Entretien avec Jerôme Vaillant. L’Allemagne et l’Europe

Professeur émérite de civilisation allemande contemporaine de l’Université de Lille SHS et directeur de la revue Allemagne d’aujourd’hui (Lille), il participe aujourd’hui à l’expertise sur l’Allemagne pour des publications en ligne telles que The conversation (France) et Atlantico ainsi que pour des stations de radio telles que France culture, Rfi, Deutsch Welle, etc.

Entretien réalisé par Jonathan Gaquère, directeur de publication de la Revue Abibac

Jonathan Gaquère : Alors que le spectre d’une sortie de l’Italie de la zone euro a été agité, certains craignent que ce ne soit en définitive l’Allemagne, lassée par les divergences économiques avec ses partenaires européens, qui décide de sortir de la zone euro. Quelle crédibilité accordez-vous à ce dernier scénario ?

J’ai lu récemment une opinion qui allait dans ce sens sous la plume de Jean-Marie Silvestre. Ma réaction a été de penser que cette partie de l’ « élite intellectuelle française » qui ne supporte pas que la France ne soit pas la première économie européenne et doive composer avec l’Allemagne était frappée de paranoïa. Ce genre d’argument, étayé sur rien, est le produit de pures conjectures. C’est, à mes yeux, un fantasme. D’un côté on affirme que l’Allemagne n’aurait plus besoin de l’Europe pour affirmer sa puissance, d’un autre on dit que c’est elle qui profite le plus de l’Union européenne et de l’Euro. Il faut bien comprendre que derrière ce type de scénario construit de façon purement artificielle se cache l’idée que l’Allemagne cacherait son jeu, chercherait à s’émanciper de l’Europe pour affirmer seule sa puissance hégémonique dans le monde. Il faut recommander à ces « esprits forts » de lire les rapports des instituts de recherche économique allemands et les discours de la chancelière qui affirme l’inverse : c’est l’Europe qui permet à l’Allemagne d’être forte. A moins bien sûr qu’A. Merkel ne soit une menteuse machiavélique !

J. G. : La presse française a souligné le décalage entre l’élan politique qu’E. Macron souhaitait insuffler avec sa vision de l’Europe et ses propositions de réforme de la zone euro et la tiédeur avec laquelle elles ont été accueillies par A. Merkel. Partagez-vous cette analyse ? Peut-on observer un consensus en Allemagne autour de la position européenne d’A. Merkel ou peut-on remarquer des positions plus favorables ou plus réservées au sujet de l’Europe ? En quoi la nouvelle composition du gouvernement allemand limite-t-il la marge de manœuvre de la chancelière ?

J. V. : La chancelière vient de répondre au président français avec la prudence qui lui est propre. Mais elle fait ce qu’elle n’a cessé de dire depuis des mois, à savoir qu’il fallait soutenir l’initiative de refondation de l’Europe portée par lui avec l’idée que celle-ci comporte davantage de souveraineté européenne. Mais il est vrai qu’à la vision et au catalogue de mesures envisagées par la France pour cette relance de l’Europe, la chancelière répond par une politique des petits pas qui paraissent encore insuffisants. L’Allemagne accepte le principe d’un budget d’investissements dans la zone euro qui répond, sinon en volume, du moins dans son principe à l’idée développée par E. Macron d’une péréquation financière entre États sur le modèle de ce qui existe entre les Länder au sein de la fédération allemande. C’est un premier pas prometteur. L’Allemagne est d’accord pour que l’Eurozone dispose de son propre fonds monétaire et progresse sur la voie de l’Union bancaire.

On commet l’erreur en France de voir se profiler un échec potentiel pour E. Macron dès l’instant que son projet ne serait pas adopté à 100% par l’Allemagne alors qu’entre l’Allemagne et la France il ne peut y avoir qu’un compromis –  en l’occurrence amendable, d’ici le sommet de Bruxelles de fin juin et au-delà. C’est d’ailleurs en ce sens que s’était exprimé E. Macron lors de l’émission de G. Delay consacrée sur France 3 au bilan de sa première année de mandat.

Il n’est par ailleurs pas douteux que la chancelière est elle-même, dans son propre camp, à la recherche du compromis acceptable pour son partenaire social-démocrate, pour son parti frère, la CSU, mais aussi pour son propre parti, la CDU qui rechigne à poursuivre actuellement l’intégration européenne.  La CDU est partagée entre deux visions de l’Europe, une vision orthodoxe qui l’empêche de s’adapter au nom de la stabilité monétaire aux crises que connaît l’Europe et une vision plus souple, défendue par exemple par le Deutsches Institut für wirtschaftliche Forschung (DIW) dont le président poussait la chancelière à répondre favorablement à l’initiative d’E. Macron. Le débat entre économistes dans la FAZ est à cet égard représentatif : 154 économistes y mettent en garde le 21 mai la chancelière contre les dangers de celle-ci et aussitôt on écrit en France qu’ils disent « Nein » à la réforme de l’UE mais ils sont contredits le lendemain par d’autres économistes qui ne partagent pas leurs craintes. On cite volontiers en France le nouveau ministre fédéral des Finances, Olaf Scholz, qui s’opposerait à la politique d’E. Macron quand celui-ci ne cesse pourtant d’affirmer que tôt ou tard tous les membres de l’UE adopteront l’Euro !

J. G. : Les élites politiques et économiques françaises présentent souvent l’Allemagne comme un modèle à suivre. Comment expliquez-vous la récurrence de cette comparaison ? Est-elle selon vous pertinente ?

J. V. : Tant que la France n’aura pas réussi à réduire le décalage économique qu’ont laissé filer les présidents qui ont précédé E. Macron, l’Allemagne y sera autant présentée comme un modèle à suivre que comme un repoussoir. A donner l’Allemagne en exemple, Sarkozy avait réussi à faire exécrer l’Allemagne aux Français à qui on rebattait les oreilles en en montrant les failles ouvertes par la précarité. Mais c’est aussi une question récurrente entre deux pays voisins qui ne cessent d’être des rivaux parce qu’ils sont les deux premières puissances économiques de l’Union européenne, avec des modèles voisins mais aussi des cultures politiques et économiques différentes. Ce qui reste encourageant, c’est ce que la chancelière a déclaré lors de la remise du Prix Charlemagne à E. Macron à Aix-la-Chapelle le 10 mai dernier : « Nous avons des cultures politiques différentes, nous abordons les thèmes européens souvent à partir d’orientations différentes, mais nous parlons et écoutons l’autre et finalement nous trouvons des chemins communs. »  Il faut connaître les différences mais ne pas les mettre en avant pour faire échouer d’avance un projet commun. Enfin il ne faut pas oublier que si on attend en Europe des initiatives du couple franco-allemand, les deux pays ne sont pas seuls et doivent compter avec 25 autres pays qu’il leur faut convaincre et entraîner dans une situation globalement difficile en Europe (crise migratoire) et dans le monde, les deux grandes puissances Etats-Unis et Russie semblant n’avoir de cesse que d’affaiblir l’Union européenne en tâchant de la diviser. Preuve s’il en est que ce n’est de moins d’Europe que nous avons besoin, mais de plus d’Europe et de plus d’unité face aux autres.

 J. G. : En tant qu’universitaire et directeur de la revue Allemagne d’aujourd’hui, quel regard portez-vous sur la coopération universitaire entre la France et l’Allemagne ? Quelles évolutions souhaiteriez-vous voir mises en œuvre ?

J. V. : Je trouve que les évolutions actuellement en cours sont prometteuses grâce en particulier à la mise en place d’universités européennes, comme celles du Grand-Est avec celles de Bade-Wurtemberg ou le projet associant Berlin, Bologne, Cracovie, Leuven, Madrid et Panthéon-Sorbonne à Paris. On dépasse là le niveau purement franco-allemand pour œuvrer à un réel espace universitaire européen du supérieur et de la recherche par la coopération concrète sur le terrain.

Il faut faire une place particulière à l’initiative du président français qui a permis de revenir sur les effets mortifères de la suppression des classes bilingues en France tant il est vrai qu’il faut encourager le développement des classes européennes et abi-bacs pour relancer la coopération franco-allemande au service de l’Europe. Mais cela mériterait encore un autre développement.

Les féminismes allemands de la première vague. La racialisation de la question du genre

par Jennifer Meyer[1], Morwenna Coquelin[2]

En général, le féminisme est associé à une vision progressiste de la société et placé à gauche de l’échiquier politique. Or une étude plus fine montre que de profondes divisions traversent les mouvements de lutte pour l’émancipation des femmes et qu’il faut en réalité parler des féminismes. Ces divisions proviennent des différentes conceptions de la féminité et de la masculinité, des rôles socio-culturels assignés aux femmes et aux hommes, ainsi que des rapports de pouvoir qui sont censés en découler, et partant, de la place des femmes dans la société, mais également d’autres catégories de pensée comme celles de la classe et de la « race ».

On présentera ici des réponses allemandes du premier xxe siècle au débat sur la « question féminine » (Frauenfrage) pour montrer comment, dans ce contexte de fragile démocratie et de montée de la droite extrême, la question du genre fut aussi et largement associée à la question raciale. Ce panorama s’inscrit dans le programme de Première Abibac, avec la question de la montée des extrêmes dans la République de Weimar et la thématique optionnelle de l’évolution de la place des femmes dans la société.

1 – Premiers mouvements féministes : un héritage varié 

Les associations patriotiques (1813-1815) : un proto-féminisme ?

Le moment fondateur de la lutte pour l’émancipation des femmes allemandes eut lieu lors des guerres napoléoniennes : suite à l’invasion et à la montée des revendications nationales, des femmes se regroupèrent dans près de sept cents associations féminines et patriotiques, dont la plus importante était l’Association des femmes pour le bien-être de la patrie (Frauenverein zum Wohle des Vaterlandes). Ne pouvant s’engager aux côtés des soldats, malgré l’existence de travesties héroïques[3], les femmes prirent part à la vie politique et militaire par le biais de la collecte de dons en argent ou en nature, le tricotage de chaussettes, le raccommodage de drapeaux ou encore le soin aux blessés. Elles construisirent ainsi un front de l’arrière (Heimatfront) dont la mémoire rejoua à plein lors de la Première Guerre mondiale. Bien que ces associations aient dû se dépolitiser après 1815 pour devenir de simples associations de solidarité et de charité, elles sont considérées comme une forme de proto-féminisme dans l’histoire allemande. La révolution de 1848 constitua un second moment charnière dans le combat pour les droits des femmes.

Les pionnières de 1848

            Au cours de la Révolution de 1848, les pionnières du féminisme allemand firent de l’accès des femmes à l’éducation et au travail leur priorité. Louise Otto-Peters (1819-1895) fut la première à revendiquer l’égalité civique mais l’Assemblée nationale de Francfort refusa d’inclure les femmes dans la citoyenneté civique en décembre 1848 et leur interdit même au printemps 1850 de participer à des réunions politiques ou d’être membres d’associations politiques. Dès 1849, L. Otto-Peters critiqua l’exclusion des femmes des idéaux démocratiques et libéraux de la révolution de 1848 par le biais de son journal, la Frauen-Zeitung (Journal des femmes), interdit en 1850 en Saxe puis en 1853 en Prusse.

Seul succès des années révolutionnaires, la fondation de l’Ecole pour femmes (Hochschule für das weibliche Geschlecht) en 1850 permit aux jeunes femmes non mariées d’être formées aux soins aux malades et aux personnes âgées ainsi qu’à l’éducation des enfants. Sa fondation avait été inspirée par le « Mouvement des jardins d’enfants » qui portait des revendications progressistes d’accès à l’instruction, condition essentielle de la démocratisation de la société tout autant que de l’émancipation féminine[4]. Cependant, la Prusse interdit les jardins d’enfants en 1851, forçant ainsi la Hochschule à fermer ses portes un an plus tard.

L’institutionnalisation du mouvement féministe bourgeois sous l’Empire.

            Sous l’Empire, l’accès à l’instruction constitua la principale revendication du mouvement d’émancipation des femmes, organisé en larges associations féminines dès 1865. D’obédience différentialiste, la majorité des féministes de la seconde moitié du xxe siècle postulait l’existence de capacités spécifiquement féminines, comme l’aptitude « naturelle » à soigner et éduquer, qu’une société bien ordonnée devait valoriser. L’accent mis sur la différence et la complémentarité des sexes fut ainsi utilisé avec succès pour défendre l’instruction des femmes et créer des emplois. Cependant, il tendait à réduire le combat féministe à la seule sphère culturelle, acceptait une stricte répartition sexuée du travail, et ne remettait pas en cause les inégalités fondamentales entre les sexes[5].

En outre, le combat pour l’accès à l’éducation puis pour la formation des jeunes filles était pour l’essentiel un combat bourgeois, prenant peu en compte les luttes spécifiques des femmes prolétaires. Néanmoins, l’engagement des féministes dans ce domaine, menées par Helene Lange (1848-1930) et sa célèbre « Brochure jaune » (Gelbe Broschüre), finit par entrainer la réorganisation de l’enseignement des jeunes filles dans le Bade (1900), en Saxe (1906) et en Prusse (1908).

Enfin, le féminisme de la première vague s’impliqua beaucoup dans les questions dites « morales » comme l’abolition de la prostitution ou la lutte contre la traite des jeunes femmes. La Ligue des femmes juives (Jüdischer Frauenbund) créée en 1904 par Bertha Pappenheim (1859-1936) s’y consacra jusqu’à sa dissolution en 1939.

2 – La question de l’éducation et de l’égalité civique

Les combats pour l’émancipation féminine ne se limitaient pas à l’éducation, mais visaient aussi l’égalité civile et civique. La création de l’Etat allemand fut de ce point de vue une déception pour les féministes : loin de transformer en profondeur le droit familial, le nouvel Etat conserva aux maris et aux pères leurs privilèges. L’Association pour le bien-être des femmes (Verein Frauenwohl) de Minna Cauer et l’Association de protection juridique pour les femmes (Rechtsschutzverein für Frauen), sous l’impulsion de Marie Stritt, militèrent dès les années 1890 pour une transformation du droit. A partir de 1894, la Ligue des associations féminines allemandes (Bund Deutscher Frauenvereine, BDF) rassembla la grande majorité des associations féministes bourgeoises de l’Empire, tandis que les femmes socialistes et marxistes préféraient lutter au sein de leurs partis, même si elles ne purent y adhérer officiellement qu’à partir de 1908.

Sous l’impulsion de Bismarck, et malgré des restrictions liées à la nationalité, l’âge, le lieu de résidence ou la capacité (ne pas être sous tutelle ou coupable d’un crime), plus ou moins importantes selon les Länder, le suffrage universel masculin fut institué pour les élections du Reichstag. Les voix en faveur de l’égalité civique se firent entendre de nouveau avec notamment la création de l’Association générale des femmes allemandes (Allgemeiner Deutscher Frauenverein) par L. Otto-Peters et Auguste Schmidt en 1865 et la parution de deux essais d’Hedwig Dohm (1831-1919) sur la condition féminine dans les années 1870[6].

Les féministes bourgeoises dites modérées recoururent à un discours différentialiste, défendant la nécessité d’une représentation des intérêts typiquement féminins, jusqu’alors ignorés, et louant la transformation possible de la politique grâce aux qualités féminines, vers un monde plus juste et plus doux. Sous l’impulsion d’Helene Lange et Gertrud Bäumer, féministes majeures du tournant entre les xixe et xxe siècles, ce discours valorisait les qualités et contributions féminines mais limitait la sphère d’influence des femmes aux domaines familial, social et culturel. L’idée d’une « égalité dans la différence » qui traversait cette ligne argumentative permit au mouvement féministe de la première vague de justifier son combat, mais ne transforma pas la division sexuée du travail dans son ensemble, voire la renforça.

En revanche, les féministes bourgeoises radicales, minoritaires, comme H. Dohm, M. Cauer et Anita Augspurg, considéraient la participation politique des femmes comme un droit de l’Homme (Menschenrecht) universel et intangible. Si pour les modérées, le droit politique des femmes était donc « avant tout une question culturelle ayant pour objectif de mettre en avant une ‘spécificité féminine’ comme complément et correctif du caractère unilatéralement masculin de tous les domaines de la vie », pour les radicales « il s’agissait d’une question de droit » concernant tous les êtres humains[7]. Les divergences de point de vue et d’argumentation entre féministes différentialistes et féministes universalistes (ou égalitaristes) étaient particulièrement vives à propos du droit de vote. En témoigne la diversité des positions représentées au sein de l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes, fondée en 1904 à Berlin.

Quant aux socialistes rassemblées autour de Clara Zetkin (1857-1933) et de l’Internationale des femmes, elles considéraient l’égalité au travail et l’indépendance économique comme la condition première de l’émancipation des femmes et revendiquaient le droit de vote dans le cadre de la lutte des classes. L’organe des femmes socialistes, Die Gleichheit, en était le porte-voix et en 1891, sous la direction d’August Bebel, le Parti social-démocrate allemand inclut la revendication d’un droit de suffrage réellement universel dans son Programme d’Erfurt. Cependant, il fallut attendre la Révolution de Novembre en 1918 et l’instauration de la République de Weimar pour que les femmes allemandes soient pleinement incluses dans la citoyenneté politique.

3 – Un glissement conservateur du féminisme après 1914

Les conséquences de la Première Guerre mondiale

            Le conflit renforça les dissensions entre bourgeoises et socialistes ; la rupture se doublait d’une divergence entre patriotes et pacifistes, ce qui entraina un glissement du combat féministe vers des valeurs nationalistes et conservatrices. Certes, les femmes firent usage du droit de vote avec enthousiasme en janvier 1919, où l’on observe un taux de participation féminine de près de 90%. Quarante-et-une députées furent élues – 9,6% du total. Des socialistes comme Luise Zietz et Marie Juchacz, des bourgeoises libérales comme G. Bäumer, Marie-Elisabeth Lüders et Marie Baum en faisaient partie. Mais quelques candidates pour les partis plus conservateurs comme le Zentrum et le Parti populaire allemand (Deutsche Volkspartei) et même monarchistes et ouvertement antiféministes comme le Parti national-allemand du peuple (Deutschnationale Volkspartei, DNVP) furent aussi élues. Malgré leurs différends, les députées optèrent majoritairement pour une stratégie réformiste, et de nombreuses lois améliorant la condition des femmes furent votées sous la République de Weimar, notamment en matière de politique familiale, sociale et du travail.

Cependant, les avancées indéniables des droits des femmes pendant les années vingt, les conflits entre les différentes approches et revendications, ainsi que le développement du fossé générationnel entre les féministes de la première génération et celles de la génération de la « nouvelle femme » (Neue Frau) expliquent la baisse de popularité du mouvement féministe pendant la République de Weimar.

Le féminisme d’extrême-droite dans les années 1930

Bien que le BDF affichât toujours son apolitisme, il était cependant largement influencé par des femmes conservatrices et nationalistes au début des années trente. Sa présidente Agnes von Zahn-Harnack (1884-1950) publia dès 1932 un rapport présentant l’instauration en Allemagne d’un Etat corporatiste sur le modèle de l’Italie mussolinienne comme l’unique solution à la crise du système parlementaire et G. Bäumer, d’un ton résigné, affirmait la même année qu’il importait peu que, lorsque l’on posait la question de la place des femmes, l’Etat fût parlementaire, démocratique ou fasciste. La question du genre semblait de plus en plus déconnectée du combat démocratique.

La mise au pas (Gleichschaltung) des associations féminines et féministes eut lieu dès 1933. Le BDF opta pour la dissolution même si G. Bäumer se montra prête à de nombreuses concessions afin de maintenir la parution du journal Die Frau (La femme) qu’elle codirigeait. Un nombre croissant de femmes völkisch[8] et nazies s’exprimèrent ainsi dans ce journal jusqu’en 1944. En revanche, toutes les associations de femmes nationalistes et conservatrices, comme les associations patriotiques de femmes (väterländische Frauenvereine), les associations de femmes au foyer (Hausfrauenvereine) et les associations agricoles de femmes (landwirtschaftliche Frauenvereine) se rallièrent immédiatement au Front allemand des femmes (Deutsche Frauenfront) créé dès mai 1933 par les nazis.

Les cadres d’interprétation des rapports de genre de la droite radicale et du national-socialisme pouvaient en effet rejoindre les théories des féministes différentialistes.

4 – La thèse du patriarcat originel : racialisation des rapports de genre (1)

Sous l’Empire et pendant la République de Weimar, les antiféministes produisirent également un discours théorique. La réflexion sur les rapports de genre des défenseurs de la supériorité masculine postulaient, comme les féministes différentialistes, l’existence de qualités spécifiques à chaque genre : la préservation de ces qualités et de la place des hommes et des femmes garantissait l’ordre social. Au sein de la droite radicale, le non-respect des différences de genre et le désordre social étaient interprétés par ces penseurs masculinistes dans un schéma raciste et antisémite.

Ainsi, dans son Mythe du vingtième siècle[9] paru en 1930, Alfred Rosenberg (1893-1946) expliquait les causes du déclin allemand par le « chaos racial et sexuel » (Rassen- und Geschlechtschaos) issu des Lumières. Le patriarcat était posé comme un élément constitutif de l’ordre social et de l’identité, mais aussi de la supériorité, de la « race nordique »[10]. L’association entre race nordique et patriarcat n’était pas neuve : on la trouvait déjà chez le germaniste Hans Günther (1891-1968), dans sa Rassenkunde des deutschen Volkes (Raciologie du peuple allemand) de 1922[11]. La moralité propre de la race nordique y était notamment caractérisée par le patriarcat, organisation sociale fondée sur la confiscation du pouvoir par les hommes, mais aussi garant du dimorphisme sexué et donc de la survie de la race. A l’inverse, la race juive y était caractérisée par une indifférenciation des sexes conduisant à la déviance sexuée et sociale. Günther reprenait les stéréotypes antisémites de l’homme juif efféminé et de la femme juive virilisée ou lascive colportés depuis la fin du xixe siècle.

Rosenberg dénonçait alors le féminisme comme un mouvement « juif », opérant une masculinisation des femmes et une féminisation des hommes dans le but de détruire la race nordique. L’homme seul devait « être et rester juge, soldat et dirigeant de l’Etat » tandis que les femmes étaient appelées à retourner dans la sphère domestique et à se consacrer à leur mission première : la maternité. La condamnation de l’égalité entre femmes et hommes allait de pair avec l’établissement d’une hiérarchie raciale et la condamnation implacable du métissage.

            Les réponses féministes à ces thèses prirent plusieurs formes et portèrent sur différents points – l’asymétrie des rapports hommes/femmes, la question de la « sphère naturelle » des femmes, ou le cadre antisémite et raciste dans lequel était pensé le patriarcat originel.

5 – Le matriarcat originel : racialisation des rapports de genre (2)

L’importance des courants conservateurs et nationalistes au sein du mouvement féministe allemand explique aussi la réception très large des théories de hiérarchie des races, et une réponse raciste à la thèse du patriarcat originel. La racialisation des rapports de genre fut aussi pensée au profit des femmes – du moins de certaines femmes.

La thèse du matriarcat originel, que l’on trouve à l’origine sous la plume de Johann Bachofen (1815-1887) en 1861[12], fut largement discutée et commentée dans les années 1930 à la suite de la traduction par Hermann Wirth (1885-1981), philologue néerlandais national-socialiste, de la Chronique d’Ura-Linda[13]. Le texte original est un faux, forgé très probablement au xixe siècle, mais qui connut un grand succès en Allemagne au sein des mouvements ésotériques et de la droite radicale. C’est une relecture et une mise en relation de plusieurs mythes cosmogoniques, en particulier la Genèse et l’Atlantide de Platon[14], contribuant à l’« ethnicisation de l’idée matriarcale »[15]. Féminisant l’histoire des trois fils de Noé[16] devenus les trois mères originelles de l’humanité, Lyda la Noire, Finda la Jaune et Frya la Blanche, la Chronique établissait une hiérarchie des races et affirmait que le peuple allemand était de race nordique, allant ainsi dans le sens de la droite radicale allemande. Cependant, sa description de l’ordre des sexes d’une supposée race blanche originelle qui aurait conquis l’Europe provoqua la critique de cette même droite radicale : la direction était assurée par de puissantes matriarches et prêtresses et les femmes y avaient un important pouvoir religieux, social et, ponctuellement, politique. Enfin, le passage du matriarcat originel au patriarcat était compris dans une perspective raciale. Alors que Bachofen l’expliquait par l’avènement du christianisme et estimait qu’il s’agissait d’un progrès universel et bénéfique, la Chronique Ura-Linda le mit en scène par l’attaque de « races orientales » – comprendre : juives – à l’origine d’un choc des cultures et du déclin racial. Or si Wirth critiquait ce déclin racial et le monde industriel moderne, hostile à la nature, pour leur prétendue origine « orientale » il ne plaidait pas pour que le matriarcat soit rétabli. Il ne s’agissait, à l’aide de ce texte, que de légitimer un Etat proche de la nature, archaïque et antimoderne, porté par le national-socialisme.

Cependant, puisque la Chronique pouvait être aussi mobilisée par les partisan·e·s d’une avancée, même modérée, des droits des femmes, la majorité antiféministe de la droite radicale allemande insista sur son authenticité douteuse et accusa Wirth de vouloir nuire au peuple allemand en diffusant des idées contraires à sa vision d’une race nordique patriarcale et virile. Là encore, on ne trouve pas d’unité autour de la question raciale, dès lors qu’elle est mêlée à la question du genre – et inversement.

6 – Le « racial-féminisme » de Sophie Rogge-Börner : une réponse antisémite à la « question féminine » (3)

            Malgré leurs désaccords, partisan·e·s du matriarcat ou du patriarcat originels se rejoignaient sur de nombreux points : la racialisation et l’essentialisation de l’ordre des sexes ; l’identification d’une dégénérescence de la race nordique, attribuée à la race juive ; la propagation d’une vision différencialiste des rôles des sexes, assignés à des sphères distinctes et hermétiques. Cela établissait un rapport de pouvoir asymétrique, favorisant les hommes au sein d’une race nordique épurée des influences supposément juives. Ce programme fit l’objet de critiques par des femmes de la droite radicale, qui tentèrent de reformuler un projet féministe dans ce cadre antisémite et raciste.

            Un mouvement féministe völkisch se constitua ainsi dans les années vingt. Sophie Rogge-Börner (1878-1955) en était l’une des figures de proue et une bonne représentante du milieu dont étaient issues ces féministes : fille d’un officier prussien, elle fut formée comme enseignante, épouse d’un médecin militaire, son engagement politique naquit de la défaite allemande en 1918[17]. Dès lors, elle proposa une lecture féministe des théories raciales s’appuyant sur la mythologie nordique et Tacite, tentant de convaincre la droite radicale de la suivre dans sa défense des droits des femmes de « race nordique-germanique ». En effet, d’après elle, l’égalité des sexes y aurait régné, tandis que les femmes étaient opprimées au sein de la race juive, forcément inférieure. Pour elle comme pour Wirth, le déclin de la race nordique-germanique avait été causé par l’instauration du patriarcat « juif », contre-nature et fatal, à la suite des phénomènes migratoires, de l’occupation romaine et de la christianisation.

Les femmes de race nordique-germanique, privées de leur liberté, auraient alors été reléguées aux seules tâches domestiques et reproductives dans la sphère privée. S. Rogge-Börner allait jusqu’à affirmer que le patriarcat avait construit des différences artificielles entre les sexes afin de justifier a posteriori l’oppression des femmes. Mais alors qu’elle avait une conception essentialiste de la catégorie de race, elle estimait que la différence des sexes et, partant, la domination masculine, n’avaient pas de fondements naturels mais résultaient d’une dégénérescence à combattre. Persuadée que les femmes devaient tout comme les hommes accéder à un pouvoir politique, économique, religieux et militaire, elle rejetait le féminisme différentialiste qui revendiquait une simple extension de la sphère féminine.

Ici également, on constate une racialisation des rapports de pouvoir entre les sexes, mais selon une logique et pour un but contraires à ceux de la majorité de la droite radicale antiféministe. Appelant les femmes « conscientes de leur germanité » à lutter contre le « patriarcat juif », S. Rogge-Börner critiqua avec virulence la mise au pas (Gleichschaltung) des associations féminines en 1933. Avec son journal mensuel Die deutsche Kämpferin. Stimmen zur Gestaltung der wahrhaftigen Volksgemeinschaft (La combattante allemande. Voix pour la formation d’une véritable communauté du peuple, 1933 à 1937), elle adressa des critiques sévères au régime national-socialiste pour sa « politique féminine » et fit l’objet d’une surveillance puis d’une censure.

            Le racial-féminisme de Sophie Rogge-Börner s’élabora dans un contexte de radicalisation et de racialisation de la vie politique allemande. Sa pensée découlait d’une naturalisation et d’une racialisation des relations de pouvoir entre les sexes, lui permettant aussi d’inventer une nouvelle argumentation antisémite opposée à la rhétorique de la droite radicale, qui faisait des féministes des « agents juifs ». En identifiant l’avènement du patriarcat comme signe du déclin racial de la race nordique-germanique, elle faisait également de l’émancipation féminine une condition vers le renouveau racial passant par une politique d’éducation mixte et égalitaire entre les sexes.

S. Rogge-Börner peut être vue comme le point d’aboutissement d’un glissement de certains discours féministes allemands vers la droite radicale. Elle produisit ainsi un sujet spécifique du féminisme : de sexe féminin, de race allemande, c’est-à-dire « non juif », et principalement de classe sociale dominante. On assiste ainsi à l’établissement d’une « norme racisée de genre »[18] – femmes allemandes vs. femmes juives – et d’une norme racialisée des rapports de pouvoir entre les sexes – égalité germanique des sexes vs. patriarcat juif. On voit bien comment furent coproduits ici, dans ce contexte de radicalisation de la vie politique allemande, l’antisémitisme et le féminisme. S’il est indéniable que la droite radicale était majoritairement opposée à l’émancipation des femmes, l’étude des variations des discours sur le genre révèle que l’antisémitisme, mobilisé au nom de l’égalité entre femmes et hommes, pouvait servir de soubassement à un projet féministe. Cela met en évidence la perméabilité de la culture antisémite aux idées féministes, et inversement. Cela appelle aussi à confronter ces projets féministes à celui du mouvement féministe démocratique du xixe siècle. L’étude des féminismes doit les replacer dans leur contexte, dans leurs évolutions, et penser aussi les articulations entre catégories politiques – race, genre, classe[19].

Bibliographie sélective :

Stefan Breuer, Die radikalen Rechte in Deutschland 1871-1945. Eine politische Ideengeschichte, Stuttgart, Reclam, 2010.

Liliane Crips, « Une revue ‘national-féministe’ : Die deutsche Kämpferin 1933-1937 », in Rita Thalmann (dir.), La Tentation nationaliste. Entre émancipation et nationalisme. La presse féminine d’Europe 1914-1945, Paris, Deuxtemps Tierce, 1990, p. 167-182.

Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe, Paris, Presses universitaires de France, 2008.

Elsa Dorlin, « Vers une épistémologie des résistances », in Ead. (dir.), Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 5-18.

Ute Gerhard, Frauenbewegung und Feminismus. Eine Geschichte seit 1789, Munich, Beck, 2009.

Jennifer Meyer, « Mouvement völkisch et féminismes en Allemagne. Une approche intersectionnelle à partir de l’exemple de Sophie Rogge-Börner (1878-1955) », in Patrick Farges et Anne-Marie Saint-Gilles (dir.), Le premier féminisme allemand 1848-1933. Un mouvement social de dimension internationale, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 213, p. 77-90.

Uwe Puschner et G. Ulrich Grossmann (dir.), Völkisch und national. Zur Aktualität alter Denkmuster im 21. Jahrhundert, Darmstadt, WBG, 2009.

Angelika Schaser, Frauenbewegung in Deutschland 1848-1933, Darmstadt, WBG, 2006.

Ina Schmidt, « Die Matriarchats-Patriarchats-Geschlechterrealitätsdiskussion unter NationalsozialistInnen in der Weimarer Republik und NS-Zeit », in Ilse Korotin et Barbara Serloth (dir.), Gebrochene Kontinuitäten? Zur Rolle und Bedeutung des Geschlechterverhältnisses in der Entwicklung des Nationalsozialismus, Innsbruck, Studienverlag, 2000, p. 91-130.

Christine Streubel, Radikale Nationalistinnen. Agitation und Programmatik rechter Frauen in der Weimarer Republik, Frankfurt/Main-New York, Campus Verlag, 2006.

Françoise Thébaud, « Penser la guerre à partir des femmes et du genre. L’exemple de la Grande Guerre », Astérion, 2, 2004. En ligne : http://asterion.revues.org/document103.html [dernière consultation le 17 septembre 2017].

Beate Wagner-Hasel, Matriarchatstheorien in der Altertumswissenschaft, Darmstadt, WBG, 1992.

Eva-Maria Ziege, Mythische Kohärenz. Diskursanalyse des völkischen Antisemitismus, Konstanz, UVK-Verlagsgesellschaft, 2002.


[1]  Jennifer Meyer est docteure de l’ENS de Lyon en histoire de la pensée politique et de l’Université d’Erfurt en histoire. Elle a soutenu une thèse sur le racial-féminisme à travers l’exemple de l’écrivaine et journaliste allemande Sophie Rogge-Börner. Ses recherches portent sur les études de genre, l’histoire des féminismes ainsi que l’histoire du nationalisme et de l’antisémitisme.

[2] Morwenna Coquelin enseigne l’histoire-géographie en classe Abibac au lycée Maurice Ravel de Paris. Elle est docteure en histoire.

[3] Ainsi d’Eleonore Prochaska (1785-1813).

[4] La Kindergartenbewegung, inspirée par le pédagogue Friedrich Fröbel (1782-1852), défendait la formation des femmes aux métiers de l’éducation au nom du concept de « maternité spirituelle », et de façon à pourvoir aux besoins des structures nouvellement créées.

[5] Angelika Schaser, Frauenbewegung in Deutschland 1848-1933, Darmstadt, WBG, 2006, p. 29.

[6] Die wissenschaftliche Emancipation der Frauen (1874) et Der Frauen Natur und Recht. Zur Frauenfrage (1876).

[7] Ute Gerhard, Frauenbewegung und Feminismus. Eine Geschichte seit 1789, Munich, Beck, 2009, p. 73.

[8] Ce courant intellectuel et politique nationaliste apparut en Allemagne à la fin du xixe siècle. Le terme recouvre différents groupuscules qui partagent l’ambition de donner aux Allemands une spiritualité païenne puisée dans le romantisme et dans un passé germanique mythifié et fantasmé. Le mouvement conçoit le peuple allemand comme exceptionnel, et devant lutter contre les influences extérieures pour maintenir cette supériorité. Le mouvement völkisch est donc non seulement un mouvement d’exaltation de la germanité mais aussi un mouvement raciste et antisémite inspiré du darwinisme social.

[9] Der Mythus des 20. Jahrhundert. Eine Wertung der seelisch-geistigen Gestaltenkämfe unserer Zeit, Hoheneichen, Munich, 1930 (194 rééditions jusqu’en 1942) fut l’un des soutènements idéologiques du Troisième Reich et articulait néo-paganisme et darwinisme social.

[10] Le terme de race est ici utilisé comme une catégorie de pensée, à l’œuvre dans les théories présentées. Les races dont il est question ici ne sont que les constructions des auteur·e·s racistes cité·e·s dans cet article et ne reflètent que leur compréhension du monde.

[11] H. Günther était connu sous le Troisième Reich comme « Rassengünther » ou « le pape des races » (Rassenpapst) pour ses théories racistes et eugénistes.

[12] J. J. Bachofen, Das Mutterrecht. Eine Untersuchung Über die Gynaikokratie der alten Welt nach ihrer religiösen und rechtlichen Natur, Stuttgart, 1861. J. Bachofen était un juriste suisse.

[13] Die Ura-Linda-Chronik, Leipzig, Koehler & Amelang, 1933.

[14] Dans le Timée et le Critias.

[15] Beate Wagner-Hasel, « Rationalitätskritik und Weiblichkeitskonzeptionen. Anmerkungen zur Matriarchatsdiskussion in der Altertumswissenschaft », in Ead., Matriarchatstheorien in der Altertumswissenschaft, Darmstadt, WBG, 1992, p. 295-373, ici p. 311.

[16] Gn. 9 et 10. La répartition géographique est introduite par saint Jérôme dans Le Livre des questions hébraïques.

[17] Elle rejoignit le Parti national-allemand du peuple en 1919.

[18] Elsa Dorlin, « De l’usage épistémologique et politiques des catégories de ‘sexe’ et de ‘race’, dans les études sur le genre », Les Cahiers du genre, 39, 2005, p. 83-105.

[19] En écho au livre désormais classique d’Etienne Balibar et Immanuel Wallenstein : Race, nation, classe (1988).

Entretien avec Claire Demesmay L’Allemagne et les relations franco-allemandes au lendemain des élections fédérales

Après avoir travaillé à la chaire d’études sur la France et les pays francophones à l’Université de Dresde, Claire Demesmay a rejoint le Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Elle est aujourd’hui directrice du programme sur les relations franco-allemandes de la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP) à Berlin. La DGAP et l’Ifri ont créé en 2007, avec le soutien de la Fondation Robert Bosch, un programme de jeunes leaders nommé « Dialogue d’avenir franco-allemand ».

Entretien réalisé par Jonathan Gaquère, directeur de publication de la Revue Abibac

Jonathan Gaquère : Vous avez créé en 2007 « Dialogue d’avenir », un programme de formation à destination de jeunes actifs et doctorants. Quel bilan tirez-vous après 10 ans d’existence ? Quel regard portez-vous sur la coopération franco-allemande en terme de formation ?

Claire Demesmay : L’idée derrière le Dialogue d’avenir franco-allemand, c’est qu’il est toujours nécessaire de créer et d’entretenir des liens étroits entre les futurs décideurs de nos deux pays. Français et Allemands ayant depuis des années une image globalement positive les uns des autres, cela peut paraître paradoxal. Une telle image est pourtant loin de signifier qu’ils se connaissent bien. En réalité, nous avons tendance à projeter les uns sur les autres nos propres schémas, sans toujours comprendre en quoi ceux du pays partenaire sont différents, ou légitimes. Cela vaut dans tous les domaines de coopération, qu’il s’agisse de la politique, du monde de l’entreprise ou encore de l’éducation. Les malentendus qui en résultent se transforment vite en tensions. Or ils pourraient être évités avec un meilleur apprentissage interculturel.

Aujourd’hui, il ne s’agit bien sûr plus, comme il y a cinquante ou soixante ans, d’apaiser les tensions issues de la guerre, de déconstruire le mythe des ennemis héréditaires. Grâce au travail acharné de passeurs comme Alfred Grosser, la réconciliation est désormais achevée. Il nous reste en revanche à apprendre à faire bouger les lignes, et je dirais même à accepter de faire bouger les lignes qui sont ancrées dans des lectures nationales du monde. Les paradigmes nationaux ne sont pas un problème en soi, ils peuvent au contraire être une richesse, mais à condition de reconnaître qu’ils sont une manière parmi d’autres de voir les choses, et que d’autres manières sont tout aussi légitimes. Autrement dit, nous avons tout à gagner à sortir de notre confort intellectuel pour penser l’avenir. A chaque rencontre du Dialogue d’avenir, je suis frappée de constater à quel point Français et Allemands savent faire jouer les complémentarités entre les deux cultures nationales, pour faire émerger des solutions innovantes, pour sortir des sentiers battus. En ce sens, ces rencontres sont le laboratoire d’une coopération franco-allemande idéale.

J.G.: L’Allemagne vient de connaître une période électorale. Quels principaux enseignements tirez-vous des élections législatives ?

C.D. : Les élections du Bundestag ont mis en lumière deux tendances à première vue contradictoires : d’une part, la recherche de stabilité d’une partie importante de la population allemande, qui est plutôt satisfaite de la situation actuelle, ou en tout cas préfère qu’elle ne change pas outre mesure ; de l’autre, le rejet de la classe politique traditionnelle par une minorité non négligeable, qui s’est traduit en septembre dernier par les bons résultats de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), un parti né de la contestation de la politique de l’Euro, qui tire aujourd’hui son succès des peurs suscitées par l’arrivée de plus d’un million de réfugiés depuis 2015.

La campagne électorale a été d’un ennui remarquable. Les partis politiques établis, en particulier les deux partis traditionnels que sont l’Union chrétienne-démocrate (CDU) et le Parti social-démocrate (SPD), ont non seulement évité les sujets qui fâchent, mais étaient aussi en accord sur de nombreux sujets. Et puis, contrairement à l’élection présidentielle en France, il a très peu été question d’Europe dans cette campagne électorale. Je pense que les stratèges des grands partis ont fait le pari qu’il valait mieux ménager les citoyens plutôt que de parler de problèmes pourtant bien réels. Et de fait, on a bien conscience en Allemagne que le pays s’en sort plutôt bien, alors même que l’Europe est traversée par de nombreuses crises, qu’il s’agisse du conflit en Ukraine, des privations de libertés en Pologne ou encore des attaques terroristes dans plusieurs pays européens, dont la France. Sans même parler des problèmes de chômage et de pauvreté que connaissent en particulier les pays du Sud de l’Europe. Bien que le score de la CDU ait été historiquement faible, Angela Merkel reste une figure rassurante, perçue comme celle qui a su protéger l’Allemagne dans un monde globalement dangereux.

Cela étant, l’Allemagne n’est pas non plus un pays de Bisounours. L’élection législative a montré qu’une partie de la population ne se reconnaît pas dans cette offre politique qui se veut rassurante et table avant tout sur la continuité. Ici, comme partout ailleurs en Europe, de nombreux citoyens ont exprimé leur rejet, leur colère ou leurs peurs en votant pour le parti populiste et extrémiste qu’est l’AfD. Cet électorat est loin d’être marginal, et c’est un phénomène nouveau en Allemagne : il représente 12,6% des voix dans l’ensemble du pays et même est arrivé en tête en Saxe, dans l’Est du pays – là où l’AfD a d’ailleurs fait ses meilleurs résultats. Comme l’électorat du Front national en France, il s’agit de citoyens de la « périphérie », qui se sentent exclus, rejettent le système en place et sont tentés par le repli nationaliste.

J.G.: L’AfD est-elle amenée à jouer en Allemagne le même rôle que le Front National en France ?

C.D. : En partie, mais en partie seulement. Comme le Front national en France, l’AfD a désormais une influence incontestable sur la vie politique allemande, puisqu’elle inscrit ses sujets de prédilection à l’agenda politique et contraint ainsi les autres partis à se positionner. On l’a très bien vu durant la campagne électorale, où la politique d’asile, et plus largement la politique d’immigration et d’intégration, a été l’un des thèmes les plus discutés. Or, la question est au cœur des revendications de l’AfD : ses attaques violentes de la politique d’accueil des réfugiés expliquent en grande partie son succès. En retour, ses bons scores dans les sondages ont conduit certains responsables des partis traditionnels à durcir le ton sur les questions migratoires. C’est dans ce contexte que s’explique l’insistance de l’Union chrétienne-sociale (CSU), le parti frère de la CDU en Bavière, pour un plafonnement annuel du nombre de nouveaux demandeurs d’asile – et son succès à imposer sa volonté à la CDU d’Angela Merkel, qui pourtant s’y opposait.

Au-delà de ces similarités, la démocratie allemande obéit, comme d’ailleurs chaque Etat européen, à des règles particulières. Au cœur du processus de décision se trouve la recherche de compromis par les partenaires de coalition – au cours de la prochaine législature, celle-ci devrait être composée de quatre partis très différents. L’AfD sera certes présente au Bundestag et participera donc à la vie parlementaire, mais elle ne pourra bloquer aucune des décisions du gouvernement de coalition. Aujourd’hui, la question est en réalité de savoir si les partis établis sauront résister à moyen et long termes aux sirènes du populisme ou, au contraire, céderont à la tentation de la surenchère pour tenter de reprendre des voix à l’AfD. Ce parti est encore jeune et il est trop tôt pour connaître le positionnement des autres partis. J’espère pour ma part qu’ils sauront tirer les leçons de la longue expérience de la France en la matière et comprendront qu’ils n’ont rien à gagner à se laisser intimider par l’AfD et à en copier les revendications.

J.G.: Le résultat des élections législatives est-il une bonne ou une mauvaise nouvelle pour la construction européenne et plus particulièrement pour les relations franco-allemandes ?

C.D. : Comme souvent, le diable est dans les détails. Les partis amenés à former un gouvernement de coalition ont tous, sans exception, un positionnement pro-européen ; tous considèrent que l’Union européenne est le cadre d’action naturel de l’Allemagne et sont en faveur de la construction européenne ainsi que de la coopération franco-allemande. Et l’AfD, malgré sa présence au Bundestag, ne peut entraver la politique européenne du gouvernement. C’est la bonne nouvelle de cette élection. En même temps, lorsqu’on se penche de façon plus précise sur les dossiers européens, on voit très vite d’importantes divergences au sein même de la coalition. L’exemple le plus flagrant est celui de l’avenir de la zone euro. Aucun des partis en question ne remet certes en cause son existence, mais certains – comme les Verts – appellent à plus d’intégration, selon le principe de solidarité entre les Etats-membres, alors que d’autres – comme le parti libéral (FDP) – refusent au contraire toute nouvelle forme de mutualisation pour défendre les seuls intérêts de l’Allemagne, et visent plus ou moins le statu quo.

La position du futur gouvernement n’est pas encore tranchée et il reste donc des marges de manœuvre, mais on voit d’ores et déjà que dans ces conditions, une politique d’intégration ambitieuse pour l’Union européenne, et notamment pour la zone euro – telle que la France la conçoit depuis l’élection d’Emmanuel Macron – est loin d’aller de soi. Cela étant, certains sujets pourraient être plus propices à la construction européenne que d’autres, comme la politique de sécurité et défense, ou encore la politique d’immigration. Sur ce point, la répartition des postes entre les partenaires de coalition sera déterminante, en particulier en ce qui concerne les ministères des Finances, des Affaires étrangères et de la Défense. Mais quels que soient ces choix, ainsi que les positions du futur gouvernement allemand sur les questions européennes, Paris devra se montrer persuasif, car Berlin est hésitant. Or, sans l’Allemagne, aucune impulsion nouvelle n’est aujourd’hui possible en Europe.

J.G.: Quel accueil les propositions d’E. Macron au niveau européen ont-elles reçu en Allemagne ? Ont-elles été présentes dans le débat politique ?

C.D. : De façon générale, la campagne électorale française a été très suivie en Allemagne du fait de la polarisation politique à laquelle elle a donné lieu. Pour le dire de façon schématique, l’ensemble de la classe politique, à l’exception de l’AfD, tremblait à l’idée que Marine Le Pen puisse l’emporter et remettre en question le projet d’intégration européenne. Cela a été l’inverse pour Emmanuel Macron, perçu comme le candidat le plus à même de faire obstacle au Front national, mais aussi comme un réformateur et un Européen convaincu. Son programme de réformes socio-économiques, parce qu’il correspondait à des attentes anciennes, l’a doté d’une aura extrêmement positive.

Depuis l’élection présidentielle, cet enthousiasme s’est estompé. Le président français continue certes à fasciner un certain nombre d’intellectuels allemands pour son volontarisme européen, et conserve une image positive au sein de la classe politique. Encore une fois, cela s’explique en grande partie par son approche réformatrice. Ses propositions sur la politique européenne, en revanche, n’ont eu jusqu’à aujourd’hui qu’un écho limité sur le plan politique. Il faut dire que depuis l’élection législative en Allemagne, les partis politiques sont mobilisés par les négociations de coalition gouvernementale et ne veulent prendre aucun risque pouvant fragiliser leur position. Au-delà de cet aspect conjoncturel, les propositions d’Emmanuel Macron, notamment sur la monnaie unique, font grincer des dents à droite. Au FDP et dans une partie de la CDU/CSU, on considère que créer un budget de la zone euro reviendrait à envoyer un signal négatif aux Etats membres, qui n’auraient plus d’incitation à réformer et à réduire leurs dépenses. De même, l’idée de lancer des conventions démocratiques pour débattre de l’avenir de l’Europe ne convainc pas vraiment outre-Rhin : alors que l’AfD, qui a des positions très critiques sur la politique européenne, vient d’entrer au Bundestag, l’idée de parler d’Europe n’apparaît pas comme une priorité.

J.G.: Compte tenu de l’expérience d’A. Merkel qui en est à son quatrième président français, la relation n’est-elle pas de fait déséquilibrée avec E. Macron, malgré les efforts de ce dernier pour impulser de nouvelles dynamiques européennes ?

C.D. : Le déséquilibre entre la France et l’Allemagne, qui n’est pas récent, pourrait s’estomper avec l’élection d’Emmanuel Macron. Bien sûr, Angela Merkel dispose d’une longue expérience à la tête de l’Allemagne comme sur la scène européenne. Elle est respectée, influente et connaît parfaitement les rouages des négociations à Bruxelles. De plus, elle dirige un pays à l’économie solide et qui a son mot à dire sur les questions internationales. Tout cela continuera à conforter sa position dans les prochaines années. D’un autre côté, Emmanuel Macron a lui aussi des atouts. Contrairement à la chancelière, il n’a pas à ménager un quelconque partenaire de coalition : son parti dispose de la majorité absolue à l’Assemblée nationale et, en tant que président de la République, il a des pouvoirs très étendus. A cela s’ajoute qu’il est le vainqueur incontesté de l’élection présidentielle et a battu le Front national, alors que le nouveau gouvernement allemand sera issu de longues et difficiles négociations, et que l’Allemagne voit pour la première fois siéger au Bundestag un groupe parlementaire représentant un parti d’extrême droite. Et pour finir, le président français a un programme de réforme pour la France et l’Union européenne, qu’il a décliné en tant que candidat, alors que la campagne électorale en Allemagne n’a pas permis de dégager de projet.

Est-ce que cela suffira à relancer la machine franco-allemande et, pour le président français, à convaincre le gouvernement allemand de soutenir ses propositions en matière de politique européenne ? Il est encore trop tôt pour le dire. Comme toujours, la réponse dépend de la volonté politique de part et d’autre du Rhin. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’en ayant formulé des propositions concrètes sur l’Europe, Paris s’est placé dans une position offensive. La balle est maintenant dans le camp de Berlin : une fois constitué, le gouvernement allemand n’aura d’autre choix que de répondre et de se positionner à son tour sur le sujet.

J.G.: Comment voyez-vous dans les années à venir les relations franco-allemandes ? Quels seront les grands enjeux à venir tant au niveau bilatéral qu’au niveau européen et international ?

C.D. : L’Union européenne est aujourd’hui fragilisée, profondément divisée sur les politiques à mener, tentée dans certaines régions par les replis nationalistes, qui vont jusqu’à la scission dans le cas du Brexit. Dans ce contexte, la France et l’Allemagne ont un rôle central à jouer. En s’appuyant sur leur longue expérience des compromis européens et en utilisant leur réseau de concertation, inégalé pour une relation bilatérale, elles doivent prendre l’initiative et faire à leurs partenaires des propositions qui soient à la hauteur des enjeux. Cela implique, d’une part, de renforcer la cohésion de l’Union en interne et de la doter de capacités financières, mais aussi de moyens pour une politique éducative et de l’innovation ambitieuse ; d’autre part, de renforcer la capacité des Européens à agir dans leur environnement, notamment dans le domaine de la défense, de l’immigration, de l’énergie et de l’environnement. La tâche est immense et exige d’associer ceux des partenaires européens qui le souhaitent. Avec eux, Français et Allemands doivent saisir la fenêtre d’opportunité qui est ouverte…jusqu’à l’élection du Parlement européen en 2019.