par Jennifer Meyer[1], Morwenna Coquelin[2]
En général, le féminisme est associé à une
vision progressiste de la société et placé à gauche de l’échiquier politique.
Or une étude plus fine montre que de profondes divisions traversent les
mouvements de lutte pour l’émancipation des femmes et qu’il faut en réalité
parler des féminismes. Ces divisions
proviennent des différentes conceptions de la féminité et de la masculinité,
des rôles socio-culturels assignés aux femmes et aux hommes, ainsi que des
rapports de pouvoir qui sont censés en découler, et partant, de la place des
femmes dans la société, mais également d’autres catégories de pensée comme
celles de la classe et de la « race ».
On présentera ici des réponses allemandes
du premier xxe siècle
au débat sur la « question féminine » (Frauenfrage) pour montrer comment, dans ce contexte de fragile
démocratie et de montée de la droite extrême, la question du genre fut aussi et
largement associée à la question raciale. Ce panorama s’inscrit dans le
programme de Première Abibac, avec la question de la montée des extrêmes dans
la République de Weimar et la thématique optionnelle de l’évolution de la place
des femmes dans la société.
1 – Premiers mouvements féministes : un héritage varié
Les associations patriotiques (1813-1815) : un proto-féminisme ?
Le moment fondateur de la lutte pour
l’émancipation des femmes allemandes eut lieu lors des guerres
napoléoniennes : suite à l’invasion et à la montée des revendications
nationales, des femmes se regroupèrent dans près de sept cents associations
féminines et patriotiques, dont la plus importante était l’Association des
femmes pour le bien-être de la patrie (Frauenverein
zum Wohle des Vaterlandes). Ne pouvant s’engager aux côtés des soldats,
malgré l’existence de travesties héroïques[3], les
femmes prirent part à la vie politique et militaire par le biais de la collecte
de dons en argent ou en nature, le tricotage de chaussettes, le raccommodage de
drapeaux ou encore le soin aux blessés. Elles construisirent ainsi un front de
l’arrière (Heimatfront) dont la
mémoire rejoua à plein lors de la Première Guerre mondiale. Bien que ces
associations aient dû se dépolitiser après 1815 pour devenir de simples
associations de solidarité et de charité, elles sont considérées comme une
forme de proto-féminisme dans l’histoire allemande. La révolution de 1848
constitua un second moment charnière dans le combat pour les droits des femmes.
Les pionnières de 1848
Au cours de la
Révolution de 1848, les pionnières du féminisme allemand firent de l’accès des
femmes à l’éducation et au travail leur priorité. Louise Otto-Peters
(1819-1895) fut la première à revendiquer l’égalité civique mais l’Assemblée
nationale de Francfort refusa d’inclure les femmes dans la citoyenneté civique
en décembre 1848 et leur interdit même au printemps 1850 de participer à des
réunions politiques ou d’être membres d’associations politiques. Dès 1849, L.
Otto-Peters critiqua l’exclusion des femmes des idéaux démocratiques et
libéraux de la révolution de 1848 par le biais de son journal, la Frauen-Zeitung (Journal des femmes),
interdit en 1850 en Saxe puis en 1853 en Prusse.
Seul succès des années révolutionnaires, la
fondation de l’Ecole pour femmes (Hochschule
für das weibliche Geschlecht) en 1850 permit aux jeunes femmes non mariées
d’être formées aux soins aux malades et aux personnes âgées ainsi qu’à
l’éducation des enfants. Sa fondation avait été inspirée par le
« Mouvement des jardins d’enfants » qui portait des
revendications progressistes d’accès à l’instruction, condition essentielle de
la démocratisation de la société tout autant que de l’émancipation féminine[4].
Cependant, la Prusse interdit les jardins d’enfants en 1851, forçant ainsi la Hochschule à fermer ses portes un an
plus tard.
L’institutionnalisation du mouvement féministe bourgeois sous l’Empire.
Sous l’Empire, l’accès
à l’instruction constitua la principale revendication du mouvement
d’émancipation des femmes, organisé en larges associations féminines dès 1865.
D’obédience différentialiste, la majorité des féministes de la seconde moitié
du xxe siècle postulait
l’existence de capacités spécifiquement féminines, comme l’aptitude
« naturelle » à soigner et éduquer, qu’une société bien ordonnée
devait valoriser. L’accent mis sur la différence et la complémentarité des
sexes fut ainsi utilisé avec succès pour défendre l’instruction des femmes et
créer des emplois. Cependant, il tendait à réduire le combat féministe à la
seule sphère culturelle, acceptait une stricte répartition sexuée du travail,
et ne remettait pas en cause les inégalités fondamentales entre les sexes[5].
En outre, le combat pour l’accès à
l’éducation puis pour la formation des jeunes filles était pour l’essentiel un
combat bourgeois, prenant peu en compte les luttes spécifiques des femmes
prolétaires. Néanmoins, l’engagement des féministes dans ce domaine, menées par
Helene Lange (1848-1930) et sa célèbre « Brochure jaune » (Gelbe Broschüre), finit par entrainer la
réorganisation de l’enseignement des jeunes filles dans le Bade (1900), en Saxe
(1906) et en Prusse (1908).
Enfin, le féminisme de la première vague
s’impliqua beaucoup dans les questions dites « morales » comme
l’abolition de la prostitution ou la lutte contre la traite des jeunes femmes.
La Ligue des femmes juives (Jüdischer
Frauenbund) créée en 1904 par Bertha Pappenheim (1859-1936) s’y consacra
jusqu’à sa dissolution en 1939.
2 – La question de l’éducation et de l’égalité civique
Les combats pour l’émancipation féminine ne
se limitaient pas à l’éducation, mais visaient aussi l’égalité civile et
civique. La création de l’Etat allemand fut de ce point de vue une déception
pour les féministes : loin de transformer en profondeur le droit familial,
le nouvel Etat conserva aux maris et aux pères leurs privilèges. L’Association
pour le bien-être des femmes (Verein
Frauenwohl) de Minna Cauer et l’Association de protection juridique pour
les femmes (Rechtsschutzverein für Frauen),
sous l’impulsion de Marie Stritt, militèrent dès les années 1890 pour une
transformation du droit. A partir de 1894, la Ligue des associations féminines
allemandes (Bund Deutscher Frauenvereine,
BDF) rassembla la grande majorité des associations féministes bourgeoises de
l’Empire, tandis que les femmes socialistes et marxistes préféraient lutter au
sein de leurs partis, même si elles ne purent y adhérer officiellement qu’à
partir de 1908.
Sous l’impulsion de Bismarck, et malgré des
restrictions liées à la nationalité, l’âge, le lieu de résidence ou la capacité
(ne pas être sous tutelle ou coupable d’un crime), plus ou moins importantes
selon les Länder, le suffrage
universel masculin fut institué pour les élections du Reichstag. Les voix en
faveur de l’égalité civique se firent entendre de nouveau avec notamment la
création de l’Association générale des femmes allemandes (Allgemeiner Deutscher Frauenverein) par L. Otto-Peters et Auguste
Schmidt en 1865 et la parution de deux essais d’Hedwig Dohm (1831-1919) sur la
condition féminine dans les années 1870[6].
Les féministes bourgeoises dites modérées
recoururent à un discours différentialiste, défendant la nécessité d’une
représentation des intérêts typiquement féminins, jusqu’alors ignorés, et
louant la transformation possible de la politique grâce aux qualités féminines,
vers un monde plus juste et plus doux. Sous l’impulsion d’Helene Lange et
Gertrud Bäumer, féministes majeures du tournant entre les xixe et xxe siècles, ce discours
valorisait les qualités et contributions féminines mais limitait la sphère
d’influence des femmes aux domaines familial, social et culturel. L’idée d’une
« égalité dans la différence » qui traversait cette ligne
argumentative permit au mouvement féministe de la première vague de justifier
son combat, mais ne transforma pas la division sexuée du travail dans son
ensemble, voire la renforça.
En revanche, les féministes bourgeoises
radicales, minoritaires, comme H. Dohm, M. Cauer et Anita Augspurg,
considéraient la participation politique des femmes comme un droit de l’Homme (Menschenrecht) universel et intangible.
Si pour les modérées, le droit politique des femmes était donc « avant
tout une question culturelle ayant pour objectif de mettre en avant une
‘spécificité féminine’ comme complément et correctif du caractère
unilatéralement masculin de tous les domaines de la vie », pour les radicales
« il s’agissait d’une question de droit » concernant tous les êtres
humains[7].
Les divergences de point de vue et d’argumentation entre féministes
différentialistes et féministes universalistes (ou égalitaristes) étaient
particulièrement vives à propos du droit de vote. En témoigne la diversité des
positions représentées au sein de l’Alliance internationale pour le suffrage
des femmes, fondée en 1904 à Berlin.
Quant aux socialistes rassemblées autour de
Clara Zetkin (1857-1933) et de l’Internationale des femmes, elles considéraient
l’égalité au travail et l’indépendance économique comme la condition première
de l’émancipation des femmes et revendiquaient le droit de vote dans le cadre
de la lutte des classes. L’organe des femmes socialistes, Die Gleichheit, en était le porte-voix et en 1891, sous la
direction d’August Bebel, le Parti social-démocrate allemand inclut la
revendication d’un droit de suffrage réellement universel dans son Programme
d’Erfurt. Cependant, il fallut attendre la Révolution de Novembre en 1918 et
l’instauration de la République de Weimar pour que les femmes allemandes soient
pleinement incluses dans la citoyenneté politique.
3 – Un glissement conservateur du féminisme après 1914
Les conséquences de la Première Guerre mondiale
Le conflit renforça les
dissensions entre bourgeoises et socialistes ; la rupture se doublait
d’une divergence entre patriotes et pacifistes, ce qui entraina un glissement
du combat féministe vers des valeurs nationalistes et conservatrices. Certes,
les femmes firent usage du droit de vote avec enthousiasme en janvier
1919, où l’on observe un taux de participation féminine de près de 90%.
Quarante-et-une députées furent élues – 9,6% du total. Des socialistes comme
Luise Zietz et Marie Juchacz, des bourgeoises libérales comme G. Bäumer,
Marie-Elisabeth Lüders et Marie Baum en faisaient partie. Mais quelques
candidates pour les partis plus conservateurs comme le Zentrum et le Parti populaire allemand (Deutsche Volkspartei) et même monarchistes et ouvertement
antiféministes comme le Parti national-allemand du peuple (Deutschnationale Volkspartei, DNVP)
furent aussi élues. Malgré leurs différends, les députées optèrent
majoritairement pour une stratégie réformiste, et de nombreuses lois améliorant
la condition des femmes furent votées sous la République de Weimar, notamment
en matière de politique familiale, sociale et du travail.
Cependant, les avancées indéniables des
droits des femmes pendant les années vingt, les conflits entre les différentes
approches et revendications, ainsi que le développement du fossé générationnel
entre les féministes de la première génération et celles de la génération de la
« nouvelle femme » (Neue Frau)
expliquent la baisse de popularité du mouvement féministe pendant la République
de Weimar.
Le féminisme d’extrême-droite dans les années 1930
Bien que le BDF affichât toujours son
apolitisme, il était cependant largement influencé par des femmes
conservatrices et nationalistes au début des années trente. Sa présidente Agnes
von Zahn-Harnack (1884-1950) publia dès 1932 un rapport présentant
l’instauration en Allemagne d’un Etat corporatiste sur le modèle de l’Italie
mussolinienne comme l’unique solution à la crise du système parlementaire et G.
Bäumer, d’un ton résigné, affirmait la même année qu’il importait peu que,
lorsque l’on posait la question de la place des femmes, l’Etat fût
parlementaire, démocratique ou fasciste. La question du genre semblait de plus
en plus déconnectée du combat démocratique.
La mise au pas (Gleichschaltung) des associations féminines et féministes eut lieu
dès 1933. Le BDF opta pour la dissolution même si G. Bäumer se montra prête à
de nombreuses concessions afin de maintenir la parution du journal Die Frau (La femme) qu’elle codirigeait.
Un nombre croissant de femmes völkisch[8]
et nazies s’exprimèrent ainsi dans ce journal jusqu’en 1944. En revanche,
toutes les associations de femmes nationalistes et conservatrices, comme les
associations patriotiques de femmes (väterländische
Frauenvereine), les associations de femmes au foyer (Hausfrauenvereine) et les associations agricoles de femmes (landwirtschaftliche Frauenvereine) se
rallièrent immédiatement au Front allemand des femmes (Deutsche Frauenfront) créé dès mai 1933 par les nazis.
Les cadres d’interprétation des rapports de
genre de la droite radicale et du national-socialisme pouvaient en effet
rejoindre les théories des féministes différentialistes.
4 – La thèse du patriarcat originel : racialisation des rapports de
genre (1)
Sous l’Empire et pendant la République de
Weimar, les antiféministes produisirent également un discours théorique. La
réflexion sur les rapports de genre des défenseurs de la supériorité masculine
postulaient, comme les féministes différentialistes, l’existence de qualités
spécifiques à chaque genre : la préservation de ces qualités et de la
place des hommes et des femmes garantissait l’ordre social. Au sein de la
droite radicale, le non-respect des différences de genre et le désordre social
étaient interprétés par ces penseurs masculinistes dans un schéma raciste et
antisémite.
Ainsi, dans son Mythe du vingtième siècle[9] paru
en 1930, Alfred Rosenberg (1893-1946) expliquait les causes du déclin allemand
par le « chaos racial et sexuel » (Rassen- und Geschlechtschaos) issu des Lumières. Le patriarcat
était posé comme un élément constitutif de l’ordre social et de l’identité,
mais aussi de la supériorité, de la « race nordique »[10].
L’association entre race nordique et patriarcat n’était pas neuve : on la
trouvait déjà chez le germaniste Hans Günther (1891-1968), dans sa Rassenkunde des deutschen Volkes
(Raciologie du peuple allemand) de 1922[11]. La
moralité propre de la race nordique y était notamment caractérisée par le
patriarcat, organisation sociale fondée sur la confiscation du pouvoir par les
hommes, mais aussi garant du dimorphisme sexué et donc de la survie de la race.
A l’inverse, la race juive y était caractérisée par une indifférenciation
des sexes conduisant à la déviance sexuée et sociale. Günther reprenait les
stéréotypes antisémites de l’homme juif efféminé et de la femme juive virilisée
ou lascive colportés depuis la fin du xixe
siècle.
Rosenberg dénonçait alors le féminisme
comme un mouvement « juif », opérant une masculinisation des femmes
et une féminisation des hommes dans le but de détruire la race nordique.
L’homme seul devait « être et rester juge, soldat et dirigeant de
l’Etat » tandis que les femmes étaient appelées à retourner dans la sphère
domestique et à se consacrer à leur mission première : la maternité. La
condamnation de l’égalité entre femmes et hommes allait de pair avec
l’établissement d’une hiérarchie raciale et la condamnation implacable du
métissage.
Les réponses féministes
à ces thèses prirent plusieurs formes et portèrent sur différents points –
l’asymétrie des rapports hommes/femmes, la question de la « sphère
naturelle » des femmes, ou le cadre antisémite et raciste dans lequel
était pensé le patriarcat originel.
5 – Le matriarcat originel : racialisation des rapports de genre (2)
L’importance des courants conservateurs et
nationalistes au sein du mouvement féministe allemand explique aussi la
réception très large des théories de hiérarchie des races, et une réponse
raciste à la thèse du patriarcat originel. La racialisation des rapports de
genre fut aussi pensée au profit des femmes – du moins de certaines femmes.
La thèse du matriarcat originel, que l’on
trouve à l’origine sous la plume de Johann Bachofen (1815-1887) en 1861[12],
fut largement discutée et commentée dans les années 1930 à la suite de la
traduction par Hermann Wirth (1885-1981), philologue néerlandais
national-socialiste, de la Chronique
d’Ura-Linda[13].
Le texte original est un faux, forgé très probablement au xixe siècle, mais qui connut
un grand succès en Allemagne au sein des mouvements ésotériques et de la droite
radicale. C’est une relecture et une mise en relation de plusieurs mythes
cosmogoniques, en particulier la Genèse et l’Atlantide de Platon[14],
contribuant à l’« ethnicisation de l’idée matriarcale »[15].
Féminisant l’histoire des trois fils de Noé[16]
devenus les trois mères originelles de l’humanité, Lyda la Noire, Finda la
Jaune et Frya la Blanche, la Chronique
établissait une hiérarchie des races et affirmait que le peuple allemand était
de race nordique, allant ainsi dans le sens de la droite radicale allemande.
Cependant, sa description de l’ordre des sexes d’une supposée race blanche
originelle qui aurait conquis l’Europe provoqua la critique de cette même
droite radicale : la direction était assurée par de puissantes matriarches
et prêtresses et les femmes y avaient un important pouvoir religieux, social
et, ponctuellement, politique. Enfin, le passage du matriarcat originel au
patriarcat était compris dans une perspective raciale. Alors que Bachofen
l’expliquait par l’avènement du christianisme et estimait qu’il s’agissait d’un
progrès universel et bénéfique, la Chronique
Ura-Linda le mit en scène par l’attaque de « races orientales » –
comprendre : juives – à l’origine d’un choc des cultures et du déclin
racial. Or si Wirth critiquait ce déclin racial et le monde industriel moderne,
hostile à la nature, pour leur prétendue origine « orientale » il ne
plaidait pas pour que le matriarcat soit rétabli. Il ne s’agissait, à l’aide de
ce texte, que de légitimer un Etat proche de la nature, archaïque et
antimoderne, porté par le national-socialisme.
Cependant, puisque la Chronique pouvait être aussi mobilisée par les partisan·e·s d’une avancée, même modérée, des droits des femmes, la majorité
antiféministe de la droite radicale allemande insista sur son authenticité
douteuse et accusa Wirth de vouloir nuire au peuple allemand en diffusant des
idées contraires à sa vision d’une race nordique patriarcale et virile. Là
encore, on ne trouve pas d’unité autour de la question raciale, dès lors
qu’elle est mêlée à la question du genre – et inversement.
6 – Le « racial-féminisme » de Sophie Rogge-Börner : une
réponse antisémite à la « question féminine » (3)
Malgré leurs
désaccords, partisan·e·s du matriarcat ou
du patriarcat originels se rejoignaient sur de nombreux points : la
racialisation et l’essentialisation de l’ordre des sexes ;
l’identification d’une dégénérescence de la race nordique, attribuée à la race
juive ; la propagation d’une vision différencialiste des rôles des sexes,
assignés à des sphères distinctes et hermétiques. Cela établissait un rapport
de pouvoir asymétrique, favorisant les hommes au sein d’une race nordique
épurée des influences supposément juives. Ce programme fit l’objet de critiques
par des femmes de la droite radicale, qui tentèrent de reformuler un projet
féministe dans ce cadre antisémite et raciste.
Un mouvement féministe völkisch se constitua ainsi dans les
années vingt. Sophie Rogge-Börner (1878-1955) en était l’une des figures de
proue et une bonne représentante du milieu dont étaient issues ces
féministes : fille d’un officier prussien, elle fut formée comme
enseignante, épouse d’un médecin militaire, son engagement politique naquit de
la défaite allemande en 1918[17].
Dès lors, elle proposa une lecture féministe des théories raciales s’appuyant
sur la mythologie nordique et Tacite, tentant de convaincre la droite radicale
de la suivre dans sa défense des droits des femmes de « race
nordique-germanique ». En effet, d’après elle, l’égalité des sexes y
aurait régné, tandis que les femmes étaient opprimées au sein de la race juive,
forcément inférieure. Pour elle comme pour Wirth, le déclin de la race
nordique-germanique avait été causé par l’instauration du patriarcat
« juif », contre-nature et fatal, à la suite des phénomènes migratoires,
de l’occupation romaine et de la christianisation.
Les femmes de race nordique-germanique, privées de leur liberté,
auraient alors été reléguées aux seules tâches domestiques et reproductives
dans la sphère privée. S. Rogge-Börner allait jusqu’à affirmer que le
patriarcat avait construit des différences artificielles entre les sexes afin
de justifier a posteriori
l’oppression des femmes. Mais alors qu’elle avait une conception essentialiste
de la catégorie de race, elle estimait que la différence des sexes et, partant,
la domination masculine, n’avaient pas de fondements naturels mais résultaient
d’une dégénérescence à combattre. Persuadée que les femmes devaient tout comme
les hommes accéder à un pouvoir politique, économique, religieux et militaire,
elle rejetait le féminisme différentialiste qui revendiquait une simple
extension de la sphère féminine.
Ici également, on constate une
racialisation des rapports de pouvoir entre les sexes, mais selon une logique
et pour un but contraires à ceux de la majorité de la droite radicale
antiféministe. Appelant les femmes « conscientes de leur germanité »
à lutter contre le « patriarcat juif », S. Rogge-Börner critiqua avec
virulence la mise au pas (Gleichschaltung)
des associations féminines en 1933. Avec son journal mensuel Die
deutsche Kämpferin. Stimmen zur Gestaltung der wahrhaftigen Volksgemeinschaft
(La combattante allemande. Voix pour la
formation d’une véritable communauté du peuple, 1933 à 1937), elle adressa des
critiques sévères au régime national-socialiste pour sa « politique
féminine » et fit l’objet d’une surveillance puis d’une censure.
Le racial-féminisme de
Sophie Rogge-Börner s’élabora dans un contexte de radicalisation et de
racialisation de la vie politique allemande. Sa pensée découlait d’une
naturalisation et d’une racialisation des relations de pouvoir entre les sexes,
lui permettant aussi d’inventer une nouvelle argumentation antisémite opposée à
la rhétorique de la droite radicale, qui faisait des féministes des
« agents juifs ». En identifiant l’avènement du patriarcat comme
signe du déclin racial de la race nordique-germanique, elle faisait également
de l’émancipation féminine une condition vers le renouveau racial passant par
une politique d’éducation mixte et égalitaire entre les sexes.
S. Rogge-Börner peut être vue comme le
point d’aboutissement d’un glissement de certains discours féministes allemands
vers la droite radicale. Elle produisit ainsi un sujet spécifique du féminisme
: de sexe féminin, de race allemande, c’est-à-dire « non juif », et
principalement de classe sociale dominante. On assiste ainsi à l’établissement
d’une « norme racisée de genre »[18] –
femmes allemandes vs. femmes juives –
et d’une norme racialisée des rapports de pouvoir entre les sexes – égalité germanique
des sexes vs. patriarcat juif. On
voit bien comment furent coproduits ici, dans ce contexte de radicalisation de
la vie politique allemande, l’antisémitisme et le féminisme. S’il est
indéniable que la droite radicale était majoritairement opposée à
l’émancipation des femmes, l’étude des variations des discours sur le genre
révèle que l’antisémitisme, mobilisé au nom de l’égalité entre femmes et
hommes, pouvait servir de soubassement à un projet féministe. Cela met en
évidence la perméabilité de la culture antisémite aux idées féministes, et
inversement. Cela appelle aussi à confronter ces projets féministes à celui du
mouvement féministe démocratique du xixe
siècle. L’étude des féminismes doit les replacer dans leur contexte, dans leurs
évolutions, et penser aussi les articulations entre catégories politiques –
race, genre, classe[19].
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[1] Jennifer
Meyer est docteure de l’ENS de Lyon en histoire de la pensée politique et de
l’Université d’Erfurt en histoire. Elle a soutenu une thèse sur le
racial-féminisme à travers l’exemple de l’écrivaine et journaliste allemande
Sophie Rogge-Börner. Ses recherches portent sur les études de genre, l’histoire
des féminismes ainsi que l’histoire du nationalisme et de l’antisémitisme.
[2] Morwenna Coquelin enseigne
l’histoire-géographie en classe Abibac au lycée Maurice Ravel de Paris. Elle
est docteure en histoire.
[3] Ainsi d’Eleonore Prochaska (1785-1813).
[4] La Kindergartenbewegung, inspirée par le pédagogue Friedrich Fröbel
(1782-1852), défendait la formation des femmes aux métiers de l’éducation au
nom du concept de « maternité spirituelle », et de façon à pourvoir aux
besoins des structures nouvellement créées.
[5]
Angelika Schaser, Frauenbewegung in Deutschland 1848-1933,
Darmstadt, WBG, 2006, p. 29.
[6] Die wissenschaftliche
Emancipation der Frauen (1874) et Der Frauen Natur und Recht. Zur Frauenfrage (1876).
[7]
Ute Gerhard, Frauenbewegung und Feminismus. Eine Geschichte seit 1789, Munich,
Beck, 2009, p. 73.
[8] Ce courant intellectuel et
politique nationaliste apparut en Allemagne à la fin du xixe siècle. Le terme recouvre différents
groupuscules qui partagent l’ambition de donner aux Allemands une spiritualité
païenne puisée dans le romantisme et dans un passé germanique mythifié et
fantasmé. Le mouvement conçoit le peuple allemand comme exceptionnel, et devant
lutter contre les influences extérieures pour maintenir cette supériorité. Le
mouvement völkisch est donc non seulement
un mouvement d’exaltation de la germanité mais aussi un mouvement raciste et
antisémite inspiré du darwinisme social.
[9] Der Mythus des 20. Jahrhundert. Eine Wertung der seelisch-geistigen
Gestaltenkämfe unserer Zeit, Hoheneichen, Munich, 1930 (194 rééditions
jusqu’en 1942) fut l’un des soutènements idéologiques du Troisième Reich et
articulait néo-paganisme et darwinisme social.
[10] Le terme de race est ici
utilisé comme une catégorie de pensée, à l’œuvre dans les théories présentées.
Les races dont il est question ici ne sont que les constructions des auteur·e·s
racistes cité·e·s
dans cet article et ne reflètent que leur compréhension du monde.
[11] H. Günther était connu sous
le Troisième Reich comme « Rassengünther »
ou « le pape des races » (Rassenpapst)
pour ses théories racistes et eugénistes.
[12]
J. J. Bachofen, Das Mutterrecht. Eine Untersuchung Über die
Gynaikokratie der alten Welt nach ihrer religiösen und rechtlichen Natur,
Stuttgart, 1861. J.
Bachofen était un juriste suisse.
[13] Die Ura-Linda-Chronik, Leipzig, Koehler & Amelang, 1933.
[14] Dans le Timée et le Critias.
[15]
Beate Wagner-Hasel,
« Rationalitätskritik und Weiblichkeitskonzeptionen. Anmerkungen zur
Matriarchatsdiskussion in der Altertumswissenschaft », in Ead.,
Matriarchatstheorien in der Altertumswissenschaft,
Darmstadt, WBG, 1992, p. 295-373, ici p. 311.
[16] Gn. 9 et 10. La répartition
géographique est introduite par saint Jérôme dans Le Livre des questions hébraïques.
[17] Elle rejoignit le Parti
national-allemand du peuple en 1919.
[18] Elsa Dorlin, « De l’usage épistémologique et politiques des
catégories de ‘sexe’ et de ‘race’, dans les études sur le genre », Les Cahiers du genre, 39, 2005,
p. 83-105.
[19] En écho au livre désormais
classique d’Etienne Balibar et
Immanuel Wallenstein : Race, nation, classe (1988).