différent à la langue maternelle dans les deux pays : selon une enquête concernant l’identité nationale, 91% des Français considèrent la langue française comme facteur déterminant pour leur sentiment d’appartenance nationale. Dans une enquête comparable en Allemagne, la langue allemande n’est pas du tout thématisée[15]. Dans le cadre scolaire, les enseignements précoces et renforcés des langues étrangères ont une tradition plus longue en Allemagne : tandis que la KMK conseille dès les années 1970 l’introduction d’une langue étrangère à l’école primaire, la France mène ses premières expérimentations de grande envergure les années 1990[16]. Des sections bilingues existent en Allemagne depuis la fin des années 1960, en France depuis 1992, avec la création des sections européennes et de langues orientales. Quant au temps d’enseignement alloué aux langues, la comparaison est difficile, étant donné les différences des systèmes scolaires. Selon les chiffres de la Commission européenne concernant 2010 / 2011[17], le lycée allemand (Gymnasium) se trouve toutefois parmi les institutions offrant nettement plus de cours de langues que la plupart des écoles européennes : 26,9% du temps d’enseignement obligatoire est consacré aux langues, la moyenne en France est de 19,9%.

L’enseignement de la langue allemande en section Abibac en France se situe par son double ancrage au croisement de l’enseignement d’une langue étrangère en France et de l’enseignement de l’allemand en Allemagne, ce qui inclut l’enseignement de la littérature. Celui-ci s’inscrit également dans des concepts philosophiques et culturels différents qui rejoignent les concepts éducatifs divergents que nous venons de décrire : La philosophie des Lumières en France et la tradition de Herder, Fichte et Humboldt en Allemagne se reflètent dans les méthodes et les objectifs des cours de littérature, comme une étude sur des manuels scolaires de lecture le démontre[18]. Tandis que l’élève français doit lire pour devenir bon lecteur, pour se cultiver et pour apprendre les valeurs françaises (von Münchow, 2011, 136), l’élève allemand est aidé par le manuel à « […] apprendre des choses qui lui seront directement utiles et [à] se « trou­ver » en tant que membre d’une communauté d’adolescents et en tant que jeune de son époque, dans un mouvement d’ « individualisme intérieur » et de développement personnel global » (ibid., 136-137). L’étude résume la différence en constatant que « l’élève fran­çais est censé adopter une logique d’adulte alors que l’enfant allemand apprend à argumenter contre l’adulte et à défendre son point de vue et ses inté­rêts » (ibid., 138).

Devant cet arrière-plan, le véritable défi de la section est non seulement la recherche d’une forme de compromis institutionnel et éducatif acceptable en France et en Allemagne, mais le développement d’une synergie interculturelle grâce aux compétences et aux points de vue complémentaires. Cette synergie ne devrait non seulement rendre l’abibachelier capable d’affronter l’enseignement supérieur en France et en Allemagne ; elle devrait aussi s’exprimer dans sa capacité d’appliquer des approches divergentes et de combiner des points de vue différents dans d’autres domaines et d’autres contextes. L’acquisition d’une véritable compétence interculturelle, à savoir la capacité d’interagir et de communiquer d’une manière adéquate et efficace avec des membres d’une autre culture et de les comprendre, aujourd’hui consi­dérée comme compétence-clé (Lüsebrink, 2008, 9)[19], doit être à la fois le moteur et l’objectif de l’enseignement dispensé en section Abibac.


[1]  Professeur d’allemand au lycée Pierre Bayen de Chalons-en-Champagne.

[2] Traité de l’Elysée (22 janvier 1963) [en ligne]. [Consulté le 30 mai 2015]. Disponible à l’adresse : http://www.france-allemagne.fr/Traite-de-l-Elysee-22-janvier-1963,0029.html.

[3]    Le premier modèle concret de la coopération franco-allemande sur le plan éducatif date d’ailleurs de 1972 avec la création de lycées franco-allemands. Mais ce dispositif ne se développe pas, il se limite à seulement trois établissements, respectivement à Sarrebruck et à Fribourg-en-Brisgau en Allemagne, et à Buc (Yvelines) en France. Pour plus de précisions voir GEILING-HASSNAOUI, Susanne. Le potentiel interculturel de l’enseignement de la littérature en cours de langues. L’exemple de la section Abibac en France. Saarbrücken, 2017, p.20ff.

[4] Nos chiffres se basent sur des données recueillies auprès des établissements et sur les statistiques officielles du Ministère de l’Education nationale, remontant jusqu’en 2003.

[5] « Déclaration commune franco-allemande à l’occasion du 40ème anniversaire du Traité de l’Elysée (Paris, 22 janvier 2003) ». In : www. France-Allemagne [en ligne]. Paris / Berlin : Ministère des Affaires étrangères et du Développement international / Auswärtiges Amt, 2011. [Consulté le 23 septembre 2011]. Disponible à l’adresse:

http://www.france-allemagne.fr/Declaration-commune-franco,1128.html.

[6]         Arrêté du 31 mai 2011 fixant la liste des établissements proposant une section binationale AbiBac,

 Version consolidée au 16 novembre 2019 (MENE1115141A). Légifrance https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000024278002&fastPos=1&fastReqId=960203327&categorieLien=cid&oldAction=rechTexte

[7]        Michel Espagne, l’un des co-fondateurs du premier groupe de recherche sur les transferts culturels, définit le terme de transfert culturel comme suit : « Le terme de transfert culturel marque un souci de parler simultanément de plusieurs espaces nationaux, de leurs éléments communs, sans pour autant juxtaposer les considérations sur l’un et l’autre pour les confronter, les comparer ou simplement les cumuler. Il signale le désir de mettre en évidence des formes de métissage […] ». ESPAGNE, Michel. Les transferts culturels franco-allemands. Paris : Presses Universitaires de France, 1999.

[8]        BARMEYER, Christoph. Taschenlexikon Interkulturalität. Göttingen : Vandenhoeck & Rupprecht, 2012, p.79.

[9]          ELIAS, Norbert.  La civilisation des mœurs. Paris : Calmann- Lévy 1973, p. 12.

[10]        PICHT, Robert. « Les systèmes éducatifs ». In : Jacques LEENHARDT / Robert PICHT. Au jardin des  malentendus. Le commerce franco-allemand des idées. Paris : Actes Sud, 1990, p. 503-509.

[11]       Jacques Demorgon parle d’un « anti-autoritarisme décidé, ancien et renouvelé, dans certains secteurs précis comme ceux qui concerneent l’enfance et l’éducation » qui serait lié à des distances hiérarchiques moins importantes, historiquement dues au morcellement de l’Allemagne et son unification tardive. Il s’inscrit alors dans la continuité de la pensée de Norbert Elias. DEMORGON, Jacques. Complexité des cultures et de l’interculturel. Contre les pensées uniques. Paris : Anthropos, 2004, p. 275.

[12]       BRAKE, Julia. Zwischen kultureller Identitätsbildung und Kompetenzentwicklung. Aktueller Stand und Perspektiven des landessprachlichen Unterrichts in Deutschland und Frankreich. Frankfurt / Main : Peter Lang, 2012, p. 136.

[13]       L’idée d’un manuel d’histoire commun remonte d’ailleurs aux années 1930. Voir : DEFRANCE, Corine / PFEIL, Ulrich. « Le manuel franco-allemand d’histoire : L’aboutissement d’un long travail de coopération entre historiens français et allemands ». In : Visions franco-allemandes [en ligne]. Décembre 2006, n°11, p. 1-13. [Consulté le 29 décembre 2013]. Disponible à l’adresse :       http://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/visions11defrancepfeil.pdf

[14]    « Le manuel franco-allemand. Fiche de formation. » In : www.jeunes-européens.org [en ligne]. Paris : Les Jeunes Européens France, mise à jour novembre 2011. [Consulté le 10 juin 2015]. Disponible à l’adresse : http://www.jeunes-europeens.org/IMG/pdf/Manuel_d_histoire_franco-allemand.pdf

[15]       Dans les mêmes enquêtes, 84% des Français considèrent l’histoire et la culture communes comme déterminantes pour le sentiment d’appartenance nationale, tandis que seulement 46% des Allemands interrogés voient un lien entre leur identité et les « poètes et pen-seurs » allemands (Brake, 2012, 53 sq.).

[16]       Eurydice (Europäische Kommission) : Der Fremdsprachenunterricht an den Schulen in Europa. Brüssel : Eurydice, 2001, p.58 sq.

[17]       Eurydice. Chiffres clés de l’enseignement des langues à l’école en Europe. Bruxelles : Exekutivagentur Bildung, Audiovisuelles und Kultur, 2012.

[18]       MÜNCHOW, Patricia von. « Motiver l’élève pour la lecture : comparaison de manuels scolaires en français et en allemand langues maternelles ». In : GODARD, Anne / HAVARD, Anne-Marie / ROLLINAT-LEVASSEUR, Eve-Marie  (dir.). L’expérience de lecture et ses médiations. Réflexions pour une didactique. Paris : Riveneuve éditions, 201, p. 123-140.

[19]       LÜSEBRINK, Hans-Jürgen. Interkulturelle Kommunikation. 2e édition. Stuttgart / Weimar: Metzler, 2008, p.8.

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