Le site Géoimage, une ressource d’avenir pour l’enseignement en section Abibac   

Par Xavier Desbrosse, Enseignant d’histoire-géographie en section Abibac au lycée Pierre Bayen, Châlons-en-Champagne (51)  

xdesbrosse@ac-reims.fr

 Enseigner en langue allemande expose à la problématique de la disponibilité des ressources, en particulier en géographie. En DNL, la question est récurrente : comment trouver des documents à jour, précis, mais aussi accessibles pour des élèves en cours d’apprentissage ? Le site d’information géographie Géoimage pourrait devenir un outil précieux dans l’arsenal des possibilités à disposition des professeurs d’Abibac. 

Le site Géoimage – https://geoimage.cnes.fr/fr – a vu le jour en octobre 2017[1]. Il propose une large gamme de commentaires de photographies satellites. Celles-ci – de qualité exceptionnelle – sont fournies par le Centre national d’études spatiales (CNES). Notamment animé par le géographe spécialiste de la mondialisation, Laurent Carroué, le site met à disposition des internautes des images du monde entier. 

A la différence d’autres offres en ligne comme Google earth, Géoimage a l’avantage de fournir en plus des images – et gratuitement, en accès direct et téléchargeables – des commentaires scientifiques de qualité. Ceux-ci permettent de s’approprier rapidement les territoires représentés en indiquant au lecteur les enjeux géographiques illustrés par chaque photo satellitaire. A ce jour, le site a mis en ligne près de 360 dossiers et donne des éléments sur 92 pays. La plus-value du site pour les enseignants est grande. Il est un outil performant pour se former : les commentaires peuvent devenir des exemples utilisés en cours et illustrés d’images spectaculaires et parlantes.

Pourtant, dans la perspective des sections Abibac, les perspectives pédagogiques s’avèrent assez vite limitées. Le fait que la majorité des notices soit écrite en français constitue un frein pour un enseignement en langue allemande. Cependant, cette difficulté constitue aussi une belle potentialité pour les élèves de section Abibac.  

En effet, Géoimage repose sur un fonctionnement ouvert. De nombreux contributeurs sont des enseignants du secondaire. De plus, la dimension DNL a été prise en compte quand l’architecture du site a été définie. Il y a déjà sur le site une quarantaine de « dossiers en langue étrangères »[2]. La très grande majorité de ces contributions sont aujourd’hui des traductions du français à l’espagnol réalisées par des élèves de Bachibac. C’est désormais aux sections Abibac de relever le défi !

Les bénéfices immédiats sont grands. La traduction constitue d’abord un excellent exercice d’appropriation du vocabulaire comme du raisonnement géographiques. Par ailleurs, alimenter le site Géoimage en commentaires en allemand, c’est mettre à disposition des exemples permettant de traiter le programme d’Abibac. Une première traduction est exploitable en Terminale (chapitre « mers et océans : au cœur de la mondialisation »). Cette notice sur les bases sous-marines chinoises de l’île d’Hainan permet de disposer d’une ressource en allemand sur les tensions en mer de Chine méridionale[3]. Un investissement des sections Abibac dans la traduction ou la conception de notices – en particulier sur l’Allemagne, l’Autriche et l’Europe centrale – permettrait aussi d’augmenter le nombre de commentaires portant sur le monde germanique. En effet, si on considère le poids économique et politique de l’Allemagne en Europe comme dans la mondialisation, ce territoire reste sous-représenté parmi les dossiers. 


[1] https://geoimage.cnes.fr/fr

[2] https://geoimage.cnes.fr/fr/geoimage/ressources-en-langue-etrangere

[3] „China – Hainan : Marinestützpunkte Yulin und Yalong, Machtprojektion und Grenzkonflikte im Südchinesischen Meer“  Notice de Laurent Carroué traduite par Marcus Bracht et Xavier Desbrosse. https://geoimage.cnes.fr/fr/geoimage/china-hainan-marinestutzpunkte-yulin-und-yalong-machtprojektion-und-grenzkonflikte-im

Les frontières fantômes, un nouveau concept pour penser le « mur dans les têtes » ?


A la suite de l’effondrement du système communiste et de l’unification allemande, la thématique du « mur dans les têtes » s’est largement imposée. Médias, artistes et chercheurs ont d’ailleurs largement repris cette image de la frontière mentale lors du trentième anniversaire de l’ouverture du Mur de Berlin[1]. Si l’image de la frontière dans les têtes est fortement mobilisée, les discours qui accompagnent cette métaphore peuvent diverger. Alors que le Berliner Zeitung souligne que « 72% des Est-Allemands continuent de voir un mur dans les têtes », le Spiegel[2] démontre que ce mur recule. La recherche menée dans le cadre de la fondation Otto Brenner représente à cet égard une synthèse utile[3], même s’il est étonnant qu’elle n’ait été réalisée que par  des psychologues.

            Cette notion de « mur dans les têtes » est également fortement présente dans les manuels scolaires où elle permet d’alimenter la discussion autour des conséquences géographiques, sociales et culturelles de la réunification. Cette notion gagnerait à être abordée conjointement avec le concept de frontières fantômes proposé par Béatrice von Hirschhausen et développé dans le cadre d’un réseau de recherche financé entre 2011 et 2017 par le ministère fédéral allemand de l’Enseignement et de la Recherche (www.phantomgrenzen.eu). Le concept de frontières fantômes a été choisi « par analogie avec les apparitions, hésitant entre corporéité et fantasme, de défunts et de vaisseaux disparus. L’idée de frontières fantômes ([…] dans certains cas de « spatialités fantômes », de « territorialités fantômes » ou de « géographies fantômes ») joue de cette double nature corporelle et fantasmatique ; elle joue aussi d’une métaphore secondaire, celle des douleurs fantômes ressenties dans un membre amputé. Du fantôme, les rémanences spatiales étudiées tiennent le même caractère imprévisible: elles peuvent apparaître sur des cartes à l’occasion d’un rendez-vous électoral, par exemple, mais rester invisibles sur d’autres cartes »[4].

            L’intérêt pédagogique du concept de frontières fantômes est pluriel. Il permet de comprendre la visibilité sélective du phénomène frontalier tout en considérant l’image géographique du « mur dans les têtes » au niveau de l’Europe centrale et non uniquement au niveau allemand. Il peut enfin permettre de jouer avec la complexité de la frontière, complexité qui vient – contrairement à ce que cache l’expression « un mur dans les têtes » – autant du futur que du passé.

L’intérêt pédagogique du concept de frontières fantômes est pluriel. Il permet de comprendre la visibilité sélective du phénomène frontalier tout en considérant l’image géographique du « mur dans les têtes » au niveau de l’Europe centrale et non uniquement au niveau allemand. Il peut enfin permettre de jouer avec la complexité de la frontière, complexité qui vient – contrairement à ce que cache l’expression « un mur dans les têtes » – autant du futur que du passé.

La frontière fantôme, une frontière observable… ou non 

Le projet de recherche sur les frontières fantômes permet en premier lieu de démontrer que « le mur dans les têtes » existe aussi en Pologne, en Ukraine ou en Roumanie, quand bien même ces pays n’ont pas été marqués par la construction d’une frontière interne telle le Mur de Berlin. Lorsque la permanence de la frontière est évoquée dans le discours médiatique ou scientifique, la géographie électorale est souvent convoquée. Dès lors, des cartes portant sur le vote pour le parti Die Linke ou pour le parti AfD sont proposées pour alimenter la réflexion. Les cartes ci-dessous représentent les résultats électoraux par circonscription lors du second vote aux élections législatives allemandes de 2017.


Sur les deux premières cartes, la frontière fantôme entre l’ancienne Allemagne de l’Ouest et l’ancienne Allemagne de l’Est n’est pas observable alors qu’elle l’est sur les figures 3 et 4. En effet, la CDU a remporté le premier vote dans une très grande partie des circonscriptions allemandes sans qu’une différenciation Est-Ouest ne soit perceptible (figure 1). De même, le choix de la CDU au second vote distingue la Bavière mais la distinction Est-Ouest n’est pas observable (figure 2). En revanche, les figures 3 et 4 permettent d’observer ce clivage Est-Ouest. Les votes pour les partis Die Linke et pour l’AfD peuvent être expliqués par une volonté plus forte en ex-Allemagne de l’Est de recourir à des votes dits protestataires. Les causes profondes de ces choix politiques ne sont pas l’objet de cet article. Ce qui est intéressant de remarquer – et de faire remarquer à nos élèves – c’est la relativité de la différenciation Est-Ouest. Ainsi, tel un fantôme qui apparaît par intermittence, la frontière est observable pour certaines considérations mais pas pour d’autres. Le concept de frontière fantôme permet ici, davantage que ne l’autorise la simple notion de « mur dans les têtes », de rendre compte de la pluralité des dynamiques spatiales.

            Ce phénomène n’est cependant pas exclusif à l’Allemagne puisqu’il peut également être observé en Pologne et Roumanie, quand bien même l’héritage du Mur de Berlin et du Rideau de fer ne peut ici être utilisé.

La frontière fantôme : une réalité centre-européenne ?

La frontière fantôme serait ainsi non pas une spécificité allemande liée au Mur de Berlin mais une caractéristique de la Mitteleuropa particulièrement prégnante au niveau des anciennes frontières impériales autrichiennes, russes ou prussiennes.

Comme pour la frontière fantôme entre l’ex-Allemagne de l’Est et l’ex-Allemagne de l’Ouest, ce sont les cartes de géographie électorale qui permettent d’appréhender en Pologne les dynamiques politiques liées aux anciennes frontières impériales. Le second tour des élections présidentielles polonaises de 2015 opposant A. Duda et B. Komorowski fut l’occasion de constater cette rémanence. La carte ci-dessous montre à la fois l’impact spatial quasi-inexistant des frontières nationales polonaises de 1921 à 1939 (en blanc sur la carte) et l’impact spatial prédominant des frontières impériales de la période précédant la création de l’Etat polonais en 1918 (en noir).

Sur les deux premières cartes, la frontière fantôme entre l’ancienne Allemagne de l’Ouest et l’ancienne Allemagne de l’Est n’est pas observable alors qu’elle l’est sur les figures 3 et 4. En effet, la CDU a remporté le premier vote dans une très grande partie des circonscriptions allemandes sans qu’une différenciation Est-Ouest ne soit perceptible (figure 1). De même, le choix de la CDU au second vote distingue la Bavière mais la distinction Est-Ouest n’est pas observable (figure 2). En revanche, les figures 3 et 4 permettent d’observer ce clivage Est-Ouest. Les votes pour les partis Die Linke et pour l’AfD peuvent être expliqués par une volonté plus forte en ex-Allemagne de l’Est de recourir à des votes dits protestataires. Les causes profondes de ces choix politiques ne sont pas l’objet de cet article. Ce qui est intéressant de remarquer – et de faire remarquer à nos élèves – c’est la relativité de la différenciation Est-Ouest. Ainsi, tel un fantôme qui apparaît par intermittence, la frontière est observable pour certaines considérations mais pas pour d’autres. Le concept de frontière fantôme permet ici, davantage que ne l’autorise la simple notion de « mur dans les têtes », de rendre compte de la pluralité des dynamiques spatiales.

            Ce phénomène n’est cependant pas exclusif à l’Allemagne puisqu’il peut également être observé en Pologne et Roumanie, quand bien même l’héritage du Mur de Berlin et du Rideau de fer ne peut ici être utilisé.

La frontière fantôme : une réalité centre-européenne ?

La frontière fantôme serait ainsi non pas une spécificité allemande liée au Mur de Berlin mais une caractéristique de la Mitteleuropa particulièrement prégnante au niveau des anciennes frontières impériales autrichiennes, russes ou prussiennes.

Comme pour la frontière fantôme entre l’ex-Allemagne de l’Est et l’ex-Allemagne de l’Ouest, ce sont les cartes de géographie électorale qui permettent d’appréhender en Pologne les dynamiques politiques liées aux anciennes frontières impériales. Le second tour des élections présidentielles polonaises de 2015 opposant A. Duda et B. Komorowski fut l’occasion de constater cette rémanence. La carte ci-dessous montre à la fois l’impact spatial quasi-inexistant des frontières nationales polonaises de 1921 à 1939 (en blanc sur la carte) et l’impact spatial prédominant des frontières impériales de la période précédant la création de l’Etat polonais en 1918 (en noir).


Le cas des disparités régionales en Pologne montre donc que tout héritage frontalier ne donne pas systématiquement lieu à l’émergence d’une frontière fantôme car les frontières de 1921 n’ont pas d’impact spatial sur la géographie électorale polonaise. Il témoigne aussi de la visibilité intermittente de la frontière fantôme dans la mesure où la discontinuité politique observable ne correspond aucunement aux discontinuités géoéconomiques traditionnellement mises en avant lors de l’analyse des inégalités régionales en Pologne. La figure6 montre que les inégalités régionales en Pologne sont marquées par une opposition – classique au sein de l’Union européenne – entre la région métropolitaine de Varsovie et les régions non métropolitaines. Ainsi, les anciennes frontières impériales ne donnent lieu à aucune discontinuité au niveau économique mais représentent une ligne de fracture majeure au niveau politique.

La frontière fantôme : une frontière qui nous vient du futur ?

Un constat similaire peut être réalisé au sujet des disparités régionales en Roumanie. Béatrice von Hirschhausen a pu démontrer que l’accès aux installations d’eau potable était très inégal entre les régions roumaines[5]. Prenant pour exemple le Banat et l’Olténie, elle dresse le constat d’une similarité dans les équipements domestiques (télévisions, ordinateurs, accès à internet) mais une grande différence dans les investissements destinés à l’eau courante (robinets dans la cuisine, pompes dans les puits).


Ces inégalités résultent à la fois d’un héritage historique mais aussi d’une projection différente vers l’avenir. Les enquêtes menées auprès des populations locales ont révélé des visions différentes des territoires et du progrès. Les villages de la région du Banat, qui a fait partie de l’ancien empire austro-hongrois des Habsbourg, se distinguent certes par leur architecture rappelant l’Europe centrale mais ce sont surtout les représentations territoriales des habitants et leur projection dans l’avenir qui les différencient des villages d’Olténie[6] :

« Dans le Banat, il s’agit de renouer, après l’épisode malheureux de la domination soviétique, avec le « destin géographique » d’une région considérée, par les habitants eux-mêmes, comme intrinsèquement « moderne » et vouée de longue date au développement. La ressemblance architecturale des villes et des villages avec ceux de l’Europe des Habsbourg, le baroque des bâtiments civils et religieux, mais aussi le tissage serré des sociétés urbaines et villageoises, les confortent dans cette vision de l’histoire régionale. Et cette foi partagée guide les choix des habitants, leurs investissements dans l’amélioration de leur habitat, comme d’ailleurs dans la modernisation de leur outillage agricole ou dans la formation professionnelle ou universitaire de leurs enfants. « Si il n’y avait pas eu le communisme, nous serions aujourd’hui au niveau de l’Allemagne », entend-on souvent dire dans ces villages. Ici la foi dans l’avenir est articulée à la confiance en son propre passé. Cette dernière donne l’assurance de pouvoir s’adosser aux solides bâtisses construites par les générations précédentes. On peut « rattraper » le temps perdu en prenant appui sur l’héritage. En Olténie , rien de comparable. Les villageois ne peuvent recourir à la même prophétie et le présent postsocialiste, marqué au sceau d’une brutale désindustrialisation, apparaît trop peu intelligible pour permettre un pronostic optimiste sur l’avenir et pour justifier des stratégies parcimonieuses d’avancée à petits pas, via l’amendement de l’existant. »[7]                    

Cette comparaison entre le Banat et l’Olténie souligne l’ambivalence de la frontière. Cette dernière ne doit pas être uniquement perçue comme un héritage du passé car les diverses représentations des habitants vis-à-vis d’eux-mêmes, de leur avenir, du progrès, engagent des trajectoires différenciées, d’où la formulation provocatrice de B. von Hirschhausen selon lesquelles « les traces du passé nous viennent aussi du futur »[8]. Et cette ambivalence temporelle de la frontière se retrouve dans la métaphore du fantôme :

« on ne sait jamais très bien, en présence d’un fantôme, ce qui procède du défunt (de sa corporéité et de son histoire) ou d’une projection de l’imaginaire de ses témoins oculaires dans l’ordre des vivants. C’est du côté de cette double nature que nous cherchons à tirer la métaphore afin de penser des dynamiques à l’œuvre particulièrement ambivalentes »[9].

Le concept de frontière fantôme permet donc d’envisager une approche pédagogique à la fois originale et rassurante. Originale car la dimension conceptuelle des frontières fantômes vient utilement renouveler l’image des frontières mentales qui semble épuisée et qui semble avoir perdu de sa capacité réflexive. Rassurante car l’approche pédagogique mobilisant des documents connus des élèves (cartes de géographie électorale, analyse de témoignages des habitants) permet d’inscrire le concept des frontières fantômes – ambitieux sur le plan théorique – dans la continuité de leurs apprentissages.



[1] https://www.bz-berlin.de/deutschland/72-prozent-der-ostdeutschen-sehen-noch-immer-eine-mauer-in-den-koepfen, https://regierungsforschung.de/30-jahre-mauerfall-30-jahre-mauer-in-den-koepfen

[2] https://www.spiegel.de/politik/deutschland/ost-und-westdeutsche-sind-sich-immer-weniger-fremd-a-15334a23-7801-4040-931f-609e963ec1fd.

[3] https://www.otto-brenner-stiftung.de/fileadmin/user_data/stiftung/02_Wissenschaftsportal/03_Publikationen/AP42_Einheitsmentalitaet.pdf.
[4] Hirschhausen B. von, 2017/2, « Leçon des frontières fantômes : les traces du passé nous viennent (aussi) du futur », L’espace géographique, n°46, pp.97-105. En ligne : https://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2017-2-page-97.htm.

[5] Hirschhausen B. von, 2015, « Phantomgrenzen zwischen Erfahrungsraum und Erwartungshorizont. Konzeptionelle Reflexionen an einem empirischen Beispiel ». In Hirchhausen B. von, Grandits H., Kraft C., Müller D., Serrier T. (dir.), Phantomgrenzen. Räume und Akteure in der Zeit neu denken. Göttingen : Wallstein Verlag, p. 84-106.

[6] L’Olténie est une région historique de Valachie, qui, avec la Moldavie, forma au XIXème siècle la Roumanie.


[7] Hirschhausen B. von, 2017/2, « De l’intérêt heuristique du concept de « fantôme géographique » pour penser les régionalisations culturelles », L’espace géographique, n°46, p. 106-125. En ligne : https://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2017-2-page-106.htm.

[8] Hirschhausen B. von, 2017/2, « Leçon des frontières fantômes… », article cité. En ligne :  https://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2017-2-page-97.htm.

[9] Hirschhausen B. von, 2017/2, « De l’intérêt heuristique du concept de « fantôme géographique », article cité. En ligne : https://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2017-2-page-106.htm

 

QUE RESTE-T-IL DE LA PRUSSE ORIENTALE ?

Pour une approche géohistorique des frontières de l’Europe

Par Frank Tétart[1]

Le programme de spécialité HGGSP invite à une réflexion sur les frontières. Comme le rappelle le géographe Michel Foucher, l’Europe est le continent qui en a sans doute le plus produite. D’où l’intérêt pour nous, germanistes et enseignants en section ABibac, de s’interroger sur les frontières de l’Allemagne, non seulement sur la frontière Oder-Neisse, comme l’y invite le programme, mais aussi sur celles disparues dans le cataclysme de la Seconde Guerre mondiale.

A cet égard les frontières de la Prusse-Orientale, à l’origine du déclenchement de la guerre contre la Pologne en septembre 1939, sont particulièrement intéressantes, puisque ce territoire a disparu de la carte européenne au lendemain des accords de Potsdam, annexé par la Pologne et l’URSS, avant de « ressurgir » en quelque sorte après l’effrondement soviétique comme un trou noir sur la carte de l’Europe sous la forme de l’enclave russe de Kaliningrad (Figure 1).

Pour mettre en œuvre cette étude, je vous propose de travailler avec des cartes historiques, et avec le site GeoImage du Centre national d’études spatiales (CNES), qui propose de nombreuses ressources pour mettre en œuvre les nouveaux programmes de lycée, et pour lequel j’ai réalisé une analyse des photos satellites de cette région russe. Le croisement des cartes et des photos permet d’appréhender la construction politique des frontières, d’étudier paysages et territoire, et de réaliser des analyses multiscalaires grâce à la haute définition des photos satellites, qui favorise les zooms du régional au local.

Figure 1 : Carte de localisation de Kaliningrad.
Cartographie de Claire Cunty

Des frontières et un enclavement liés à une rupture politique

Dans une symétrie spatiale et temporelle, la Prusse-Orientale apparaît comme le double de Kaliningrad. Dans les deux cas, la genèse de l’enclavement, et par conséquent des frontières, naît d’une rupture politique, que l’on peut même qualifier de géopolitique, tant elle est liée à un changement de rapport de forces : la défaite allemande qui conduit au repli des Empires (allemand, russe et autrichien) en Europe centrale, en ce qui concerne la Prusse-Orientale (cf. figure 2), et la fin de la Seconde Guerre mondiale et la dissolution de l’Union soviétique, dans le cas de Kaliningrad (cf. figure 3).

En 1919, c’est la reconstitution de la Pologne qui, mettant fin à la continuité territoriale de l’Allemagne, transforme la Province de Prusse-Orientale en une enclave séparée du reste de l’Allemagne par le corridor de Dantzig. Dès lors, l’enclavement apparaît pour l’Allemagne comme un handicap, qu’il est nécessaire de combattre au nom d’un droit naturel, dans une vision nationaliste, pour mettre fin à cette discontinuité. Il se révèle être une source de tensions et de conflits entre l’Allemagne et la Pologne – avant d’être le prétexte au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.

En 1945, l’origine du statut particulier de Kaliningrad et de la disparition de la Prusse, tenue pour responsable du militarisme allemand, est liée aux accords de Yalta (février 1945) et de Potsdam (juillet-août 1945), qui attribuèrent la partie nord de la Prusse-Orientale allemande, avec la ville de Königsberg, aux Soviétiques, la partie sud revenant à la Pologne. Annexé à l’Union soviétique, ce territoire représentait pour Staline une sorte de tribut de guerre, contrepartie des pertes humaines subies par les Soviétiques pendant le conflit (environ 17 millions de morts). En devenant en 1946 une entité territoriale de l’Union soviétique, directement rattachée à la République Socialiste Soviétique Fédérative de Russie (RSFSR), la région fut dès lors irrémédiablement liée à la Russie, au sein de l’URSS. La région fut rebaptisée Kaliningrad, tout comme sa capitale administrative Königsberg, en l’honneur de Michaël Kalinine, président du Soviet Suprême décédé en juillet 1946.

Figure 2 : Carte de l’Europe centrale après le Traité de Versailles (1919-1937)
Source : Magocsi P.R, Historical Atlas of Central Europe, Thames &Hudson, 2002
Figure 3: Carte de l’Europe centrale après les accords de Potsdam
Source : Magocsi P.R, Historical Atlas of Central Europe, Thames &Hudson, 2002

Les populations allemandes qui n’avaient pas fui en 1945 devant l’avancée de l’Armée rouge furent expulsées en totalité vers l’Allemagne à l’automne 1948, après avoir servi de main-d’œuvre au démarrage de l’économie locale et surtout à l’approvisionnement en produits agricoles de l’Armée rouge et des experts soviétiques, dans l’attente de l’installation de populations soviétiques. Celles-ci, espérant échapper à la misère de l’après-guerre, avaient commencé à affluer en 1946 de l’ensemble de l’Union soviétique, en particulier de sa partie occidentale très touchée par la guerre et l’occupation allemande[2]. Alors que l’enclavement de la Prusse-Orientale avait causé une émigration limitée de la population allemande, l’annexion soviétique mit fin à 700 ans de présence allemande et à sa transformation en un avant-poste militaire, véritable enclave à l’intérieur de l’URSS.

En 1991, l’indépendance des pays baltes conduit à l’enclavement « effectif » de l’oblast de Kaliningrad, qui se retrouve dès lors séparé du reste de la Russie, dont elle  dépend depuis sa fondation par son rattachement formel à la RSFSR. Cette anomalie géographique aurait sans doute pu être évitée, si cet ancien territoire allemand avait été intégrée après guerre à la République soviétique de Lituanie, comme le revendiquaient certains communistes lituaniens.

Les atouts géographiques d’un espace littoral

L’image satellite de la région de Kaliningrad (cf. Figure 4) prise le 15 octobre 2018 et disponible au téléchargement sur le site Géoimage montre la partie littorale de la région russe de Kaliningrad. Sa géographie souligne l’intérêt stratégique qu’elle représente pour la Russie, et en 1945 pour l’Union soviétique. On y distingue en effet la lagune de Kaliningrad, dans la partie nord de laquelle se trouvent des ports libres de glace, atouts majeurs de ce territoire baltique : le port militaire de Baltiisk d’abord (port allemand de Pillau avant 1945), situé à l’embouchure de la lagune avec la mer Baltique, le port commercial de la ville de Kaliningrad, l’ancienne Königsberg, ainsi que le port de Svetly plus particulièrement dédié à la pêche.

De fait, si Staline a demandé dès 1943, lors de la Conférence de Téhéran avec les Alliés, l’annexion de la partie Nord de la Prusse-Orientale par l’URSS, c’est parce qu’il connaît l’atout stratégique que représentent les ports de Königsberg et Pillau : ils sont libres de glaces toute l’année, à la différence de Leningrad (l’actuel Saint-Petersbourg) et de Kronstadt. Ce territoire allemand d’une superficie de 15 000 km² est immédiatement transformé en une zone militaire interdite aux étrangers, d’où l’expulsion décidée des populations à l’automne 1948. Désormais, seuls les militaires déployés dans la zone, leurs familles et les résidents de l’oblast y auront accès. Cela explique pourquoi entre 1945 et 1992 aucun investissement majeur n’y est réalisé en dehors du secteur de la défense et du complexe militaro-industriel.

Avec le développement de la « guerre froide » entre les anciens alliés de la Seconde Guerre mondiale, la mer Baltique devient le lieu de rivalité Est/Ouest, et Kaliningrad se transforme en avant-poste soviétique de la Baltique, poste d’alerte avancé pour prévenir toute attaque occidentale. Kaliningrad prend dès lors un rôle défensif face à une éventuelle attaque de l’OTAN, et le territoire dans son entier est organisé à cette fin[3] : la ville de Kaliningrad accueille le haut commandement de Flotte de la Baltique avec son poste de commandement enterré et un centre de communications. Les bases navales qui en dépendent sont de quatre types : d’abord la base navale de Baltiisk, ensuite la base d’infanterie de marine également localisée à Baltiisk, puis cinq bases aéronavales répartis sur l’ensemble du territoire et enfin deux sites de missiles anti-surface couvrant l’ensemble de la mer Baltique. On trouve aussi à Kaliningrad des installations logistiques navales : plusieurs dépôts d’armements, ainsi qu’une école navale, des centres de formation pour les officiers-mariniers et surtout le chantier naval Yantar, où furent construits entre 1962 et 1991 plusieurs navires de guerre de la flotte soviétique.

Figure 4 : Image satellite : La région de Kaliningrad en 2018

Source : Géoimage

Si la fin de la guerre froide marque une certaine démilitarisation de l’enclave, les tensions sont croissantes en Baltique à partir de 2004, à la suite de l’intégration des pays baltes dans l’Union européenne et dans l’Otan. Mais après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, Moscou procède à un renforcement de sa présence militaire en Baltique, puis au déploiement des missiles Iskander à Kaliningrad en octobre 2016[4]. L’OTAN y répond par des déploiements de forces dans les pays baltes. Selon Sergueï Sukhankin, natif de Kaliningrad et expert associé à l’International Centre for Policy Studies (Kiev), ce déploiement a permis de sanctuariser le territoire de Kaliningrad, selon les logiques A2/AD (Anti Access/Area Denial), avec l’objectif de tenir l’Otan à distance de la région de la mer Baltique. Cela a provoqué un vent de panique chez les pays voisins de l’oblast, élevant le sentiment d’insécurité et le niveau d’instabilité régionale. Depuis l’annexion de la Crimée, les États baltes craignent en effet que Moscou ne lance une stratégie de déstabilisation sur le même modèle qu’en Ukraine, s’appuyant sur la manipulation de leurs minorités russophones, représentant respectivement 30% et 40% des populations estonienne et lettone, avant une invasion depuis l’enclave de Kaliningrad.

Tracer frontière

            Tracées à la suite des accords passés entre puissances victorieuses après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les frontières de Kaliningrad sont donc des frontières relativement récentes et éminemment géopolitiques. Elles effacent des frontières étatiques plus anciennes forgées par l’histoire et par l’affirmation de la puissance prussienne sur le pourtour baltique.

La frontière russo-lituanienne au nord de l’enclave

            Le tracé frontalier avec la Lituanie suit le cours du fleuve Niémen, où on trouve d’ailleurs le fameux site de Tilsit (aujourd’hui Sovietsk), où se déroula la rencontre en juillet 1807 entre Napoléon Ier et l’Empereur russe Alexandre 1er. Ce tracé n’a été établi qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, par le traité de Versailles qui transforme la rive nord du fleuve, la région dite de Memel (Klaïpeda en lituanien) en un territoire et une ville libre contrôlés par la Société des Nations. La région est intégrée en 1923 à la Lituanie nouvellement indépendante après un coup de force. Disparaît alors l’une des plus vieilles et plus stables frontières d’Europe, marquant depuis 1422 la limite orientale de la Prusse avec les Lituaniens, y compris durant l’Union avec la Pologne et lors de la domination russe. La souveraineté lituanienne sur le territoire de Memel est officiellement reconnue par l’Allemagne en 1928, avant que Hitler ne s’empare de la région en 1939 après l’invasion de la Pologne.

La frontière russo-polonaise au sud de l’enclave

            La frontière sud de l’enclave qui marque la limite territoriale entre la Russie et la Pologne est quant à elle rectiligne, tracé au cordeau. Elle coupe en deux parts presque équivalentes l’ancienne province allemande de Prusse-Orientale, suivant un tracé qui adjacent à la mer Baltique doit relier d’Ouest en Est « un point de la côte orientale de la Baie de Dantzig, en passant au Nord de Braunsberg-Goldap, au point de rencontre des frontières de la Lituanie, la Pologne et la Prusse-Orientale » (Article VI du Protocol final de la conférence de Potsdam).

Figure 5 : Image satellite de la frontière sud de Kaliningrad

Source : Géoimage

            Ce tracé est visible sur l’image satellite (figure 5). Il coupe au bord de la lagune la frontière méridionale de l’enclave de Kaliningrad, entre les agglomérations de Mamonovo côté russe et Branievo côté polonais. Nous sommes ici dans un espace naturel uniforme : topographie plane, même type de sols et de végétations…

            Pour autant, la limite frontalière – comme construction politique définissant les espaces respectifs de souveraineté de deux Etats – est très lisible, car très nette du fait du différentiel de mise en valeur entre les deux pays. Au sud, les parcelles agricoles polonaises vont jusqu’à la frontière et la surface agricole utile est très largement consacrée à l’agriculture et à l’élevage, malgré la présence de quelques parcelles forestières. Du côté russe, la mise en valeur est plus lâche et moins intensive, l’habitat y est plus rare (villages, exploitations agricoles…). La frontière est y aussi fermée et hermétique. Le tracé frontalier est longé par une route parallèle située quelques centaines de mètres ou quelques kilomètres en retrait afin de permettre la circulation des patrouilles de la police frontalière et des forces de défense. Entre le tracé frontalier et la route stratégique se déploie une sorte de no mans’ land boisé.

            Enfin, l’on distingue sur la photo les deux grands axes de transport – entre Branievo et Mamonovo à l’ouest et sur le grand axe de l’E28 à l’est – équipés de postes frontaliers bien visibles sur l’image, notamment celui de Gronowo. Ils permettent de contrôle des voyageurs et des marchandises. Nous sommes là en effet sur une frontière externe de l’Union européenne, où s’arrête le principe communautaire de libre-circulation des hommes et des biens. Toutefois, en raison des accords de transit signés entre l’UE et la Russie concernant les habitants de Kaliningrad, les flux humains restent particulièrement dynamiques et la petite contrebande de marchandises légion.

Sous Kaliningrad, la trace de Königsberg

            Cette troisième image satellite (figure 6) est centrée sur la ville de Kaliningrad, capitale de la région russe (Oblast). Elle se déploie de part et d’autre du fleuve Pregolia (Pregel en allemand) qui débouche dans la lagune. Le Prégolia est un petit fleuve côtier long de 123 km et drainant un bassin de 300 km², avec un débit moyen de 90 m3/s à son embouchure.

            Le site historique est un site de carrefour très classique au Moyen-Age : site de confluence des deux bras ouest-est du fleuve avant qu’ils rejoignent la lagune, site de gué qui permet un facile franchissement nord/sud et donc le passage d’une importante voie terrestre longeant le littoral baltique à l’intérieur des terres. C’est là qu’a été fondée en 1255 la ville de Königsberg par les Chevaliers Teutoniques dans le cadre du Drang nach Osten, ce mouvement de colonisation-christianisation mené par les Allemands en Europe centrale et orientale. La ville devient la capitale du Duché de Prusse et forme le berceau de cet Etat, qui se construit en puissance au cours du XVIIIe siècle.

            Les contours actuels de Kaliningrad, son empreinte, sont ceux de l’ancienne capitale prussienne. En consultant un plan des années 1930 (figure 7), l’on constate que les principaux aménagements de Kaliningrad ont été bâtis par les Allemands au début du XXe siècle: aéroport au nord de la ville, gare centrale, darses du port au sud-ouest de la Prégel, canal reliant la ville à la mer Baltique, axes routiers.

            La radiale autoroutière qui entoure la ville est bien visible sur l’image. Elle suit à peu prés l’enceinte des anciens bastions militaires extérieurs qui en assuraient autrefois la défense de la ville prussienne. Ils sont bien repérables, en particulier au nord et au sud-est. La structure urbaine de la ville juxtapose un centre historique relativement dense (organisé autour de l’île de Kneiphof et de sa cathédrale), des quartiers d’habitats collectifs et des quartiers résidentiels de villas remontant à l’époque allemande (Amaliena, Mittelhufen) devenus datchas noyées dans la verdure. La croissance urbaine se caractérise par l’émergence de nouveaux quartiers d’habitations et d’activités au sud, à l’est et au nord-est.

Figure 6 : Image de la ville de Kaliningrad, l’ancienne Königsberg
Source : Géoimage

Figure 7 : Plan de Königsberg en Prusse (1938)

Source : Wegweiser durch Preussen, 1938, Osteuropa Verlag.

Une approche didactique des frontières

La confrontation entre images satellites et cartes permet d’appréhender les frontières dans leurs dimensions multiples, fonctions et enjeux : en tant que construction politique, fruit de rapports de forces évolutifs, idéologiques et géopolitiques ; en tant que discontinuité qui peut être aussi bien un espace de coopération que de séparation renforcée ; en tant que frontière extérieure de l’Union européenne (Pologne/Russie). Elle mobilise les notions de souveraineté, de droit international, de reconnaissance et contestation des frontières, de mobilités, d’échanges, espace transfrontalier, réseaux, inégalités, etc.

Un travail peut être mené avec les élèves à différentes échelles spatiales (locale, nationale, européenne) et temporelles (de la conquête des chevaliers teutoniques à l’émergence de la Prusse comme puissance européenne ; du Traité de Versailles à la fin du IIIe Reich ; de la victoire soviétique à la fin de la Guerre Froide et à la dissolution de l’URSS). Il peut être réalisé en complément de l’étude sur la frontière Oder-Neisse, pour montrer pourquoi la frontière germano-polonaise a été l’objet de tensions et de contestations après 1945, en raison des pertes territoriales et de l’expulsion des Allemands des territoires à l’est de cette nouvelle frontière. Il s’agira alors de conclure sur la nécessaire reconnaissance des frontières pour aboutir à la stabilité et la normalisation des relations entre Etats que permet l’Ostpolitik initiée par Willy Brandt en 1970.

LIEN

https://geoimage.cnes.fr/fr/geoimage/russie-kaliningrad-une-enclave-russe-militarisee-au-sein-de-lunion-europeenne-en-mer

Références :

Céline Bayou, « Tensions sécuritaires dans la région baltique : que reste-t-il de l’équilibre nordique ? », Questions internationales n°90, mars-avril 2018.

Richard Krickus, « Forgotten Kaliningrad : A source of conflict or cooperation », The National Interest, 12/2/2017, en ligne: https://nationalinterest.org/feature/forgotten-kaliningrad-source-conflict-or-cooperation-19405

I. Oldberg, « Market place or military bastion : Kaliningrad between Brussels and Moscow », Ulpaper n°3, 2018, publié par The Swedish Institute of international affairs. www.ui.se.

Frank Tétart, Géopolitique de Kaliningrad, une « île russe » au cœur de l’Union européenne, Presses de l’Université Paris-Sorbonne (PUPS), Paris, 2007, 478 p.

– « Un avant-poste stratégique, la raison d’être de Kaliningrad », Stratégique n°121-122 (2020), dossier : Géostratégie de mer Baltique sous la direction de Matthieu Chillaud.

– « Kaliningrad, tête de pont de l’armée russe face au bouclier antimissile américain ? », Hérodote n°128, 1er trimestre 2008.

– « Symétrie spatiale et temporelle d’une enclave : Kaliningrad et la Prusse-Orientale (1919-1939/ 1992-2004) », in « La symétrie et ses doubles » sous la direction d’Antoine Beyer, Revue de géographie de l’Est, n°2/2007, Tome XLVII.

– « Que reste-t-il de la Prusse-Orientale? 60 ans de Kaliningrad. », Revue Allemagne d’aujourd’hui n°179,mars 2007.

– « Géopolitique de Kaliningrad : une île russe au sein de l’Union européenne élargie », Hérodote n°119, 3e trimestre 2005.

Le Dessous des Cartes, Kaliningrad, (diffusé en 2020 sur ARTE), texte de Frank Tétart.


[1] Frank Tétart est docteur en géopolitique de l’Institut français de géopolitique (Université Paris 8) et diplômé en relations internationales (Paris 1). Il est l’un des co-auteurs de l’émission « Le Dessous des Cartes » avec Jean-Christophe Victor (1994-2008) et aujourd’hui avec Emilie Aubry. Ancien rédacteur en chef délégué des revues Moyen-Orient et Carto (2009 à 2011), il enseigne actuellement au Lycée Gustave Monod à Enghien les Bains, et aux universités de Paris 1, Paris-Saclay et de Sorbonne Abou Dhabi.

Outre de nombreux articles sur Kaliningrad, sujet de sa thèse, il dirige chez Autrement depuis 2013 l’édition annuelle du Grand Atlas et a publié l’Atlas des religions en 2015, Une carte par jour, découvrir le monde en un coup d’œil en 2018 et Drôle de Planète en 2019.

[2] Le premier train organisé y arriva le 27 août 1946 en provenance de Briansk (Ouest de la Russie). 12 024 familles s’installèrent durant cette première année dans la région de Kaliningrad, soit 52 906 personnes au total. Les rabatteurs d’État qui parcouraient la Russie centrale, l’Ukraine, la Biélorussie et la Lituanie promettaient de nombreux avantages : l’équivalent de deux ans de salaire, 1 000 roubles par membre de la famille et un choix entre un prêt de 3 000 roubles ou une vache, sans compter le transfert gratuit jusqu’à Kaliningrad et l’attribution d’une maison.

[3] Selon E. Buchhofer, au moins 700 km² sur les 15 000 km² que compte l’enclave étaient utilisés à des fins militaires dans la région de Kaliningrad, in « Das Königsberg Gebiet im Lichte neuerer Landsat-Aufnahme », Tübinger Geographische Studien, Heft 102, 1989, p.71-87.

[4] Sergey Sukhanin, « Kaliningrad: From boomtown to battle-station », publié le 27-3-2017 sur : https://www.ecfr.eu/article/commentary_kaliningrad_from_boomtown_to_battle_station_7256


Enseigner l’Europe par l’habiter en langues vivantes et en géographie

par Jonathan Gaquère[1],

Loin de s’adresser uniquement aux enseignants d’histoire-géographie, cet article envisage une nouvelle manière d’appréhender l’Europe et propose une complémentarité entre les enseignements de langues vivantes et de géographie, que ce soit en section Abibac, en section européenne ou en en dehors de dispositifs spécifiques.

            A l’occasion du trentième anniversaire de la Chute du Mur de Berlin, universitaires, médias et politiques sont revenus sur l’événement géographique que fut l’ouverture progressive du Rideau de fer. Evénement géographique car il marqua le début d’un processus qui conduisit à l’échelle nationale à la fin de la « question allemande », à l’échelle mondiale à la fin du monde bipolaire et à l’échelle européenne au « continent retrouvé »[2].

            Les années 1990 furent ainsi marquées par de nombreuses publications et réflexions sur la manière de concevoir l’Europe[3]. Parallèlement, des réflexions s’engagèrent sur la manière d’enseigner l’objet géographique européen[4]. Deux décennies plus tard, les publications sont moins nombreuses mais les difficultés pédagogiques demeurent : comment enseigner la délicate question de la géométrie variable de l’Union européenne sans ennuyer les élèves avec le fonctionnement institutionnel ? Comment aborder la question des limites de l’Europe sans tomber dans une géographie conventionnelle faisant la part belle aux continents alors même que les géographes ont démontré que cette notion de continents était une invention européenne sans réalité sociale ou culturelle[5] ? Comment enseigner l’Europe dans la mondialisation ? N’est-elle qu’un chapitre – parmi d’autres – au sein de la mondialisation des territoires ?

La parution du livre de Jacques Lévy Le pays des Européens[6] témoigne à cet égard d’une évolution des réflexions géographiques vis-à-vis de l’Europe et même d’une évolution de la pensée géographique dans son ensemble. Les titres en témoignent. Le raisonnement géographique ne se concentre plus sur l’Europe mais sur les Européens, les « habitants » apparaissent. De fait, un changement de paradigme fut entrepris au début du XXIème s. au sein des géographes français[7]. Désormais, l’attention ne se focalise plus uniquement sur les territoires mais envisage la manière dont les habitants, en se construisant, construisent les territoires. L’Europe devient – elle aussi – un espace vécu. Le territoire cesse de préexister aux habitants. Ce changement de paradigme ouvre de nouvelles pistes de réflexions pédagogiques sur la manière d’enseigner l’Europe. Cet article propose d’enseigner l’Europe à partir de la manière d’habiter l’Europe, à partir des pratiques et des expériences de nos élèves. Il envisage l’Europe comme territoire habité, que ce soit en histoire-géographie, en langues vivantes, en EMC (éducation morale et civique) mais aussi pour les enseignements allemands en géographie ou en PoWi (Politik Wissenschaft). En effet, pour les Européens – et très certainement encore davantage pour nos élèves, l’Europe n’est pas tant un fonctionnement institutionnel, ni un espace inégalement intégré dans la mondialisation mais un territoire habité qui se singularise par une mobilité transnationale spécifique. Les sections Abibac et européennes sont d’ailleurs particulièrement concernées par cette mobilité transnationale. Les élèves de ces sections sont amenés – plus que d’autres – à se déplacer et à rencontrer l’altérité, que ce soit au sein des voyages scolaires, des échanges entre lycées ou dans le cadre des programmes Sauzay et Voltaire. Les enseignants de langues vivantes sont donc autant concernés par cette nouvelle approche que les enseignants de géographie.

Après avoir fait le point sur le concept d’habiter, européanité envisagée comme manière d’habiter le Monde, cet article proposera des pistes de collaboration entre enseignants de langues vivantes et de géographie.

Envisager l’Europe comme une manière singulière d’habiter le Monde

Habiter, un concept fondamental de la géographie contemporaine, centré sur la géographie de chacun et de chacune

Avant d’envisager en quoi la manière d’habiter le Monde singularise l’Europe, un bref rappel permet de cerner les enjeux autour de cette notion. Dans son ouvrage l’homme et la terre, publié en 1952, Eric Dardel, s’appuyant sur la philosophie phénoménologique de Heidegger, orienta sa réflexion géographique sur l’expérience de l’habiter, sur la manière dont les hommes et les femmes habitent leurs territoires. Parmi ces territoires, la région fut au centre des attentions des géographes, notamment avec la parution du livre d’Armant Frémont la région, espace vécu[8]. Déplacer le regard géographique de l’analyse des lieux sur l’analyse de la manière de vivre au sein des territoires fut un changement de paradigme dans l’histoire de la géographie. Avec l’habiter, il ne s’agit plus d’aborder les territoires comme des réalités préalablement existantes aux habitants mais de considérer la manière dont les habitants produisent le territoire.

Au début des années 1990, la croissance des mobilités amena les géographes à réactiver le concept d’habiter[9]. Ce concept permet d’envisager comment chacun et chacune, homme ou femme, jeune ou vieux, riche ou pauvre, pratique et se représente son/ses territoire(s). Pour reprendre la formule d’O. Lazzarotti, il s’agit de considérer comment les habitants et nos élèves « se construisent, en construisant le monde »[10], comment leurs pratiques, les discours et les représentations qui les accompagnent contribuent à façonner les territoires, et réciproquement comment ces territoires influencent leurs pratiques.

La notion d’ « habiter » est apparue dans les programmes scolaires du collège en 2008 et, si la notion d’ « habiter » n’apparaissait pas explicitement dans les programmes du lycée en 2009, l’approche géographique nouvellement introduite permettait d’aborder les thématiques à partir du point de vue de l’habitant[11]. Les lycéens d’aujourd’hui ont donc appris, en sixième, comment les métropoles, les espaces de faible densité, les littoraux et même le Monde étaient habités. Ils ont envisagé en troisième comment la France était habitée. Le concept d’habiter leur est donc familier. Mais la manière d’habiter l’Europe ne l’est pas. Doivent-ils en conclure qu’ils n’habiteraient pas l’Europe et que l’Europe est un territoire qui préexiste aux Européens ? Certainement pas. Mais le régime d’habiter des Européens est plus complexe à saisir…

Que les enseignants de langue vivante ou les enseignants allemands se rassurent. Si la notion d’ « habiter » – peu connue en Allemagne – peut intimider les enseignants, il n’est pas nécessaire de maîtriser les enjeux scientifiques autour de cette notion[12] ni d’expliquer cette notion aux élèves pour les familiariser avec la démarche novatrice sous-jacente.

Avec l’habiter, il s’agit de partir du regard de chacun et de chacune pour comprendre et faire comprendre le Monde, et dans le cadre de cet article, l’Europe. Si Paul Vidal de La Blache pouvait écrire que « la géographie est la science des lieux et non des hommes »[13], Armand Frémont ironisa sur cette attitude négligente vis-à-vis des habitants : « Singulière science au demeurant que cette géographie qui proclame volontiers n’avoir que l’homme comme seul objet d’étude et qui se comporte en castratrice à son égard »[14].  Dès lors, il s’agit, dans nos réflexions et nos enseignements sur l’Europe, de ne pas castrer les Européens… Car l’Europe est, avant tout, un espace vécu. Même s’il ne réemploie pas explicitement le concept d’« habiter », c’est bel et bien en tant que territoire habité que Jacques Lévy propose d’envisager l’Europe, d’où le titre de son ouvrage[15]

Mais l’Europe n’est ni un Etat, ni une nation. Sa géographie est donc autre.

Comprendre « le pays des Européens » nécessite une prise de distance avec les réflexes géographiques nés de l’analyse des Etats et des nations

Pour comprendre la territorialité des Européens, il faut se départir de réflexes nationaux : « à la différence de la France, de l’Estonie, de la Hongrie, du Luxembourg, de la Slovénie, etc., qui sont autant des pays que des Etats, on fait souvent comme s’il n’y avait pas de pays « Europe » (…), au motif que l’Union européenne ne serait pas un Etat (…). L’Union européenne propose, elle, une étaticité spécifique, c’est-à-dire une conception et une pratique de la souveraineté territoriale dont l’Etat, comme institution bien identifiable, ne suffit pas à rendre compte. (…) Il est trompeur de comparer l’UE aux deux types idéaux de l’Etat-nation, le français et l’allemand – d’autant plus que rares sont les Etats-nations à être conformes à ces modèles. Pour rendre compte des structures du territoire européen, il est plus fécond et plus utile de partir de ce qu’il est »[16].

Cette prise de distance par rapport aux territoires classiques des Etats amène en particulier à considérer autrement la question des frontières et des limites de l’Europe. Cette thématique, difficile à enseigner, a pu être le point de commencement de la réflexion géographique sur l’Europe. Après avoir débattu des limites conventionnelles (Oural, Méditerranée, Bosphore, Caucase), les enseignants de géographie ont souvent abordé ensuite la question de la géométrie variable de l’Europe. Ce raisonnement géographique des frontières présente deux inconvénients majeurs. En commençant par les limites du territoire de l’Europe, cela pouvait laisser entendre aux élèves que le territoire européen préexistait aux habitants de l’Europe, aux Européens, qui, finalement, habitaient un territoire parce qu’ils s’y trouvaient et non pas parce qu’ils l’avaient produit. Cela ne les incitait pas à penser l’Europe comme une nouvelle manière d’habiter, comme une nouvelle territorialité dans laquelle ils pouvaient se retrouver. En outre, penser l’Europe demande du temps pour se défaire des réflexes nés de l’habitude d’étudier des territoires nationaux. Or, l’Europe propose une autre territorialité, qui diffère fondamentalement de celles des Etats classiques. Jacques Lévy s’inscrit donc contre la tendance à présenter l’Europe à géométrie variable comme une faiblesse: « l’intérêt des administrations comme de nombreux groupes sociaux pour la conservation des Etats en l’état, ainsi que la force des habitudes, font parler de l’indétermination du territoire européen comme d’une imperfection, d’une malfaçon ou d’un inachèvement, alors qu’il s’agit d’une réalité positive et fonctionnelle, et, partant, d’une énigme singulière qui interroge nos habitudes intellectuelles et nos concepts (…). La frontière du pays européen est logiquement une frontière d’un autre type, d’une autre configuration, que la frontière des Etats territoriaux classiques dont les Etats-nations sont devenus l’espèce exclusive dans la seconde moitié du XXème siècle »[17].

Le Pays des Européens invite donc à considérer l’Europe en délaissant les habitudes liées aux nations pour s’intéresser à la spécificité de la territorialité européenne.

En quoi les Européens se singularisent-ils par leur manière d’habiter ?

Pour comprendre le régime d’habiter des Européens, il ne faut pas partir des frontières de l’Europe mais de ses « habitants », les Européens, et considérer que l’Europe ne leur préexiste pas mais qu’elle résulte de leur manière de vivre. 

Trois caractéristiques peuvent distinguer les Européens dans leur manière de vivre :

  • une pratique : la mobilité transnationale spécifique
  • une représentation du Monde et de l’Autre valorisant la diversité culturelle sans introduire de rapport de domination / hiérarchie entre ces cultures
  • un mode de gestion pacifique de la cohabitation

Une mobilité transnationale spécifique

L’expérience de l’Europe se fait avant tout par le voyage et par la mobilité transnationale. Ce n’est pas un hasard si Le pays des Européens débute par une référence au film de Cédric Klapisch « L’auberge espagnole ». Le programme Erasmus est d’ailleurs le fer de lance de la territorialité européenne. C’est le contact interculturel entre Européens qui crée l’Europe.

Cette mobilité transnationale a plusieurs facteurs d’explications. La croissance des mobilités (vols aériens low cost, carte ferroviaire européenne, mobilité automobile) depuis la fin du XXème siècle[18] est un facteur important mais qui n’est pas spécifique aux Européens. En revanche, aucune autre région du Monde n’est animée par des flux transnationaux aussi importants. Ces flux transnationaux sont tout d’abord la conséquence d’une densité de frontières nationales. Il est beaucoup plus aisé de franchir une frontière nationale en Europe qu’en Amérique du Nord ou en Asie. Et cette précision est d’une importance capitale. Que l’on prenne comme référence l’espace Schengen avec ses 26 Etats sur 4.3 millions de km² ou l’Union européenne avec 28 Etats sur 4.5 millions de km², la densité d’Etats dépasse largement celle de l’Amérique du Nord ou de tout autre continent. A titre de comparaison, le seul territoire des Etats-Unis (9.8 millions de km²) est deux fois plus vaste que celui cumulé des 26 Etats de l’espace Schengen.

L’espace Schengen est donc à la fois la cause mais aussi le résultat d’une mobilité transnationale spécifique. Il convient donc de souligner la densité des frontières en Europe.

Une représentation positive de l’altérité

Il est difficile dans le contexte politique actuel marqué par ce que certains appellent la « crise migratoire » et que d’autres appellent la « crise de l’accueil » de singulariser les Européens par leur représentation positive de l’altérité. C’est pourtant le cas.

Cette représentation positive de l’altérité est, en premier lieu, une conséquence d’une forte diversité culturelle, d’une « diversité dense » (J. Lévy). En Europe, l’Autre – si toutefois il est possible de considérer que celui qui est au-delà de la frontière ou qui partage une autre culture est un Autre – est proche. Le contact avec l’altérité est donc une spécificité des Européens. Sur une superficie réduite, les Européens offrent une diversité de cultures, de religions et de territoires unique au monde. L’Union européenne ne compte ainsi pas moins de 24 langues officielles. Dans l’UE, chaque européen a le droit de s’exprimer et d’être informé dans sa langue. Cette diversité est non seulement respectée mais aussi encouragée et valorisée, notamment par l’adoption par le Conseil de l’Europe (et non par l’Union européenne) de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Ainsi, être européen signifie non seulement respecter, mais favoriser la diversité des cultures.

Le territoire des Européens est donc divers, il n’est pas un – à savoir homogène – mais il est uni par le principe de respect et de défense des diversités. C’est une différence fondamentale avec la création des Etats-nations au XIXème s. qui ont eu pour objectif d’homogénéiser les populations en leur sein. La territorialité des Européens ne vise pas l’homogénéité culturelle mais le respect de la diversité culturelle et l’érige en principe politique.

Ce respect de la diversité culturelle s’inscrit dans un cadre sociétal évolutif où les individus s’affranchissent – certes inégalement mais progressivement – des ancrages communautaires linguistiques, religieux ou territoriaux. J. Lévy montre ainsi comment la société européenne tend vers « une société des individus » (Norbert Elias) où les ancrages communautaires et culturalistes sont moins forts : « Dans la gestion des migrations, c’est en Europe que le couple assimilation (le migrant se conforme aux normes de la société d’accueil) / accomodation (la société d’accueil accepte le migrant tel qu’il est) ouvre le plus efficacement sur un troisième terme, l’intégration. Les résultats de l’Europe sont à certains égards comparables avec les Etats-Unis, qui ont réussi à incorporer à la société de nombreuses vagues d’immigration. Cependant, sur l’ensemble du continent américain, il reste quelque chose de l’origine coloniale de la construction sociale : les habitants les plus anciens (autochtones amérindiens ou esclaves amenés d’Afrique par la force) ont été soit exterminés, soit soumis à une domination féroce dont certains éléments peinent à disparaître. En outre, aux Etats-Unis, la faiblesse des filets de solidarité conduit à faire de la communauté d’origine une ressource de mutualisation du risque et à laisser perdurer des groupes ethnolinguistiques séparés, qui fonctionnent, sur le même territoire, comme des sociétés distinctes. Dans l’ensemble, c’est en Europe que les immigrés peuvent le moins mal maîtriser leur devenir-habitant d’une nouvelle société. C’est la conséquence du fait que l’idée d’un cosmopolitisme intégrant de nouvelles forces sur la base de valeurs partagées est la plus dynamique en Europe »[19].

Cette caractéristique des populations européennes s’inscrit selon J. Lévy dans le temps long. En s’appuyant sur les réflexions de Rémi Brague[20], il fait remonter cette singularité de la curiosité et de l’attirance pour une autre culture que la sienne, à celle des Romains pour la civilisation grecque.

Par cette représentation positive de l’altérité, les Européens se singularisent donc dans leur manière d’habiter. Il ne s’agit pas ici d’adopter une position naïve et de mésestimer les tensions politiques et culturelles qui peuvent émerger en Europe mais de replacer ce débat et ces tensions dans un cadre comparatif qui permet d’ailleurs d’expliquer pourquoi ces débats sont si vifs en Europe. Les élèves ont besoin de repères afin de comprendre les enjeux politiques des débats liés aux mobilités.

« L’important n’est pas de nous convaincre que l’Europe a toujours existé, a des racines, désigne un territoire plus ou moins homogène. Ce sont autant de discours qui hésitent entre mythe et réalité, réinsufflant quelques visions téléologiques dans nos visions du monde (…) »[21]. L’important est de faire comprendre aux élèves que l’Europe n’est pas – ou plus – une idée, un projet mais une réalité qui se caractérise par une certaine manière de vivre le rapport aux autres. Trop souvent, l’Europe est qualifiée de projet. Evoquer l’habiter des Européens permet de dépasser cette rhétorique du projet et de donner des éléments de compréhension aux élèves permettant de relier leur manière de vivre, leur spatialité à l’Europe. Ce faisant, cet enseignement leur permettra de prendre position en tant que citoyen car « [Les notions de diversité et de pluralité] requièrent, dans un même mouvement, de faire également référence à des principes éthiques sans lesquels nous risquons de sombrer dans le relativisme et le communautarisme. L’Europe est, aussi, une dimension où l’identité se conjugue avec citoyenneté »[22].

Cette représentation positive de l’altérité, résumée dans la devise de l’Union européenne « Unie dans la diversité », engage un mode de gouvernance pacifique de la cohabitation, qu’il s’agisse d’une cohabitation entre peuples, entre cultures ou entre territoires.

Une cohabitation pacifique

La troisième caractéristique singularisant la manière d’habiter des Européens est la gestion pacifique de la cohabitation. Les Européens ont collectivement renoncé à l’usage de la force et/ou de la domination dans leurs rapports politiques. Ce renoncement ne fut pas linéaire et ne se fit pas fait sans heurts. L’objectif de cet article n’est pas de revenir sur cette pacification progressive entre Etats mais d’élargir cette pacification à l’échelle intraétatique.

La manière d’habiter des Européens a engendré une gouvernance singulière à l’échelle mondiale fondée sur le principe de complémentarité des territoires. « La construction européenne invente une étaticité multiterritoriale. Il s’agit d’une forme de pouvoir sur le territoire qui n’est plus contenue dans le pouvoir d’Etat, mais dans la capacité des acteurs, y compris étatiques, à se mettre en réseau »[23]. L’Etat n’est plus le seul acteur public décisionnaire. Les villes et les régions sont amenées à devenir des territoires à part entière, aux côtés des Etats et de l’Union européenne. Ces territoires se partagent des responsabilités et mettent en œuvre des politiques publiques communes. Cette gouvernance institutionnelle n’est pas simple à expliquer aux élèves mais cette complexité n’est pas la conséquence d’une faiblesse de l’Europe ou d’une fragilité de la construction européenne mais une conséquence de la manière d’habiter refusant la hiérarchie entre les grands et les petits Etats, entre les cultures nationales et régionales, entre les langues présentes mondialement (anglais, français, espagnol) et les langues exclusivement nationales (letton, slovaque) ou régionales (basque, catalan). Le respect de la diversité culturelle est conditionné par cette gouvernance multiterritoriale.

Reste que les Etats ont des cultures politiques et des héritages historiques divers qui les amènent à plus ou moins bien accepter cette gouvernance multiterritoriale. J. Lévy souligne utilement qu’il a fallu attendre 2014 pour que les régions françaises, suite à une revendication de l’association des régions de France (ARF), puissent gérer elles-mêmes les fonds européens qui leur sont accordés dans la cadre du programme FEDER. D’ailleurs, la République française « une et indivisible » a signé mais n’a pas ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, jugée contraire à l’esprit de la nation française et à l’article premier de la Constitution de la Cinquième République. L’Allemagne a quant à elle signé et ratifié cette charte depuis 1998. L’Etat français a donc plus de réticences que l’Etat allemand a encouragé la diversité dense de cultures.

Les spécificités de la manière d’habiter des Européens ayant été explicitées, il est possible d’envisager quelques pistes de réflexion pédagogiques.

Associer langues vivantes et géographie dans l’enseignement de l’Europe

Ces pistes de réflexion ne sont en rien exhaustives – un article n’y suffirait pas. Elles sont sans doute perfectibles. A vrai dire, elles ne constituent pas l’aboutissement mais l’amorce d’une réflexion.

Pour enseigner l’Europe par l’habiter, la collaboration entres enseignants de langues vivantes et enseignants de géographie[24] est plus que souhaitable, d’autant plus que les nouveaux programmes français de géographie proposent d’aborder, dans le thème 3 consacré aux « mobilités généralisées » (12-14h), une étude de cas sur « les mobilités d’études et de travail intra-européennes ». Les enseignants de langues vivantes exploitent en effet fréquemment l’habiter des élèves – sans pour autant que la démarche soit ainsi formulée.

Prenons un exemple précis. Lorsqu’un élève participe au programme Sauzay (séjour de trois mois dans le pays partenaire, en Allemagne ou en France, puis accueil du correspondant pendant la même durée) ou Voltaire (séjour et accueil de six mois), cette expérience individuelle change sa vision du Monde. C’est une expérience enrichissante qui apporte un nouveau regard sur le pays visité, mais aussi sur sa propre représentation de la culture nationale. Cette expérience spatiale que sont les programmes Sauzay et Voltaire permettent aux élèves de se construire, de construire leur personnalité. Mais cette expérience a aussi des conséquences pour les familles, pour les lycées, éventuellement les clubs de sport qui accueillent pendant plusieurs mois un Français ou un Allemand. La mobilité issue des programmes Voltaire et Sauzay participe donc aussi à construire le Monde. Grâce aux programmes Sauzay et Voltaire les élèves se construisent donc dans la mobilité tout en construisant le Monde. Or, « se construire en construisant le Monde » est la définition même de l’habiter selon O. Lazzarotti[25], qui ne manque pas l’occasion de souligner l’importance du tourisme dans l’habiter : « en quoi être touriste alimente-t-il la dynamique propre de chaque habitant ? Qu’apprend-on en tant que touriste et en quoi ce qui est appris change celui qui apprend ? »[26].

La même réflexion peut être menée lors des voyages collectifs. Ces voyages scolaires, plus courts que les programmes Sauzay et Voltaire, n’en sont pas moins des éléments clés dans la construction de la personnalité des élèves. Et les enseignants de langues vivantes les exploitent systématiquement. Mais apprend-on aux élèves à y voir l’Europe ? Pourtant, très fréquemment, à la fin du printemps, les centres-villes des métropoles régionales (Aix-la-Chapelle, Bruxelles, Lille, Berlin, Cologne, Lyon, etc.) sont animés par des groupes d’élèves britanniques, français, belges, néerlandais, allemands, italiens, espagnols… Ils ont des questionnaires à remplir ou des feuilles de routes à suivre. Ils s’amusent en groupe, tentent parfois maladroitement de poser des questions aux passants. Ces groupes se croisent, certes souvent sans se parler, mais ils se croisent et le fait que ces groupes d’élèves se croisent témoigne de la diversité de nationalités et de cultures, de la diversité dense propre aux Européens.

Dès lors, confrontons nos élèves à cette phrase de Thomas Serrier : « Si « la langue de l’Europe est la traduction » (Umberto Eco), dira-t-on que la frontière de l’Europe c’est la libre-circulation ? »[27]. Thomas Serrier évoque ici à la fois le dépassement des différences cultures nationales dans l’interculturalité, le franchissement de frontières ouvertes aux mobilités, mais aussi l’existence de langues, de cultures et de territoires nationaux. « Unie dans la diversité », la devise de l’Union européenne est pleinement observable dans les mobilités que nous proposons à nos élèves.

Autre exemple envisageable : les villes européennes. Les villes européennes ont certes des points communs avec les villes asiatiques ou nord-américaines. Mais, au sein des villes européennes, le régime spécifique d’habiter des Européens s’exprime pleinement. Les villes européennes proposent des espaces publics plus nombreux. La place de l’automobile y est plus limitée. Les centres historiques y sont notamment beaucoup plus fréquents et jouent un rôle spatial différent des centres-villes des villes américaines. Yves Boyer insiste sur cette singularité[28] mais l’argument historique ne suffit pas à expliquer cette différence : « Certes, le cosmopolitisme n’est pas l’apanage des villes européennes, et l’on pourrait même considérer que les villes nord-américaines en offrent une version plus accomplie. Ce n’est pas tant ici la profondeur historique qui différencie des deux continents que les relations des minorités avec la culture dominante. L’esprit de « communauté » et de développement séparé est sans doute plus marqué aux Etats-Unis qu’en Europe – avec quelques réserves pour la Grande-Bretagne -, où la ville est plus ouverte aux influences réciproques et joue plus le rôle de creuset culturel. Mais l’exaltation du multiculturalisme, comme on l’a fait à propos d’Amsterdam – où plus de 40% de la population communale est d’origine étrangère -, dissimule sans doute aussi une inquiétude face aux tensions interethniques et aux replis communautaires »[29]. Amsterdam revient en effet de manière récurrente comme symbole de la ville européenne. Spinoza souligna d’ailleurs dès le XVIIème s. la forte diversité religieuse et culturelle qu’il y observa : « dans cette ville très éminente, des hommes de toutes nations et de toutes sectes vivent dans la plus parfaite concorde »[30]. Jacques Lévy s’appuya également sur l’exemple amsterdamois pour proposer une théorisation des modèles urbains opposés d’Amsterdam et de Johannesburg[31]. En distinguant l’urbanité relative caractérisant l’intensité des interactions sociales et l’urbanité absolue liée à la taille de l’agglomération, J. Lévy démontre comment les villes européennes ont une urbanité relative plus forte que les villes asiatiques ou nord-américaines dont la taille est souvent plus importante mais, au sein desquelles, les interactions sociales sont plus limitées[32].

Ce constat est également réalisé par nos élèves. Certes, il n’est pas théorisé. Mais nos élèves savent se repérer dans une ville européenne. Les centres-villes se ressemblent, les mobilités aussi. Comment intégrer cela en cours de langues vivantes ? Par exemple, lorsque les enseignants de langues vivantes évoquent les espaces publics et les espaces privés. Certes, ce thème n’a pas pour objectif d’aborder l’européanité. Mais il est difficile d’aborder l’espace public sans prendre en compte les sociétés dans lesquelles ces espaces s’inscrivent. Or, puisque les usages des espaces publics urbains singularisent les Européens, les enseignants de langues vivantes sont amenés, lorsqu’ils abordent l’espace public, à envisager, d’une manière ou d’une autre, l’habiter des Européens.

La manière spécifique d’habiter des Européens (la mobilité transnationale, la représentation positive de la diversité culturelle et nationale, la cohabitation pacifique) est donc pleinement illustrée par les activités pédagogiques organisées – souvent conjointement – par les enseignants de langues vivantes et de géographie. Elle n’est pourtant pas toujours enseignée comme telle. Faisons-en sorte qu’elle le devienne.


[1] Directeur de publication de la Revue Abibac et auteur de l’Europe des Erasmus

[2] Foucher M., Potel JY, 1993, Le continent retrouvé, Paris, Editions de l’Aube, 180 p.

[3] Sans prétendre à l’exhaustivité, citons : Anderson P., Gowan P., 1997, The question of Europe, Verso ; Drevet JF, 1997, La nouvelle identité de l’Europe, Paris, PUF ; Frémont A., 1996, L’Europe entre Maastricht et Sarajevo, Paris, Reclus ; Foucher M., 1998, Fragments d’Europe, Paris, Fayard.

[4] Audigier F., 1995, « Enseigner l’Europe : quelques questions à l’histoire et la géographie scolaires », dans Recherche & Formation, N°18, 1995, Les enseignants et l’Europe, pp. 33-44 ; Elissalde B., 1996, « Enseigner l’Europe » dans L’information géographique, volume 60, n°5, 1996. pp. 210-218.

[5] Grataloup C., 2009, L’invention des continents : comment l’Europe a découpé le monde, Paris, Larousse, 224 p.

[6] Lévy J., 2019, Le Pays des Européens, Paris, Odile Jacob, 223 p. Cet ouvrage accessible au grand public en vue des élections européennes fait suite à un premier ouvrage ciblant un public universitaire : Lévy J., 2004, Europe, Une géographie.

[7] Lazzarotti O., 2006, Habiter. La condition géographique, Belin, 187 p. ; Lazzarotti O., 2014, Habiter le Monde, La documentation photographique, n° 8100

[8] Frémont A., 1976, la région, espace vécu, Paris, Broché.

[9] Lazzarotti O., 2006, Habiter. La condition géographique, Belin, 187 p. ; Lazzarotti O., 2014, Habiter le Monde, La documentation photographique, n° 8100.

[10] Lazzarotti O., 2006, op.cit., p. 5

[11] Biaggi Catherine, « Habiter, concept novateur dans la géographie scolaire ? », Annales de géographie, 2015/4 (N° 704), p. 452-465. DOI : 10.3917/ag.704.0452. URL : https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2015-4-page-452.htm

[12] Le site géoconfluence offre une explication synthétique de ces enjeux : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/habiter-habitant

[13] Cité entre autres par Sanguin A.-L., 1993, Vidal de La Blache, un génie de la géographie, Paris, Belin, p. 322

[14] Frémont A., 1999, La région, espace vécu, Paris, Flammarion, p. 85.

[15] Lévy J., 2019, Le Pays des Européens, Paris, Odile Jacob, 223 p.

[16] Lévy J., 2019, Le Pays des Européens, Paris, Odile Jacob, p.67-68.

[17] Lévy J., 2019, Le Pays des Européens, Paris, Odile Jacob, p.68-69

[18] Knafou R., 1998, La planète nomade. Les mobilités géographiques, d’aujourd’hui, Paris, Belin.

[19] Lévy J., 2019, op.cit., p. 39-40

[20] Brague R., 1992, Europe, la voie romaine, Paris, Critérion.

[21] Audigier F., 1995, op.cit., p.42

[22] Audigier F., 1995, op.cit., p.43

[23] Lévy J., 2019, op.cit., p. 77

[24] Les enseignants de français sont enseignants d’histoire-géographie mais ce n’est pas le cas des enseignants allemands. La géographie et l’histoire sont deux disciplines distinctes dans les Länder allemands.

[25] Lazzarotti O., 2006, Habiter. La condition géographique, Belin, p. 5

[26] Olivier Lazzarotti, « Habiter en touriste, c’est habiter le Monde », Mondes du Tourisme [En ligne],

14 | 2018, mis en ligne le 30 juin 2018, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/

tourisme/1484

[27] Serrier T., 2017, “L’histoire de l’Europe est celle de ses frontières », dans François E., Serrier T. (dir.), 2017, Europa : notre histoire, Paris, Les arènes, p. 749.

[28] Boyer Y., 2003, Les villes européennes, Paris, Hachette.

[29] Boyer Y., 2003, op.cit., p. 163-164.

[30] Spinoza, 1670, Traité théologico-politique, Chap. XX, Par. XV.

[31] Lévy J., 2013, « Modèle urbain » dans Lévy J., Lussault M. (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, p. 950-957.

[32] Lévy J., 1999, Europe. Une Géographie, Paris, Hachette, p. 138-139.

Cultural Viewing“ auf der Île des impressionnistes – Lernen vor Ort im Rahmen einer Exkursion Auf den Spuren von Georges Seurats « Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte »

par Maik Böing, formateur de géographie / géographie bilingue au Zentrum für schulpraktische Lehrerausbildung à Cologne, professeur de français et de géographie en section Abibac au Gymnasium Kreuzgasse à Cologne et Vice-président de LIBINGUA.

Fotos, Bilder und mitunter auch Gemälde werden im Fremdsprachenunterricht oftmals eingesetzt, um kulturelle Besonderheiten darzustellen, die sich an einem bestimmten Ort zeigen. Häufig wird jedoch das den Bildern innewohnende kulturelle Potenzial nicht hinreichend ausgeschöpft, da bildästhetische Aspekte die Bildbeschreibung leiten (z.B. „au premier plan, au centre, à l’arrière plan, on peut voir…“).

Dies führt dazu, dass die „durch visuelle Texte vermittelten Inhalte sowie die kommunikative und kulturelle Leistung von Bildern (…) so gut wie gar nicht thematisiert (werden)“[1], wie der Fremdsprachendidaktiker Hallet bemerkt. Die Methode „Kulturelles Sehen“ birgt die Chance, den Fokus stärker auf bildkulturelle Elemente zu richten.

Vorliegender Beitrag möchte am Beispiel des Gemäldes „Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte“ aufzeigen, wie die Methode „Cultural Viewing“ mit Schülerinnen und Schüler genutzt werden kann – und zwar genau an der Stelle, wo das Bild vor über 130 Jahren es entstanden ist! 

Das Gemälde

Es klingt wie ein Stelldichein der großen Namen des Impressionismus: Seurat, Monet, Van Gogh, sie alle waren hier! Aus diesem Grund wird die Île de la Jatte, zwischen La Défense und Paris in der Seine gelegen, auch Île des impressionnistes genannt. Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte  des französischen Impressionisten Georges Seurat (1859 – 1891) ist das wohl berühmteste Gemälde, welches hier entstanden ist. Über einen Zeitraum von zwei Jahren hat Seurat es zwischen 1884 und 1886 erschaffen. „Abgebildet sind Personen aus unterschiedlichen gesellschaftlichen Schichten, die im späten 19. Jahrhundert in einem Park am Ufer der Seine westlich von Paris einen sommerlichen Sonntagnachmittag genießen. So finden sich auf dem Bild unter anderem im Gras liegender und eine Pfeife rauchender Kanufahrer, bürgerliche Paare mit Zylinder und Hut, eine Amme unter einem Sonnenschirm oder ein Ruderboot mit vier Männern und einer Steuerfrau. 

Wer diese erstarrten Menschen sind und in welchem Verhältnis sie zueinanderstehen, bleibt offen. Sie sind stilisiert und nicht individualisiert dargestellt. Der Betrachter kann zwar erkennen, ob es sich um eine Frau oder einen Mann handelt, ihr ungefähres Alter schätzen und aufgrund der ihnen beigegebenen Attribute ihren sozialen Status erahnen. Die Frau mit dem Affen an der Leine ist mutmaßlich eine Prostituierte, der Affe galt als entsprechendes Symbol (für Details in französischer Sprache vgl. Doc. 1a und Doc. 1b im Anhang). Die Gesichter der dargestellten Menschen bleiben durchweg unbestimmt, der Betrachter kann in ihnen keine individuellen Züge ausmachen, kann keine Rückschlüsse auf ihren Charakter und ihr Wesen ziehen. Und genau diese Unbestimmtheiten und diese Leerstellen sind es, die das Bild für den Einsatz im kommunikations- und bewegungsorientierten Französischunterricht geradezu prädestinieren und eine Perspektivenübernahme anbahnen können.“[2]  

Anziehungskraft und didaktisches Potenzial

Das Bild besitzt immer noch eine derartige Magnetwirkung, dass Einwohner wie Touristen sonntagsnachmittags die Insel aufsuchen und es auf Fotos nachstellen, ja gar Künstler aus aller Welt es als Vorlage ihrer modernen Adaptationen nutzen[3]. Anstelle der von Seurat stilisierten Figuren finden sich nunmehr wahlweise die Simpsons, Sesamstraßen-Figuren oder auch die Elefantenfamilie Babar auf den Bildern.

„Auch das didaktische Potenzial des Bildes ist nicht zu unterschätzen: Das Gemälde ist ein geradezu idealtypisches zeitgeschichtliches Beispiel zur Thematisierung des Unterrichtsgegenstandes „Paris – ville de contrastes“, der im Französischunterricht aller Bundesländer im Grund- wie im Leistungskurs auf dem Lehrplan steht. Stellte ebendiese Île de la Grande Jatte doch einen Ort der Begegnung zwischen zwei Welten dar. Hier, mitten in der Seine, an der räumlichen Schnittstelle der banlieue riche auf der rive droite und einer ärmlichen banlieue ouvrière auf der rive gauche, begegneten sich Menschen unterschiedlicher Herkunft und Schichten! Sollte man ein solches Bild, welches derartige Kreativität freisetzt und landeskundliches Potenzial besitzt, nicht gewinnbringend unterrichtlich einsetzen?“[4]

Räumliche Annäherung an den Ort des Gemäldes

Möchte man sich mit einer Schülergruppe der Stelle nähern, die auf dem Gemälde abgebildet ist, so ist eine besonders kontrastreiche Variante folgender Weg: Man startet den Unterrichtsgang im Viertel La Défense und begibt sich durch die beeindruckenden Hochhausschluchten zu Fuß in Richtung Neuilly bzw. Seine-Ufer und stößt linker Hand bereits nach ca. 1000 m auf die Île de la Jatte. Diese ist leider heutzutage ziemlich verbaut, der schönste Weg ist derjenige, der ab der Inselmitte unmittelbar am Wasser entlang führt. So gelangt man in den kleinen Park an der nördlichen Spitze der Insel, in dem sich ein Sentier des impressionnistes mit ca. 10 Standtafeln befindet, darunter auch die Tafel des Gemäldes von Seurat.

Durch die Häuserschluchten von La Défense in Richtung Île de la Jatte
Am Wasser entlang zum Sentier des impressionnistes und zur Schautafel „Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte“  (Fotos : Alexander Schröer)

Aktualität des Motivs

Ist man vor Ort angelangt, so fällt dem Betrachter sogleich wie auf dem Gemälde Seurats die Menge an Hunden in dem Park auf. Dies liegt in dem Umstand begründet, dass die Stadt Neuilly, zu der die Insel administrativ gehört, direkt an dem Sentier des impressionnistes einen Hundeplatz eingerichtet hat. Und damals wie heute scheint die Größe der Hunde auch ein Spiegel der sozialen Schichten: die kleineren Hunde werden eher der finanzstärkeren Einwohnerschaft zugerechnet, die größeren Hunde eher den wirtschaftlich schwächer gestellten Einwohnern. Letztere wohnen nicht auf der Insel, aber in den Vierteln am Ufer der Seine.

Didaktische Inszenierung vor Ort

Die Erschließung des Gemäldes erfolgt vor Ort in dem didaktischen Dreischritt Activité avant, pendant, après la lecture, den die Schülerinnen und Schüler aus dem Unterricht gewohnt sind. Die Annahme, dass man Bilder lesen kann, folgt hier dem erweiterten Textbegriff.  

Als Einstieg bittet die Lehrkraft die Schülerinnen und Schüler, Aktivitäten und Zeitvertreibe zu nennen, die diese an einem Sonntagnachmittag an den unterschiedlichen Stellen des Weges von La Défense bis zum Zielort des Parks an der Nordspitze der Île de la Grande Jatte ausüben würden – ggf. im Rahmen einer kurzen Tandemphase. Zu diesem Zeitpunkt sind die Schülerinnen und Schüler zwar schon im Park des Parcours des impressionnisters angekommen, aber haben die Standtafel mit dem Gemälde „Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte“ noch nicht gesehen. 

Die weitere Beschäftigung mit dem Gemälde Seurats erfolgt sodann nach dem Photo cycle von Hallet (2019), einer Methode, die er zur Erschließung von Fotos und Bildern vorschlägt (vgl. Abb. 1). „Die Kreisform soll (…) zum Ausdruck bringen, dass man mit jedem der Schritte und an jeder Stelle des photo cycle beginnen kann.“[5]

Abb. 1: Der photo cycle (Hallet 2019, 7)

Der erste Schritt: Punctum (affektive Reaktion)

An der Standtafel mit dem Gemälde Seurats angekommen, erhalten die Schülerinnen und Schüler zunächst die Gelegenheit, ihre spontanen Emotionen und Eindrücke sowie ihre erste affektive Reaktion zu äußern und sich über diese mit einem Partner bzw. in einer Kleingruppe auszutauschen, z.B. „Qu’éprouvez-vous quand vous regardez cette oeuvre ? Quels effets produit-elle sur vous ? Quels éléments trouvez-vous les plus frappants ?“ [6]

Der zweite Schritt: Kulturelles Sehen

Um die Analyse kultureller Bildelemente zu fördern, schlägt Hallet vor, Schülerinnen und Schülern Dekodierungsverfahren an die Hand zu geben, mittels derer sie zunehmend selbstständig, intuitiv und reflexiv Bilder lesen lernen können. „Zur Betrachtung (…) bedarf es also zunächst keines Spezialwissens, sondern der Bewusstmachung der kulturellen Kategorien, die wir bei der Erschließung von Bedeutungen (Signifikation) benutzen.“ [7] Im Wesentlichen handelt es sich um eine systematisierte Betrachtung der dargestellten Gegenstände und Personen.

Der dritte Schritt: Ästhetisches Sehen

Weiterhin betrachten die Schülerinnen und Schüler bildästhetische Kategorien (z.B. die Darstellungsweise, die Farbgebung, die Bildorganisation). Im Wesentlichen geht es hier um die Frage, wie etwas dargestellt ist.

Zur konzertierten Berarbeitung der Schritte 2 und 3 kann wie folgt gearbeitet werden:

„Folgende Aufgabenstellungen können hereingereicht werden:

  1. Décrivez l’oeuvre « Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte » de Seurat. (AfB I)
  2. Analysez la situation et les personnages montrés sur l’image – surtout en tenant compte des éléments socio-culturels. (AfB II)

Damit sie auch Details erfassen, die für die weiteren Arbeitsschritte wichtig sind, arbeiten die Lerner zunächst in Einzelarbeit und fertigen stichwortartig Notizen zu ihren Beobachtungen an. (…). Ggf. erhalten sie eine farbige Kopie des Bildes, so dass sie darin direkt Notizen und Markierungen vornehmen können. Eine nützliche Hilfe kann die Bereitstellung eines Arbeitsblattes Décrire et analyser une image: les clés de lecture esthétique et culturelle sein (vgl. Doc. 2). Die Ergebnisse der Bildbeschreibung werden in den jeweiligen Gruppen vorgestellt: ein Schüler beginnt mit der mündlichen Präsentation, weitere Schüler ergänzen ihre Beobachtungen. Während der Präsentation stehen die Schüler auf und zeigen auf dem projizierten Bild, worüber sie gerade sprechen. Diese Bewegung unterstützt die Konzentration auf das Bild.“[8]

Das Doc. 2 zeigt ein Beispiel eines Arbeitsblatts, welches themenunabhängig als Scaffolding eingesetzt werden kann. Selbstverständlich müssen nicht alle angesprochenen Punkte berücksichtigt werden. Dies würde womöglich zu einer monotonen und additiven Herangehensweise führen. Vielmehr dient das Arbeitsblatt als Impuls, den Blick für bestimmte Bildelemente zu öffnen.

Doc. 2 : Clés de lecture culturelle et esthétique (Böing, 2014, s. 21)

Der vierte Schritt: Kontextualisierung und Kognitivierung

Abschließend widmen sich die Schülerinnen und Schüler in ihren Kleingruppen der Kognitivierung. Da die Bildbetrachtung und -analyse ohne Zuhilfenahme näherer Informationen bisher noch weitgehend den Status einer Hypothese hat, erfolgt nun als letzter Schritt der kognitiven Erschließung schließlich der Vergleich mit künstlerischen Informationstexten zu dem Bild (vgl. Doc. 1a et Doc. 1b). Möglich ist folgende Fragestellung: Comparez vos idées et résultats aux informations données au document 3. (Afb II-III).[9]

„Zu diesem Zweck lesen die Schülerinnen und Schüler den Text Doc. 1 und unterstreichen mit verschiedenen Farben a) Aspekte, die sie selbst auch bereits thematisiert hatten (aspects déjà abordés auparavant dans notre description et notre analyse), b) Aspekte und Informationen, die neu sind (nouveaux aspects), und formulieren zusätzlich fakultativ c) offene Fragen an das Bild (questions ouvertes). Letztere können ggf. unter Zuhilfenahme von Internetrecherchen zu dem Bild geklärt werden.

Der Text Doc. 1 a ist eher für Grundkurse geeignet, der Text Doc. 1 b eher für Leistungskurse bzw. leistungsstarke Grundkurse. Auch wenn der zweite Text recht anspruchsvoll ist, dürfte er motivierte Schülerinnen und Schüler zur Lektüre einladen, da es spannend ist, die zahlreichen Details und Anspielungen zu verstehen.“[10]

Activités après la lecture

Als lesenachbereitende Aktivitäten sind auch vor Ort sowohl gestaltend-produktive, als auch analytisch-kommentierende Verfahren denkbar – ggf. auch in Kombination – je nach Interessen und Wünschen der Lerngruppe, zum Beispiel:

  1. Umwandlung in Standbilder

Die Schülerinnen und Schüler wählen in ihren Kleingruppen Figurenpaare oder -gruppen aus, die sie als Standbild (tableau figé) darstellen wollen.

Während die Lernenden für eine bestimmt Zeit in der Standbild-Positionverbleiben, haben sie die Aufgabe, sich in die Figur, die sie gewählt haben, einzufühlen und die Gedanken und Empfindungen, die sich während dieser Zeit einstellen, bewusst wahrzunehmen und sich zu merken. Die Mitschülerinnen und Mitschüler erläutern und kommentieren.

  • Anfertigung einer (fiktiven) Rollenbiografie

Unter Rückgriff auf ihre Ergebnisse der Bildbeschreibung (Geschlecht, Alter, Kleidung, Accessoires der Figuren etc.) fertigen die Lernenden nun eine fiktive Rollenbiografie an. Hierfür steht ihnen das Arbeitsblatt Doc. 3 zur Verfügung. Sodann stellen sie sich in der ersten Person der Lerngruppe gegenüber als die neu geschaffene Figur vor. Dabei realisieren sie parallel Eigenheiten ihrer Person in puncto Mimik, Gestik, Sprech- und Bewegungshabitus.

  • Interaktion in einer szenischen Darstellung

Bei dieser Übung übersetzen die Schülerinnen und Schüler das statische Bild in eine bewegte szenische Darstellung. D.h., innerhalb ihrer Kleingruppe erarbeiten sie eine kommunikative Szene, wie sie sich möglicherweise zwischen den abgebildeten Figuren abspielen könnte. „Wer spricht mit wem auf welche Weise worüber? Wer bewegt sich wann wie auf jemanden zu oder weg? Wer verändert seine Position wann und warum? Wie endet die Szene? Ggf. können auch zwei Dreiergruppen zusammenarbeiten und Personen miteinander ins Gespräch bringen. (…)

Nach einer Übungsphase tragen die verschiedenen Gruppen ihre Szene(n) möglichst frei vor. Die übrigen Schüler geben der Gruppe Peer-Feedback (z.B. a) ce que je trouve réussi devant le contexte social, historique et géographique spécifique, b) ce que j’ai aimé, c) ce que je trouve original, d) ce que je n’ai pas compris, e) les conseils que j’aimerais donner au groupe). “[11] 

  • Vergleich mit der aktuellen Situation in dem Park

Durch ihre Anwesenheit vor Ort haben die Schülerinnen und Schüler nun die Möglichkeit, das Gemälde mit den aktuellen Begebenheiten im Hinblick auf Gemeinsamkeiten und Unterschiede zu vergleichen und zu bewerten. Zur Untermauerung dieser spannenden Aufgabe können die Lernenden ggf. auch Besucherinnen und Besucher des Parks – insbesondere auch die anwesenden Hundebesitzer, die regelmäßig hier sind – fragen, wo sie wohnen, arbeiten, ihre Freizeit verbringen etc. und welche Gemeinsamkeiten und Unterschiede diese Personen im Vergleich zum Seurat Gemälde sehen. 

Fazit und Ausblick

Die Methode des „Cultural Viewing“ ist nicht nur auf Exkursionen, sondern auch im Unterricht auf eine Vielzahl von Fotos, Bildern und Gemälden zu übertragen, auf denen Personen in recht statischen Positionen abgebildet sind.

Sie unterstützt nicht nur die Bildrezeption, sie kann auch vielfältige neue Beobachtungs-, Sprech- und Reflexionsanlässe schaffen. Schließlich können die Schülerinnen und Schüler ihre Erfahrungen der Bildbetrachtung und -analyse in ihrem medialen (Internet-)Alltag übertragen, in dem sie unablässig mit einer Vielzahl von Bildern konfrontiert werden.

Literatur :

Böing M., 2014, „La moule – star de la braderie de Lille ! Ein regionales Ritual mit der Methode « Kulturelles Sehen » entdecken in: Der fremdsprachliche Unterricht Französisch. No. 130, p. 18-25, 2014.

Banzhaf M., Böing M., 2018, „L’île qui fait bouger les gens … Ein emälde in Sprache und Bewegung übersetzen“ in: Der fremdsprachliche Unterricht Französisch. No. 156, p. 30-37.

Hallet W., 2010, „Viewing Cultures: Kulturelles Sehen und Bildverstehen im Fremdsprachenunterricht“ in Hecke C., Surkamp C., 2010, Bilder im Fremdsprachenunterricht. Tübingen: Gunter Narr Verlag, p. 26-54.

Hallet W.,  2019, „Methode im Fokus: Fotos lesen lernen“, Der fremdsprachliche Unterricht Englisch, Heft 158,  p. 2-6.

Doc. 1a: Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte – Description et analyse

Le tableau représente un dimanche après-midi typique sur l’île de la Grande Jatte, qui est une île de la Seine, dans la banlieue à la fois résidentielle et proche de la capitale, d’où la présence de classes sociales totalement opposées. Ce tableau, manifeste du pointillisme dont Seurat est le père, est très lumineux, avec l’utilisation de couleurs chaudes (jaune, rouge) avec des personnages qui semblent être au repos, donnant une impression de sérénité au tableau.
Au premier plan, on voit un couple de bourgeois élégamment habillés à la mode des années 1880. La femme tient un singe en laisse, symbole de la luxure, ce qui peut laisser supposer qu’elle était une femme de joie.
A gauche du tableau, un ouvrier, que l’on reconnaît par la simplicité de son habit, est allongé dans l’herbe et fume une pipe. Il semble pensif.
A côté de lui sont assis un bourgeois et une femme en train de broder. Son matériel est à côté d’elle.
Deux chiens représentent deux classes différentes : le petit chien la bourgeoisie, et le chien noir la classe ouvrière.
Une femme regarde vers la Seine en se protégeant du soleil par une ombrelle pendant qu’une autre compose un bouquet de fleurs. Son chapeau et son ombrelle sont à côté d’elle. Ces personnages se trouvent à l’ombre des arbres.
Au second plan, une femme protégée par son ombrelle se promène tranquillement avec sa fille. Elles sont soigneusement vêtues et coiffées. Une infirmière, reconnaissable à ses vêtements discute avec un homme.
Une femme pêche sur le rivage, habillée à la dernière mode. Derrière l’infirmière, un homme debout joue de la musique avec un cuivre, qui est un instrument populaire de fanfare. Il est vêtu modestement.
Dans le fond du tableau, des couples se promènent, s’enlacent, une fillette joue, deux soldats marchent. Ces personnages se trouvent à la lumière du soleil.
Sur la Seine, quatre hommes font de l’aviron. A l’avant de l’embarcation, une femme se protège du soleil avec son ombrelle.

Annotations: la sérénité – die Gelassenheit/Heiterkeit, la luxure – la recherche et pratique des plaisirs sexuels, broder – sticken, l’embarcation (f) – ici : le bateau

https://www.etudier.com/dissertations/Analyse-Seurat-Un-Dimanche-Apr%C3%A8s-Midi-%C3%A0/435652.html

Doc. 1b: Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte – Description et analyse

La Grande Jatte est une île de la Seine située à une boucle du fleuve à l’ouest de Paris. C’est une bande étroite de quelques deux kilomètres de long avec Clichy et Levallois-Perret en face du côté droit et Asnières et Courbevoie à gauche. Pendant le Second Empire, Asnières avait acquis une réputation certaine auprès des amateurs de canotage, et elle était l’une des banlieues les plus recherchées par les Parisiens amateurs de loisirs. Un fait causé par sa proximité et la facilité des communications avec le centre de la capitale. Entre la gare d’Asnières et celle de Saint Lazare environ deux cents trains assuraient l’aller-retour avec Paris. Le contraste entre les banlieues de la rive gauche et celles de la rive droite était frappant. Le fleuve coulait entre les usines fumeuses, le port noirâtre d’une rive et les villas et les jardins déserts de l’autre berge. La Grande Jatte se trouvait entre ces deux banlieues contrastées. (…) Elle était depuis longtemps un centre de canotage, une escale pour les pique-niques, mais elle avait peu de bâtiments ; on y trouvait des cafés, des terrains pour jouer aux quilles et autres distractions pour le visiteur.          

Le fait qu’on insiste sur un jour précis dans le titre, le dimanche, aurait aidé le spectateur à définir la population du tableau. La semaine de travail étant de six jours, le dimanche était le jour de loisir commun à toutes les classes, et au dimanche estival on assistait à un exode massif vers les faubourgs de Paris de gens en quête d’un cadre rural illusoire. Le choix des sorties était déterminé par des considérations financières et sociales.

(…) Le choix des types du tableau présente les attitudes diverses de l’âge, du sexe et du classement social : élégantes, soldats, bonnes d’enfants, bourgeois, ouvriers, soulignant l’analyse et le mélange des classes. Les soldats, les filles en cheveux juste devant eux et la nourrice auraient tous appartenu aux classes populaires ; les hommes bien habillés en haut-de-forme et les femmes élégantes à la bourgeoisie. Une telle répartition, un tel mélange auraient été typiques de la Grande Jatte qui était en marge des deux sociétés. Mais l’analyse de la société de l’île faite par Seurat allait bien au-delà de ce niveau d’observation. En se servant de types, il invoquait une imagerie commune à un large public : L’imagerie des journaux bon marché, de l’illustration populaire et de la caricature. Un exemple en est la nourrice, sujet fréquent de commentaires humoristiques dans la presse populaire. La figure importante au chapeau haut-de-forme à droite était également un personnage courant dans l’imagerie populaire : le boulevardier élégant. Les attributs essentiels d’un élégant : le monocle, le haut-de-forme, le col dur, la canne, la moustache, et Seurat identifie son personnage de la même manière. Le statut de la femme qui l’accompagne est moins clair. Un seul critique a parlé d’elle directement, la qualifiant de cocotte. Le singe était un symbole traditionnel de luxure et de promiscuité.

L’association de Seurat avec le singe était autant verbale que visuelle car l’argot de l’époque une « singesse » est une prostituée. Cette double signification était voulue. D’autres jeux de mots dans la Grande Jatte, la pêcheuse à la ligne à la gauche du tableau, si soigneusement préparée, est, à y regarder de plus près, un personnage tout à fait improbable : elle tient une canne à pêche, mais sans autre matériel apparent, et elle est habillée sur son trente et un. Dans la littérature contemporaine la métaphore de la prostituée « pêchant les amoureux comme on pêche à la ligne » était fréquente, et les dessins humoristiques utilisaient souvent le jeu de mots classique pêcher/pécher. L’intuition de Seurat n’était pas que son personnage soit nécessairement naturaliste, mais qu’il soit porteur d’une signification particulière, qu’il fasse partie de son « symbolisme moderne ». Il est significatif que les deux femmes principales sur les côtés de la Grande Jatte évoquent des codes contemporains dans la représentation du monde de la prostitution. L’imagerie animale de Seurat comprend également des chiens qui jouent un rôle animé et incongru au premier plan de la Grande Jatte. Diverses sortes de chiens étaient associées aux différentes classes : les chiens de l’aristocratie, les terriers à la bourgeoisie ; les caniches aux petits bourgeois et à la classe ouvrière, et les bâtards à la couche sociale la plus basse – les pauvres des villes, les malfaiteurs, les déclassés. (…)

La Grande Jatte était un terrain neutre où bourgeois et ouvrier se rencontraient et se mélangeaient dans la foule. Ce sont les chiens plutôt que les êtres humains qui semblent illustrer cet affrontement des classes à la Grande Jatte. Le bâtard solitaire sert de métaphore pour les déclassés, le pauvre des faubourgs, l’habitant des franges de la société. Le carlin espiègle au nœud de rubans peut être identifié à la prostituée, la prolétaire devenue (superficiellement) une bourgeoise grâce à la prostitution, représentant une mobilité sociale acquise de façon immorale et facile à perdre. Seurat se servit des animaux de façon active et leurs mouvements animent un premier plan figé, soulignant la pose rigide des personnages indiquant une apparence de respectabilité et de position sociale. Cette rigidité pourrait être le moyen pictural utilisé par Seurat pour faire voir la Grande Jatte le dimanche comme un endroit de neutralité tendue, un point de rencontre de deux sociétés qui n’avaient pas grand-chose d’autre en commun que la situation géographique et le commerce sexuel. Rien d’étonnant à ce que les codes et les emblèmes de la prostitution – la femme qui pêche, le singe, le carlin – jouent un tel rôle au premier plan du tableau. Dans le tableau de Seurat, la population passagère de l’île tourne littéralement le dos à la réalité des usines et des taudis de Clichy, et regarde plutôt en direction du confort bourgeois d’Asnières, profitant des plaisirs éphémères du dimanche.

Annotations : le monocle – die Einglas-Lesebrille, le haut-de-forme – der Zylinderhut, le col – der Kragen, être habillé/e sur son trente et un – s’habiller de manière élégante, incongru – contraire aux usages, le caniche –  der Pudel, le bâtard – ici: der Mischling, les franges de la société – les marginaux, le carlin espiègle – der schelmische Mops (Hund), le nœud de ruban – das Schleifenband

http://www.faisceau.com/art-seurat.htm

Doc. 3 : Créer une biographie fictive[12]

Ecrivez une biographie à la première personne pour votre personnage, puis présentez-la aux autres membres du groupe. Mettez-vous à la place du personnage – n’oubliez pas que maintenant vous et le personnage êtes une seule personne !

Pour compléter la biographie de votre personnage les idées suivantes peuvent vous aider.

  • Comment s’appelle le personnage?
  • Quel âge a-t-il?
  • Où habite-t-il?
  • Dans quelles conditions économiques vit-il?
  • Qui sont les membres de sa famille?
  • Quel est son métier?
  • Qu’est-ce qu’il (n’) aime (pas) faire?
  • Qui sont ses amis?
  • Quels sont ses traits de caractère?
  • Est-ce qu’il a un tic nerveux?
  • Comment parle-il?
  • Est-ce qu’il a une expression préférée qu’il utilise tout le temps?
  • Comment se déplace le personnage?
  • Pourquoi est-il venu au parc? Avec qui? Quelle est sa relation avec cette personne?
  • Est-ce que le personnage a un secret? Si oui, lequel?
  • Quel est son rêve ?

Doc. 4 :                                                                                  

Georges Seurat „Un dimanche après-midi sur l’île de la Grande Jatte“ (1884-1886)

Source : https://de.wikipedia.org/wiki/Ein_Sonntagnachmittag_auf_der_Insel_La_Grande_Jatte


[1] Hallet, 2010, p. 39

[2] Banzhaf, Böing, 2018, p. 31

[3] Über gängige Suchmaschinen findet man bereits bei Eingabe des Titels des Gemäldes und der Sucheinstellung „Bilder“ zahlreiche moderne Adaptationen. 

[4] Banzhaf, Böing, 2018, p. 30   

[5] Hallet, 2019, p.7

[6] Banzhaf, Böing, 2018, p. 32  

[7] Hallet, 2019, p. 7

[8] Banzhaf, Böing, 2018, p. 32  

[9] Banzhaf, Böing, 2018, p. 32 

[10] Banzhaf, Böing, 2018, p. 32  

[11] Banzhaf, Böing, 2018, p. 33

[12] Banzhaf, Böing, 2018, p. 34

Faire de la cartographie en Abibac avec le logiciel Khartis

par Jonathan Gaquère, directeur de publication de la Revue Abibac

De nombreux logiciels existent actuellement en ligne pour réaliser des cartes avec les élèves :

Les avantages du logiciel Khartis :

Le logiciel Khartis est simple d’utilisation, propose plusieurs types de projection à l’échelle mondiale, intègre déjà quelques données… et est disponible en version allemande avec des données sur l’Allemagne : https://www.sciencespo.fr/cartographie/khartis/

Il peut être utilisé en ligne ou télécharger pour travailler hors connexion.

Plusieurs thèmes de travail :

  • le développement dans le monde : cartes de l’IDH en 2014 (importance de la projection, de la discrétisation)
  • la politique énergétique en Europe : carte des énergies renouvelables dans la consommation totale d’énergie (2014)
  • la densité de population en Allemagne : carte des densités par arrondissements (importance du choix des couleurs, de la discrétisation)
  • la densité de population en France : carte des densités par arrondissements (importance du choix des couleurs, de la discrétisation)

D’autres données peuvent être importées : http://www.sciencespo.fr/cartographie/khartis/docs/discretisation/index.html

Inconvénients du logiciel Khartis :

  • les données sont limitées… mais cela peut suffire pour une utilisation en classe.
  • la mise en page de la légende pose problème. Ne pas toucher la légende sur l’espace graphique !

Entretien avec Olivier Lazzarotti. Enseigner en Abibac avec l’habiter

Olivier Lazzarotti, professeur de géographie à l’Université Picardie Jules Verne, a développé la réflexion géographique à partir du concept d’habiter. Il nous explique sa démarche intellectuelle et son apport pour l’enseignement de la géographie. Les sections Abibac, parce qu’elles impliquent une mobilité spécifique pour les élèves, sont particulièrement propices à cette nouvelle approche de la géographie et de son enseignement.

Jonathan Gaquère (JG) : M. Lazzarotti, vous avez développé la réflexion géographique autour du concept d’habiter. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de ce choix ?

Sans entrer dans les détails, l’émergence de l’habiter contemporain tire une partie de son origine dans les relations entre tourisme et patrimoine qu’au terme de mon HDR[1], j’interprétais comme le mobile de l’immobile et inversement : le tourisme mondialise ce que le patrimoine localise. Du coup, il fallait inventer le concept englobant qui permettait de sortir de l’alternative mobile ou immobile, celle du nomade ou du sédentaire par exemple, pour envisager l’ensemble des situations où se mêlait l’un à l’autre.

Ces recherches sont à situer dans le contexte du grand remue-ménage des années 1990. À partir de 1995, je travaillai dans le cadre de l’équipe MIT animée entre autres par Rémy Knafou et très portée vers le tourisme. J’y restai une dizaine d’années. Globalement, le constat était double : faire du tourisme, c’est être mobile. Et les mobilités étaient en train de révolutionner le Monde, chacun pouvant de mieux en mieux choisir les lieux qu’il fréquente, en particulier pour y être touriste. Le second terme du constat, épistémologique, tenait à l’éclatement de la science géographique en une multitude de spécialisations. À la multiplication des sujets répondait ainsi la pulvérisation de l’armature conceptuelle, au moment même où la tentative de structuration de Roger Brunet montrait quelques-unes de ses limites[2] : l’espace, production sociale, impose-t-il ses « lois » aux sociétés humaines ?

Du côté des études touristiques, l’article de 1997[3] avait opéré un renversement plein de potentialités. En proposant de passer de la « géographie du tourisme » – appliquant au tourisme les catégories usuelles, et en particulier physiques, de la géographie – à une « approche géographique du tourisme », était ouverte la possibilité d’une géographie comme étude dimensionnelle des sociétés. Autrement dit, partant du constat qu’elles se déployaient dans diverses dimensions : l’une est culturelle, l’autre économique, politique et géopolitique, etc. La géographie se présente ainsi comme l’une d’entre elles. Disons donc que l’habiter est le mot qui nomme la dimension géographique des hommes et des femmes vivant en sociétés. Il n’est du reste pas nouveau en géographie, pas plus qu’il ne l’est dans les autres sciences sociales. Mais ce qui l’était davantage était cette tentative pour l’actualiser en concept structurant d’une géographie définitivement rangée dans le champ des sciences du social et en dialogues avec ses consœurs.

Réinterroger le nouveau Monde à partir d’une science géographique renouvelée est, en même temps et dans ce même esprit d’une conception globale de la science, l’important travail entrepris de leur côté par Jacques Lévy et Michel Lussault, notamment à l’occasion de la rédaction du Dictionnaire[4]. L’inspiration du pragmatisme philosophique y est perceptible et la définition de l’habiter qui en découle – marquant du même coup l’entrée du mot dans le vocabulaire scientifique de la géographie – converge avec ce qui était fait avec le tourisme. La relation entre espace et spatialité, intégrée à l’idée que l’espace est une dimension du social, souligne la dialogique dynamique qui relie les sociétés à leurs espaces. De mon côté, j’adoptai en 2006 une définition tout aussi dynamique : « se construire en construisant le Monde ». Elle revient à interpréter la dimension géographique dans sa double portée. L’une est politique : les lieux ne sont pas les décors des interrelations sociales, mais leurs enjeux. L’autre portée, la plus novatrice à mon avis, pour ne pas dire la plus inattendue ou la plus prometteuse des perspectives ouvertes par les réflexions théoriques sur l’habiter et ses possibilités heuristiques, est existentielle.

Tel qu’on, peut ainsi le concevoir, l’habiter n’est pas une métaphysique et pas (encore) une théorie. Travailler avec l’habiter, c’est utiliser un outil heuristique avec l’hypothèse qu’il est, tout à la fois, capable de relire des sujets classiques (la ville, la campagne, le tourisme, les mémoires comme je les ai abordées[5], etc.) et d’aborder les questions nouvelles du Monde contemporain, celui des « sociétés à habitants mobiles » et des habitants « polytopiques », tels que les qualifie Mathis Stock[6]. Ainsi, et dans l’état actuel des réflexions, l’habiter est un opérateur conceptuel dont le projet vise à mettre des mots sur une expérience, silencieuse mais pas muette, une expérience anthropologique universelle, l’humaine expérience géographique, celle des lieux et des territoires du Monde.

Dernier point, utile s’il en est. Les deux courants originaires de la réactivation de l’habiter ont, avec leurs convergences, trouvé leur point de rencontre avec le festival de Saint-Dié de 2014 qui s’est prolongé, d’abord avec la publication des Annales de géographie[7], puis avec le colloque de juillet 2017 tenu à Cerisy, Carte d’identités, l’espace au singulier[8], etc. Quant à la suite de l’histoire, elle reste à écrire…

JG : Vous avez récemment écrit un ouvrage sur Franz Schubert[9]. Pourquoi écrire un livre de géographie sur un homme ? 

J’ajouterai que j’ai écrit, en collaboration avec une avocate, ma fille en l’occurrence, un ouvrage sur la succession de Johnny Hallyday[10], puisque la géographie est à l’un des cœurs des débats, voire des décisions, juridiques de ce litige d’une famille contemporaine, à la fois multi-résidentielle et recomposée.

Si la science géographique s’était déjà affranchie des deux premiers interdits de son âge classique, penser les lieux c’est ne pas penser les hommes (Vidal, 1913 : 299)[11], et celui de la théorisation[12], restait à se débarrasser du troisième, édicté par Albert Demangeon, celui de traiter des individualités : « La géographie humaine est l’étude des groupements humains dans leurs rapports avec le milieu géographique […]. Renonçons à considérer les hommes en tant qu’individus. Par l’étude d’un individu, l’anthropologie et la médecine peuvent aboutir à des résultats scientifiques; la géographie humaine, non. »[13]. Notion déduite du concept d’habiter, celle d’habitant, autrement dit les hommes et les femmes dans leurs dimensions géographiques, y contrevient heureusement. C’est que la multiplication et les diversifications des mobilités de chacun et de chacune font que, désormais, ils et elles ont des géographies de vie de plus en plus singularisées. En posant l’hypothèse que le « où l’on est » est une partie – constitutive – du « qui l’on est », il devient théoriquement possible de faire une géographie de chacun et chacune, avec le même intérêt et la même pertinence, la même « évidence » aurais-je envie de dire, que la géographie classique s’est exclusivement adonnée à faire celle des lieux.

Déjà un peu présente dans mon HDR cette entrée devenait, après mes travaux sur les mémoires, une sorte de priorité. Mais plutôt que de passer par un argumentaire théorique, j’ai pensé intéressant de proposer d’emblée une application. Pour cerner l’importance de la dimension géographique comme entrée dans la problématique existentielle d’un ou d’une habitante, il me fallait un « candidat » inaugural instructif, si je puis dire. D’emblée, pour cette « géoanalyse » [14], je voyais Martin Heidegger, Jean-Jacques Rousseau ou Arthur Rimbaud dont j’avais déjà abordé ponctuellement la géographie. Cela dit, c’est la figure de Franz Schubert qui, après un premier essai publié dans les Annales de géographie, s’imposa comme la plus prometteuse. Non seulement on connaît parfaitement les termes de sa géographie pratique, grosso modo au jour près, mais on connaît aussi, par le choix qu’il fait des textes de ses Lieder, ses représentations du Monde. Elles constituent globalement une géographie imaginaire cohérente. J’appliquai donc les méthodes d’études envisagées dans mon travail de 2006 : quelle « carte d’identités » ? Quelles « signatures géographiques » ? Autrement dit quelle carte dessine le tracé des lieux fréquentés par Franz Schubert ? Quelles pouvaient être, encore, ces manières propres de les habiter ? L’exploration d’un tel champ occupa, de proche en proche, quinze années de réflexions. Le résultat est d’insister sur le fait que les géographies de Franz Schubert sont une bonne entrée pour accéder aux interrogations de l’homme les plus existentielles, celles qui se manifestent aussi dans son œuvre. Le cas de Jean-Philippe Smet, quant à lui, est activé par un procès qui va chercher à évaluer sa « résidence habituelle ». Pour autant, il est étudié avec le même outillage méthodologique, cette fois fondé sur les données Instagram et non uniquement les témoignages écrits de ses contemporains.

Cela dit, et dans les deux exemples, on retrouve le même problème de fond. Question existentielle, l’analyse géographique de l’habitant, sa géoanalyse, est une porte directement ouverte sur « qui il est » aussi bien que sur la nature du travail artistique. On aurait ainsi affaire à deux habitants dont l’un des moteurs artistiques trouverait ses ressorts dans le fait qu’ils n’arrivent pas – ou mal – à trouver leur place, le premier parce qu’il ne le sait pas, le second parce qu’il ne le peut pas. Intéressant constat anthropologique !

JG : Dans cette géographie de chacun et de chacune que permet d’entrevoir l’habiter, y a-t-il une place pour une géographie sensorielle, percevant le monde d’après les sens ?

Vous posez-là une question qui n’est pas spécifiquement géographique[15], mais qui implique directement la géographie. D’une certaine manière, elle soulève celle du mode de construction du rapport au Monde et situe l’une des problématiques cruciales du passage de l’âge des Lumières à celui du Romantisme, l’exacte bascule qui traverse la vie de Franz Schubert et qu’il participe largement à opérer.

Dès lors, comment la réponse pourrait être autre que « oui ». Oui, bien sûr, les sens, le goût et, d’une manière générale, toutes les représentations ouvrent le champ d’une approche sensorielle de la géographie. Il convient même d’entendre ce projet en son sens le plus large, bien au-delà de la seule vue, sens privilégié des géographes, même si les odeurs[16] aussi bien que les sons[17] ont déjà été abordées. Dans le cas du travail sur Franz Schubert, on suit, de Lied en Lied, l’élaboration d’une géographie qui ne serait que sensorielle. Je veux dire que la mesure du monde ne se ferait qu’à travers des organes de perception, romantisme oblige. Chaque élément des campagnes et de leurs natures devient sentiment avant que d’être symbole. Les lieux et territoires deviennent langage, un langage dont les Lieder sont les instituteurs du vocabulaire, voire de la grammaire. Et, comme pour faire oublier la construction théorique, non pas intellectualisée mais bien intellectuelle, qui échafaude chaque morceau : des émotions. Elles reposent sur des normes esthétiques que l’on reconnaît aujourd’hui comme « sublimes », même si elles eurent bien du mal à s’imposer comme telles du vivant du compositeur. Des émotions qu’il convient de prendre au sens le plus fort, comme le retient Jean-Paul Sartre[18], celui de (1995 : 43) « transformation du monde ». On saisit ainsi toute leur puissance active et si l’on comprend pourquoi elles émergent actuellement en géographie, on saisit mal pourquoi cela n’a pas été le cas plus tôt. Bien, plus tôt.

C’est donc bien un pan entier de la géographie qui se dessine. De la géographie culturelle, au sens désormais classique du terme, aux « géographies culturelles » comme les pluralise le tout récent ouvrage de Pauline Guinard[19]. L’auteur développe le thème des émotions, en l’occurrence pour proposer l’idée d’un « tournant émotionnel ». Toute la question scientifique qui est donc posée est celle d’une étude « objective », s’il en est, des subjectivités.

Elle est aussi celle de leurs significations, de leurs interprétations possibles. De fait, il ne me semble pas possible d’aborder l’œuvre d’un Franz Schubert sans la mettre, aussi, en perspective avec ses enjeux politiques : critique de la monarchie absolue, aspirations nationales. Le plus grand risque, avec les émotions, seraient de les prendre pour argent comptant, précisément pour ce qu’elles sont : une gratuite invitation aux mouvements. Mais de quels mouvements s’agit-il ? La question mérite bien d’être posée, a fortiori si l’on s’en réfère encore à J.P. Sartre (1995 : 62) : « Nous appellerons émotion une chute brusque de la conscience dans le magique. ». Le travail scientifique, y compris celui de la géographie, devrait-il donc, tout à la fois, considérer la puissance des émotions et travailler à les désamorcer en relevant, autant que faire se peut, la lucidité consciente ? Au fond, cela reviendrait à rejoindre l’idée qu’un Stefan Zweig[20], traitant de Sigmund Freud, a pu s’en faire (2018 : 43) : « La science n’a pas pour devoir de bercer de nouvelles rêveries apaisantes le cœur éternellement puéril de l’humanité. ». Il me semble donc que la science géographique, y compris et a fortiori  peut-être celle qui s’ancre (et s’encre) dans l’habiter, avec toutes ses implications existentielles, doit prendre en compte l’importance des sens… aussi pour en déconstruire les conditions de ressentis, quitte, au final, à avouer ses limites, celles qu’un Althusser[21], en son temps et avec ses mots, en l’occurrence l’idéologie, a pu pointer comme (2005  239) : « […] profondément inconsciente, même lorsqu’elle se présente […] sous forme réfléchie. ». Ruse ou mystère ? Même analysées, les émotions demeurent… des émotions.

JG : Comment intégrer les images à l’analyse géographique ?

Redisons d’emblée qu’il est préférable de considérer le mot « image » au-delà même de son sens uniquement visuel. Une image peut être sonore, odorante, statistique et c’est l’ensemble de tout ce que les uns et les autres peuvent percevoir sensoriellement que je retiendrai.

Cela dit leur intérêt et leur portée, autant que ceux des techniques de production, dépendent, avec une rigueur quasi-obsessionnelle, de leur critique. C’est que la première chose à considérer est que toute image – quelle qu’elle soit – est produite. C’est ce que montre d’évidence Augustin Berque[22], faisant du cliché le plus mécanique une opération de construction. C’est donc la critique qui situe la qualité heuristique de toute image. Du reste, il est même possible d’étudier les modalités de leur production comme type de pratiques touristiques[23] par les touristes eux-mêmes, soit en dehors de toute démarche réflexive.

La question de la construction de l’iconographie prend une dimension encore plus cruciale avec les cartes. De ce point de vue, les travaux réunis par et de Jacques Lévy[24] sur la cartographie et ses langages sont, à la fois, centraux et éclairants. Les cartes sont tout sauf une représentation « objective » des espaces habités. Et cela, dès leurs fondements avec le choix de la projection. De fait, toute carte est nécessairement choix d’erreurs, ce que le travail géographique a pour mission première d’expliciter. Plus généralement, on doit retenir que toute image à ses contenus subliminaux et que c’est ceux-là qu’il convient, systématiquement et scientifiquement, de dévoiler. Faute de quoi, c’est donner pleine raison à la seule insertion qu’un Gaston Bachelard, lumineux, fait en géographie (1996 : 216)[25] : « Un manuel utilisé dans la classe de quatrième contre les élèves de 13 ans inflige des précisions comme celle-ci : […] le département de la Seine a une densité de 9192 habitants au kilomètre carré. Ce nombre fixe pour un concept flottant, dont la validité, sous la forme exacte n’est même pas d’une heure, servira, avec quelques autres de même espèce, pendant dix ans, à « instruire » les élèves. […]. Il y a là le prétexte d’une pédagogie détestable qui défie le bon sens, mais qui se développe sans rencontrer la moindre critique dans des disciplines qui ne sont scientifiques que par métaphore. » Quand l’image se fait cliché, personne ne peut plus s’étonner de l’apparition du mot « métaphore ».

L’enjeu critique est d’autant plus important que les images sont aussi un des outils de penser de la science géographique. C’est du reste déjà ce que portait explicitement les travaux avec la « chorématique » de Roger Brunet : comment penser l’espace en le représentant ? D’une certaine manière, cette question renvoie à la précédente : voir, entendre ou sentir sont autant d’opérations essentielles dans la construction et la réception des savoirs scientifiques. Mais elles ont leurs limites, d’autant plus floues qu’elles pourraient bien s’effacer sous leurs apparences flatteuses. Ces images sont donc de formidables soutiens à la pensée dont l’importance vaut largement celle des outils habituels que sont l’intellect et les mots. De ce point de vue, le travail scientifique est bien aussi un exigeant travail de vigilance, parce que, volontaires ou non, naïves ou cyniques, toutes les manipulations sont toujours possibles.

Enfin, la question des images prend aujourd’hui une tournure particulière. Avec les Smartphones, devenus de précieux auxiliaires aux notes de terrain, les images font désormais partie courante du travail du chercheur. En croisant ces données avec celles fournis par les GPS, il n’est plus nécessaire de noter avec précision la prise du cliché. Le recours à de telles méthodes permet de constituer d’importants volumes de « notes » photographiques, voire sonores et ce, où que l’on se trouve. De fait, si les GPS permettent de nous localiser avec précision, ils permettent aussi au chercheur de travailler dans des lieux « difficiles », du point de vue de l’enquête par exemple. Les chercheurs sont donc aussi d’importants producteurs d’images. Dans la perspective de l’habiter, et en mobilisant de telles approches critiques, ces images, entre autres, offrent une précieuse opportunité de saisie et de conservation des expériences des habitants. Avec rapidité et discrétion, il est possible de fixer l’instantané d’une pratique dans ce qu’elle a d’éphémère aussi bien que de spontanée, donc aussi de hautement signifiant. Mais d’autres documents offrent de telles ouvertures. Et le matériau est d’autant plus riche qu’il se combine avec des récits. Telle est l’entrée que j’ai pu explorer en partant de la carte postale[26] rédigée par une enfant à ses parents et qui donne une idée pleine et entière de son habiter touristique.

De multiples manières, donc, les images ouvrent un inestimable accès à la saisie des représentations de l’habiter, ce qui est classique, mais aussi à la saisie des pratiques. Elles en rendent compte de multiples manières et avec de multiples statuts épistémologiques. Autrement dit, aujourd’hui comme jamais, les images sont au cœur de la quête de savoirs géographiques et de leurs transmissions.

5. Le concept d’habiter a fait son apparition en France dans les programmes scolaires. Qu’apporte-t-il à l’enseignement de la géographie ? Quels conseils donneriez-vous aux enseignants invitant leurs élèves à réaliser une auto-géoanalyse ?

Un point me semble essentiel dans cette « apparition ». Qu’on l’aime ou non, la « tradition » géographique français associe positions théoriques et orientations pédagogiques. L’épreuve reine de l’agrégation de mes 23 ans était celle du commentaire de carte où il ne s’agissait, ni plus, ni moins, que de développer rhétoriquement les positions vidaliennes d’explication de l’humain par le physique, consacrant au passage la géographie physique comme reine de la discipline. Vint, dans les années 1980, la bourrasque Roger Brunet. Hybridation de la linguistique saussurienne et de l’analyse de l’espace, la chorématique infusa les programmes et les enseignements. Que l’habiter occupe aujourd’hui une position de choix dans les programmes relève de cette logique. Le numéro de la documentation photographique[27] fut pour moi l’occasion de faire la jonction entre mes 15 années de recherche et d’enseignement universitaire, environ, et les 15 années précédentes, d’enseignement dans le second degré. C’est que l’enjeu pédagogique n’est pas que programmatique. Il est dans la manière de poser et d’analyser les problèmes.

Est-ce ce qui fait une des différences entre la géographie et les autres sciences sociales ? La géographie est aussi une expérience du monde, une expérience partagée par tous. Du coup, elle peut servir de ressources pédagogiques. Une pédagogie par l’habiter n’est pas seulement une pédagogie qui inverse le rapport au Monde, considérant que ce ne sont pas les lieux qui font les habitants, mais que les habitants prennent une part décisive dans la qualification des lieux, pour le dire (trop) simplement. C’est que chaque élève est aussi habitant. Et d’abord, il habite la classe, prenant une part dans le choix de sa place, l’organisant en un dispositif propre et, ce faisant, élaborant sa propre géographie, à la fois singulière et localement éphémère. Mais chaque élève est aussi un habitant du Monde et, en cela, il habite différemment des lieux différents. Et cela peut être cartographié, le cas échéant en ayant recours à certains programmes de géolocalisation qui enregistrent les lieux fréquentés, par conséquence les parcours entre eux.

Je pense ainsi qu’impliquer chaque élève comme une ressource pédagogique est le point de départ de l’enseignement géographique avec l’habiter. Cette démarche n’est, bien sûr, qu’un début et il n’est pas question de tomber dans la démagogie qui consiste à dire que nos auditeurs savent déjà tout. Mais le rôle de l’enseignement est, aussi, de les faire accéder, de proche en proche, à leur dimension mondiale. Précisément, il ne s’agit plus de saisir ce Monde depuis son propre point de vue, mais d’apprendre à se situer, soi-même, dans le Monde. Finalement, et de cette manière, au-delà même des programmes et examens, l’enjeu est de donner à tous – élèves compris – quelques outils cognitifs pour apporter sa propre réponse à la question fondamentale de l’habiter : comment être soi-même dans le Monde, autrement dit soi-même parmi les autres ?


[1] LAZZAROTTI, Olivier (2001). –  À propos de tourisme et patrimoine, les Raisons de l’Habiter. Diplôme d’Habilitation à Diriger des recherches, avec les conseils de Rémy Knafou, Université de Paris VII, novembre 2001, 368 p.

[2] Voir, par exemple, LÉVY, Jacques (1994). – L’espace légitime. Sur la dimension géographique de la fonction politique. Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 442 p.

[3] KNAFOU, Rémy, BRUSTON, Mireille, DEPREST, Florence, DUHAMEL, Philippe, GAY, Jean-Christophe et SACAREAU, Isabelle (1997). Une approche géographique du tourisme. Paris, L’espace géographique, n° 3, p. 193-204

[4] LÉVY, Jacques et LUSSAULT, Michel (2013). – Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. Paris, Belin, (1e éd. 2003), 1126 p.

[5] LAZZAROTTI, Olivier (2012). – Des lieux pour mémoires » Paris, Coll. Le temps des idées, Armand Colin, 2012, 214 p.

[6] STOCK, Mathis (2006). – L’hypothèse de l’habiter poly-topique : pratiquer les lieux géographiques dans les sociétés à individus mobiles. EspacesTemps.net, Travaux, 26.02.2006

[7] LAZZAROTTI, Olivier, et Béatrice Collignon & Philippe Pelletier (dir.) (2015). – Habiter : mots et regards croisés, Annales de géographie, n° 704, juillet-août 2015, p. 442-451.

[8] L’ouvrage est en cours de publication.

[9] LAZZAROTTI, Olivier (2017). – Une place sur Terre ? Franz Schubert, de l’homme libre à l’habitant libre, Paris, HD éditeur, 178 p.

[10] LAZZAROTTI, Marie-Charlotte et LAZZAROTTI, Olivier (2018). – Quand l’habiter fait sa loi. L’héritage de Johnny Hallyday, Coll. Droit et sociétés, HDiffusion, 114 p.

[11] VIDAL DE LA BLACHE, Paul (1913). – Des caractères distinctifs de la géographie. Paris, A. Colin, Annales de Géographie, Année 1913, Vol. 22, n° 124, p. 289 – 299

[12] LE LANNOU, Maurice (1949). – La géographie humaine. Paris, Coll. Bibliothèque de Philosophie scientifique, Flammarion, 252 p.

[13] DEMANGEON, Albert (1943). – Problèmes de géographie humaine. Paris, A. Colin, 1942, 408 p., p. 28.

[14] LAZZAROTTI, Olivier (2014). – Prémices d’une auto-géoanalyse, Géographie et cultures, n° 89-90, printemps-été 2014, p. 133-149, 286 p.

[15] Voir, par exemple et entre autres, les travaux et publications de l’anthropologue GÉLARD, Marie-Luce (2013). – Corps sensibles. Usages et langages des sens, Collection épistémologie du corps, PUN, Édition Universitaire de Lorraine, 317 p.

[16] Voir, par exemple, PITTE, Jean-Robert et DULEAU, Robert (dir.) (1998). – Géographie des odeurs. Paris, L’Harmattan, 248 p.

[17] Voir, par exemple, ROULIER, Frédéric (1999). – « Pour une géographie des milieux sonores », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Environnement, Nature, Paysage, document 71, mis en ligne le 21 janvier 1999, consulté le 11 février 2019. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/5034 ; DOI : 10.4000/cybergeo.5034

[18] SARTRE, Jean-Paul (1995). – Esquisse d’une théorie des émotions. Paris, Hermann, L’esprit et la main, 1938, 68 p.

[19] GUINARD, Pauline (2019). – Géographies culturelles. Objets, concepts, méthodes. Paris, Coll. Cursus, A. Colin, 208 p.

[20] ZWEIG, Stefan (2018). – Sigmund Freud, la guérison par l’esprit. Paris, Le livre de poche, 150 p.

[21] ALTHUSSER, Louis (2005) – Pour Marx. Paris, La Découverte/Poche, 274 p.

[22] BERQUE, Augustin (1995). – Les raisons du paysage ; de la Chine antique aux environnements de synthèse. Paris, Hazan, 192 p., voir p. 14, 18 et 20.

[23] LAZZAROTTI, Olivier (2017). – Photographier, se photographier : le ballet des touristes, In LAZZAROTTI, Olivier, MERCIER, Guy et PAQUET, Suzanne (dir.) (2017). – La part artistique de l’habiter. Perspectives contemporaines. Coll. Géographie et Cultures, L’Harmattan, 250 p., p. 15-25.

[24] LÉVY, Jacques (dir.) (2015). – A cartographic turn. Mapping and spatial challenge in social sciences. EPFL Press distribué par Routledge, 336 p.

[25] BACHELARD, Gaston (1996). – La formation de l’esprit scientifique. Librairie philosophique, 1938, Vrin, 256 p., 216

[26] LAZZAROTTI, Olivier (2012), « Paulette à la mer ou de l’imaginaire comme construction du regard de l’autre. » In BÉDARD, Mario, AUGUSTIN, Jean-Pierre et DESNOILLES, Richard (dir.) (2012).- L’imaginaire géographique. Perspectives, pratiques et devenirs. Québec, Presses de l’université du Québec, collection Géographie contemporaine, p. 175-192

[27] LAZZAROTTI, Olivier (2014), Habiter le Monde. Documentation photographique n° 8100, 64 p.

Une opportunité à saisir : la Journée Découverte franco-allemande avec l’OFAJ

par Edith Stroh-Weber, professeure d’histoire géographie (Abibac, lycée Marc Bloch, Bischheim)

Une centrale hydraulique sur le Rhin, une usine sidérurgique dans la Sarre, un géant de la chimie allemande, mais cela aurait aussi pu être une institution. Quel point commun entre tous ces lieux ? Très simple ! Grâce à l’OFAJ, ils peuvent vous ouvrir leurs portes pour une journée de découverte.

La Journée Découverte franco-allemande a été lancée en 2006 par le ministre de l’Éducation nationale, le Plénipotentiaire de la République fédérale d’Allemagne chargé des relations culturelles franco-allemandes ainsi que par les ministères des Affaires étrangères de deux pays. Dans le contexte privilégié du partenariat économique franco-allemand, la Journée Découverte offre à des élèves la possibilité d’être reçus dans une entreprise de leur région entretenant des liens étroits avec le pays partenaire. L’objectif du projet consiste non seulement à sensibiliser les élèves aux réalités de la vie professionnelle mais également à leur montrer concrètement l’atout que représente la maîtrise de la langue et de la culture allemande pour leur parcours professionnel. Est également mis en avant l’importance de la mobilité professionnelle et de l’interculturalité qu’apportent des expériences de travail à l’étranger.

Voilà déjà quelques années que j’inscris mes élèves à ces journées qui sont à chaque fois une bonne surprise. Surprise, parce que pour ma part je n’indique pas de préférence quant au type de lieux à découvrir. Le service compétent de l’OFAJ propose des opportunités, des dates, des programmes, il n’y a qu’à choisir. Ce type de journée peut s’envisager avec ou sans établissement partenaire.

Cette année, nous l’avons partagée avec notre lycée partenaire, le Geschwister Scholl Gymnasium de Ludwigshafen et c’est à l’usine BASF de Ludwigshafen que nous l’avons passée. Les élèves ont eu l’occasion privilégiée de rencontrer et de dialoguer avec des acteurs clés de la coopération franco-allemande comme Anne-Marie Descôtes, ambassadrice de France en Allemagne, Saori Dubourg membre du comité directeur du groupe BASF, Thierry Herning, président du groupe BASF France ainsi que Markus Ingelath, secrétaire général allemand de l’OFAJ. La mobilité dans les études, les carrières à l’international, l’interculturalité dans le monde du travail, le couple franco-allemand mais aussi la place des femmes dans les positions de direction ont été les sujets de riches et fructueux échanges.

Comment les élèves ont-ils pu ne pas être impressionnés et spontanément poser des questions pertinentes ?  C’est là que l’action de l’OFAJ est une nouvelle fois des plus efficaces. La première partie de la journée a en effet été consacrée à la préparation de la rencontre. Si les élèves ne s’étaient pas encore connus, des activités leur auraient été proposées afin de leur permettre de nouer rapidement contact. Puis il s’est agi de préparer par groupes franco-allemands des questions à poser lors de la table ronde de l’après-midi. Différents domaines étaient proposés d’entrée de jeu. Les nombreuses questions qui ont émergé, furent au fur et à mesure filtrées et reformulées.  Les jeunes animateurs de l’OFAJ sont rompus à ce genre d’activités. Chacun a pu selon ses moyens prendre part à la préparation des échanges. Une grande satisfaction partagée par tous à l’issue de la journée. Un seul regret cependant : le temps trop court consacré à la visite du site lui-même. Nous n’avons en effet vu que le centre destiné à l’accueil des visiteurs.

Pour plus de renseignements, voici le lien vers la page de l’OFAJ dédiée aux journées de découvertes : http://www.journeedecouverte.ofaj.org/fr/actualites. L’inscription se fait généralement au courant du mois de janvier.

Entretien avec Boris Grésillon Musique et géographie

Professeur de géographie à l’université d’Aix–Marseille, chercheur associé au Centre Marc Bloch et à l´université Humboldt (chaire de géographie sociale et culturelle), Boris Grésillon a récemment publié Géographie de l’art. Ville et création artistique (Economica – Anthropos, Paris, 2014). Vous pouvez retrouver ses analyses sur son blog : https://www.liberation.fr/auteur/5351-boris-gresillon

Entretien réalisé par Jonathan Gaquère, directeur de publication de la Revue Abibac

Jonathan Gaquère : La géographie et la musique semblent de prime abord éloignées. Quelles sont selon vous les relations entre la géographie et la musique ?

Pendant très longtemps, la géographie ignorait la musique. Science de la terre et des paysages, la géographie n’avait pas à se préoccuper des arts. Mais avec l’avènement de la postmodernité dans les années 1980 / 1990, tout est devenu sujet à analyse, et la géographie s’est mise à s’intéresser à l’environnement, à la politique, aux religions, à la culture et à la musique. Dans quels sens ? Tout d’abord dans un sens ethnogéographique : il s’agit d’étudier telle tradition musicale de telle communauté dans telle région du monde. Dans les années 2000, les géographes Claire Guiu (2007) et Yves Raibaud (2009) ont dirigé des numéros de revue ou des livres pionniers allant dans le sens de l’ethnogéographie de la musique. Ensuite, mais de manière plus exploratoire, la géographie de la musique est mobilisée dans l’étude des villes. Cela peut être par exemple l’étude de la scène des musiques électroniques à Toulouse (Samuel Balti, 2012) ou la façon dont la matière musicale et la matière urbaine interagissent pour faire émerger une ambiance spécifique à tel ou tel quartier (cf. punk à Berlin-Kreuzberg dans les années 1970, Grésillon, 2002). Globalement, les relations entre géographie et musique sont très fécondes et elles sont loin d’avoir été toutes inventoriées.

D’un point de vue… géographique, il est curieux de constater que la plupart des géographes français qui s’intéressent de près à la musique exercent dans les universités du littoral atlantique, à Bordeaux et Nantes notamment. Peut-être qu’une école de la géographie de la musique serait en train de naître à l’Ouest de la France, là où la géographie sociale a toujours été en force ?

J.G. : Vous avez mis en avant en 2002 dans Berlin, métropole culturelle le rôle de la musique dans la métropolité croissante de Berlin. Que pensez-vous aujourd’hui du rôle de la musique dans l’agglomération berlinoise ?

Ce rôle est fondamental. Comment comprendre le Berlin(Ouest) des années 1970 sans le punk et le mouvement « no future », sans Nina Hagen et son premier album rageur enregistré à Berlin-Kreuzberg et sorti en 1978 ? Comment comprendre le Berlin des années 1990 sans la techno ? Comment comprendre le Berlin d’aujourd’hui sans prendre en compte la scène des musiques électroniques, qui structure véritablement la géographie nocturne de Berlin, qui attire des milliers de touristes du monde entier chaque année (non sans tensions avec les habitants) et qui génère une véritable économie ? Ce seul exemple montre bien que tout est lié : l’essor d’une scène musicale réputée (cf. « sound of Berlin »), des retombées importantes pour la ville, notamment en termes d’image, une aura internationale et finalement un caractère métropolitain accru. Mais on pourrait faire la même démonstration avec la musique classique, un secteur où Berlin excelle également : aucune autre ville au monde peut se prévaloir de disposer de trois opéras, neuf orchestres symphoniques, de chefs d’orchestre aussi prestigieux que Daniel Barenboim, Sir Simon Rattle ou Kirill Petrenko, de deux choeurs et orchestres radiophoniques ou encore de 880 chorales professionnelles et amateur ; sans compter la densité des équipements de quartier, type écoles de musique ou conservatoires d’arrondissement. Tout ceci structure profondément la ville et lui permet de retrouver non seulement son statut de métropole culturelle mais aussi son rang de « Weltstadt » (ville-monde), principalement par la culture, plus que par l’économie ou la politique, ce qui est exceptionnel.

J.G. : Un « tournant émotionnel » marque actuellement les sciences sociales et succède au « tournant culturel » des années 1990. Pourriez-vous nous donner des exemples permettant de comprendre ces notions ? Quel regard portez-vous sur cette évolution au sein de la géographie ?

Cette évolution est intéressante et la géographie n’échappe pas à la règle, mais il faut néanmoins garder quelques éléments à l’esprit. D’une part, ces courants nouveaux correspondent aussi à des modes ; ils ne sont pas tous amenés à durer. D’autre part, ces « tournants » récents viennent s’ajouter à d’autres un peu plus anciens, comme le « tournant linguistique » ou le « tournant spatial » (qui nous concerne directement) et ils viennent tous du monde anglo-saxon. Ce sont donc des importations d’un mode de pensée postmoderne plaqué avec plus ou moins de bonheur sur les modes de pensée et les réalités des pays issus d’autres aires culturelles et géographiques, comme les pays latins par exemple. En géographie culturelle, en France, le géographe Paul Claval a joué un rôle clé de passeur entre la « New Cultural Geography » anglo-saxonne et la géographie humaine sensible aux faits de culture. Cela a donné lieu à l’éclosion d’un nouveau courant (la géographie culturelle), une nouvelle revue (Géographie et cultures) et de nouveaux livres et manuels (Claval, 2003). Mais qu’en aurait-il été si la géographie culturelle française s’était nourrie à d’autres sources, si elle avait par exemple plus dialogué avec sa consoeur italienne, très orientée vers la protection du patrimoine, ou avec son homologue germanique, volontiers tournée vers les concepts et la théorie ?

Finalement, on peut retenir du tournant culturel des années 1990-2000 qu’il aura permis d’ouvrir énormément le champ de la géographie humaine à « la culture » entendue au sens large du terme (cf. Claval), c’est-à-dire non seulement au sens classique de productions artistiques, littéraires et esthétiques, mais aussi au sens sociologique (cf. étude des acteurs culturels) et anthropologique de manières de vivre (cf. la « Way of life » des Anglosaxons), de se comporter en société, de parler, de croire (en un dieu par exemple), etc. C’est son principal mérite… et son principal défaut : à force de tout embrasser, la « culture » des géographes culturels finit par se diluer en un grand tout aux contours un peu flou.

Le « tournant émotionnel » des années 2000-2010 ne déroge pas à la règle de départ : il correspond au « emotional turn  » des Anglo-Américains, apparu dans les années 1990-2000. Disons tout de suite qu’il n’est pas de même ampleur que le tournant culturel. Autant le tournant culturel a concerné une bonne partie des chercheurs en sciences sociales s’intéressant à la culture, autant le « tournant émotionnel » est beaucoup plus confidentiel. Il n’en est pas moins très intéressant, pour les géographes comme pour les autres chercheurs en sciences sociales. En gros, ce courant revendique de faire une place aux émotions du chercheur dans les analyses de celui-ci. Jusque-là, tous les chercheurs retenaient leurs émotions éprouvées pourtant sur des terrains parfois difficiles (contextes de guerre, de danger, etc.). Par pudeur et par convention, ils ne parlaient jamais de leurs émotions ni de leur ressenti dans leurs travaux scientifiques (sauf quelques ethnologues). Le tournant émotionnel, lui, plaide pour la prise en compte des émotions du chercheur jusques-et y compris dans ses publications, afin de les rendre moins objectives et plus incarnées. En France, la géographe Pauline Guinard porte ce courant, qu’elle a récemment tenté de formaliser (2016) Pour ma part, je plaide aussi pour cette voie, qui se marie parfaitement avec la géographie de l’art telle que je l’envisage (Grésillon, 2014). A partir du moment où, lors d’un concert ou d’un vernissage, on est assailli par une émotion qui change notre regard sur l’oeuvre, sur l’artiste ou sur le contexte culturel urbain, pourquoi la taire ? Pourquoi, au contraire, ne pas tenter de l’intégrer, comme matériau de recherche parmi d’autres, à l’analyse (de tel équipement culturel, ou de tel groupe d’acteurs ou encore de telle ville). Le grand géographe français Marcel Roncayolo, qui vient hélas de nous quitter, n’aurait certainement rien eu contre le fait d’intégrer cette donnée aux « grammaires d’une ville » qu’il savait si bien mobiliser (Roncayolo, 1996).

J.G. : En quoi l’étude géographique de la musique peut-elle permettre de renouveler l’enseignement de la géographie au lycée ? Auriez-vous des pistes de réflexion à suggérer à nos collègues des sections Abibac ?

Je n’irai pas jusqu’à dire que la géographie de la musique peut, à elle seule, renouveler l’enseignement de la géographie au lycée. En revanche, la géographie culturelle dans son ensemble peut le faire. Pour cela, il faut et il suffit que l’enseignant-e ait un peu de temps et qu’il/elle soit sensible aux faits de culture, à l’art sous toutes ses formes et sous toutes ses manifestations géographiques : théâtres, salles de concert, musées, galeries, lieux de culte, cinémas, clubs et discothèques, etc. Avec mes étudiants, je montre que l’entrée culturelle, pour l’étude de la ville, est aussi légitime que les « entrées » classiques de la géographie urbaine : histoire urbaine, démographie, transports et mobilité, économie, etc. Il s’agit donc de la valoriser – en association avec les autres entrées, qui restent indispensables.

L’approche émotionnelle est également intéressante d’un point de vue pédagogique. En association avec l’enseignant-e de français ou de musique, on peut emmener les élèves au théâtre ou au concert, non pas pour « consommer » une pièce mais pour être actifs : dans un carnet de terrain, ils noteront les émotions qu’ils ont ressenti lors de la pièce / du concert, ainsi que l’ambiance dans le hall, la salle de spectacle, au bar. Comment le public leur est-il apparu ? L’ambiance était-elle froide ou chaleureuse, etc. ? Ainsi, les élèves vont petit à petit apprendre à verbaliser leurs émotions.

Pour revenir à la géographie de la musique en Abibac, je suis persuadé qu’il y a là un gisement à exploiter. 1. Par exemple, pour faire comprendre aux élèves les différences culturelles qui existent entre la France et l’Allemagne : pourquoi il existe toujours des nuances entre les grands courants musicaux (cf. rock français / « Krautrock » allemand ; punk-rock français / punk dur allemand ; techno soft française / techno métallique et industrielle allemande, etc…). 2. Comment, dans les grandes villes françaises et allemandes, une véritable scène musicale s’est développée qui renouvelle à la fois la géographie nocturne et touristique des villes en question et la recherche urbaine en géographie-aménagement ?

J.G. : Vous êtes chercheur associé au centre Marc Bloch et à l’université Humboldt de Berlin, quel regard portez-vous sur la coopération universitaire franco-allemande ?

Hormis ces deux vénérables institutions, j’ai également eu la chance de travailler pendant deux ans à l’ambassade de France de Berlin en tant qu’Attaché universitaire. A ce titre, j’étais chargé de promouvoir les relations universitaires entre nos deux pays. Ma première grande surprise a été de constater à quel point ces échanges universitaires (mais aussi scolaires ou de recherche) étaient denses. Le tissu de relations universitaires entre la France et l’Allemagne est unique au monde ! Personne, je crois, n’en a réellement idée. Il n’y a pas une université allemande, si petite soit-elle, qui ne dispose pas d’au moins un programme d’échanges Erasmus avec une université française. Et souvent c’est beaucoup plus ! Idem en ce qui concerne la recherche : il existe de multiples institutions et partenariats entre chercheurs des deux côtés du Rhin.

Le danger ne réside donc pas dans la quantité ni dans la qualité des liens académiques entre les deux pays, mais il réside dans la perte d’influence de leur langue. Le français et plus encore l’allemand, en tant que langues scientifiques et langues pratiquées à l’université, sont en net recul par rapport à l’anglais. Dans ma discipline, la géographie, je constate avec effarement que mes collègues allemands sacrifient leur langue sur l’autel du « globish » – qu’ils maîtrisent au demeurant bien mieux que nous. Cette évolution vers une langue unique me préoccupe beaucoup, car en science sociale, la langue est bien plus qu’un simple véhicule pour la pensée. Elle modèle la pensée elle-même. Ceci est donc un appel : amis et collègues de l’Abibac, surtout continuez à faire vivre haut et fort la langue de Goethe et à le faire savoir de l’autre côté du Rhin ! Empêchez vos élèves de céder trop tôt aux sirènes de l’anglais !

Indications bibliographiques :

– Balti, Samuel, 2012, La territorialisation des musiques amplifiées à Toulouse : lecture renouvelée des dynamiques urbaines, Thèse de dotorat, Toulouse 2

– Claval, Paul, 2003, Géographie culturelle, Paris, Armand Colin

– Grésillon, Boris, 2002, Berlin métropole culturelle, Paris, Belin

– Grésillon, Boris, 2014, Géographie de l’art, Paris, Economica-Anthropos

– Guinard, Pauline et Tratnjek, Bénédicte, 2016, « Géographies, géographes et émotions », in Carnets de géographes, n°9-2016

– Guiu, Claire (dir.), 2007, « Géographie et musique, quelles perspectives ? », numéro spécial de la revue Géographie et cultures, n° 59, mai 2007

– Raibaud, Yves (dir.), 2009, Comment la musique vient au territoire, Pessac, MSHA

– Roncayolo, Marcel, 1996, Les grammaires d’une ville, Paris, Ed. de l’EHES

Enseigner l’Europe par l’habiter en langues vivantes et en géographie

par Jonathan Gaquère[1],

Loin de s’adresser uniquement aux enseignants d’histoire-géographie, cet article envisage une nouvelle manière d’appréhender l’Europe et propose une complémentarité entre les enseignements de langues vivantes et de géographie, que ce soit en section Abibac, en section européenne ou en en dehors de dispositifs spécifiques.

            A l’occasion du trentième anniversaire de la Chute du Mur de Berlin, universitaires, médias et politiques sont revenus sur l’événement géographique que fut l’ouverture progressive du Rideau de fer. Evénement géographique car il marqua le début d’un processus qui conduisit à l’échelle nationale à la fin de la « question allemande », à l’échelle mondiale à la fin du monde bipolaire et à l’échelle européenne au « continent retrouvé »[2].

            Les années 1990 furent ainsi marquées par de nombreuses publications et réflexions sur la manière de concevoir l’Europe[3]. Parallèlement, des réflexions s’engagèrent sur la manière d’enseigner l’objet géographique européen[4]. Deux décennies plus tard, les publications sont moins nombreuses mais les difficultés pédagogiques demeurent : comment enseigner la délicate question de la géométrie variable de l’Union européenne sans ennuyer les élèves avec le fonctionnement institutionnel ? Comment aborder la question des limites de l’Europe sans tomber dans une géographie conventionnelle faisant la part belle aux continents alors même que les géographes ont démontré que cette notion de continents était une invention européenne sans réalité sociale ou culturelle[5] ? Comment enseigner l’Europe dans la mondialisation ? N’est-elle qu’un chapitre – parmi d’autres – au sein de la mondialisation des territoires ?

La parution du livre de Jacques Lévy Le pays des Européens[6] témoigne à cet égard d’une évolution des réflexions géographiques vis-à-vis de l’Europe et même d’une évolution de la pensée géographique dans son ensemble. Les titres en témoignent. Le raisonnement géographique ne se concentre plus sur l’Europe mais sur les Européens, les « habitants » apparaissent. De fait, un changement de paradigme fut entrepris au début du XXIème s. au sein des géographes français[7]. Désormais, l’attention ne se focalise plus uniquement sur les territoires mais envisage la manière dont les habitants, en se construisant, construisent les territoires. L’Europe devient – elle aussi – un espace vécu. Le territoire cesse de préexister aux habitants. Ce changement de paradigme ouvre de nouvelles pistes de réflexions pédagogiques sur la manière d’enseigner l’Europe. Cet article propose d’enseigner l’Europe à partir de la manière d’habiter l’Europe, à partir des pratiques et des expériences de nos élèves. Il envisage l’Europe comme territoire habité, que ce soit en histoire-géographie, en langues vivantes, en EMC (éducation morale et civique) mais aussi pour les enseignements allemands en géographie ou en PoWi (Politik Wissenschaft). En effet, pour les Européens – et très certainement encore davantage pour nos élèves, l’Europe n’est pas tant un fonctionnement institutionnel, ni un espace inégalement intégré dans la mondialisation mais un territoire habité qui se singularise par une mobilité transnationale spécifique. Les sections Abibac et européennes sont d’ailleurs particulièrement concernées par cette mobilité transnationale. Les élèves de ces sections sont amenés – plus que d’autres – à se déplacer et à rencontrer l’altérité, que ce soit au sein des voyages scolaires, des échanges entre lycées ou dans le cadre des programmes Sauzay et Voltaire. Les enseignants de langues vivantes sont donc autant concernés par cette nouvelle approche que les enseignants de géographie.

Après avoir fait le point sur le concept d’habiter, européanité envisagée comme manière d’habiter le Monde, cet article proposera des pistes de collaboration entre enseignants de langues vivantes et de géographie.

Envisager l’Europe comme une manière singulière d’habiter le Monde

Habiter, un concept fondamental de la géographie contemporaine, centré sur la géographie de chacun et de chacune

Avant d’envisager en quoi la manière d’habiter le Monde singularise l’Europe, un bref rappel permet de cerner les enjeux autour de cette notion. Dans son ouvrage l’homme et la terre, publié en 1952, Eric Dardel, s’appuyant sur la philosophie phénoménologique de Heidegger, orienta sa réflexion géographique sur l’expérience de l’habiter, sur la manière dont les hommes et les femmes habitent leurs territoires. Parmi ces territoires, la région fut au centre des attentions des géographes, notamment avec la parution du livre d’Armant Frémont la région, espace vécu[8]. Déplacer le regard géographique de l’analyse des lieux sur l’analyse de la manière de vivre au sein des territoires fut un changement de paradigme dans l’histoire de la géographie. Avec l’habiter, il ne s’agit plus d’aborder les territoires comme des réalités préalablement existantes aux habitants mais de considérer la manière dont les habitants produisent le territoire.

Au début des années 1990, la croissance des mobilités amena les géographes à réactiver le concept d’habiter[9]. Ce concept permet d’envisager comment chacun et chacune, homme ou femme, jeune ou vieux, riche ou pauvre, pratique et se représente son/ses territoire(s). Pour reprendre la formule d’O. Lazzarotti, il s’agit de considérer comment les habitants et nos élèves « se construisent, en construisant le monde »[10], comment leurs pratiques, les discours et les représentations qui les accompagnent contribuent à façonner les territoires, et réciproquement comment ces territoires influencent leurs pratiques.

La notion d’ « habiter » est apparue dans les programmes scolaires du collège en 2008 et, si la notion d’ « habiter » n’apparaissait pas explicitement dans les programmes du lycée en 2009, l’approche géographique nouvellement introduite permettait d’aborder les thématiques à partir du point de vue de l’habitant[11]. Les lycéens d’aujourd’hui ont donc appris, en sixième, comment les métropoles, les espaces de faible densité, les littoraux et même le Monde étaient habités. Ils ont envisagé en troisième comment la France était habitée. Le concept d’habiter leur est donc familier. Mais la manière d’habiter l’Europe ne l’est pas. Doivent-ils en conclure qu’ils n’habiteraient pas l’Europe et que l’Europe est un territoire qui préexiste aux Européens ? Certainement pas. Mais le régime d’habiter des Européens est plus complexe à saisir…

Que les enseignants de langue vivante ou les enseignants allemands se rassurent. Si la notion d’ « habiter » – peu connue en Allemagne – peut intimider les enseignants, il n’est pas nécessaire de maîtriser les enjeux scientifiques autour de cette notion[12] ni d’expliquer cette notion aux élèves pour les familiariser avec la démarche novatrice sous-jacente.

Avec l’habiter, il s’agit de partir du regard de chacun et de chacune pour comprendre et faire comprendre le Monde, et dans le cadre de cet article, l’Europe. Si Paul Vidal de La Blache pouvait écrire que « la géographie est la science des lieux et non des hommes »[13], Armand Frémont ironisa sur cette attitude négligente vis-à-vis des habitants : « Singulière science au demeurant que cette géographie qui proclame volontiers n’avoir que l’homme comme seul objet d’étude et qui se comporte en castratrice à son égard »[14].  Dès lors, il s’agit, dans nos réflexions et nos enseignements sur l’Europe, de ne pas castrer les Européens… Car l’Europe est, avant tout, un espace vécu. Même s’il ne réemploie pas explicitement le concept d’« habiter », c’est bel et bien en tant que territoire habité que Jacques Lévy propose d’envisager l’Europe, d’où le titre de son ouvrage[15]

Mais l’Europe n’est ni un Etat, ni une nation. Sa géographie est donc autre.

Comprendre « le pays des Européens » nécessite une prise de distance avec les réflexes géographiques nés de l’analyse des Etats et des nations

Pour comprendre la territorialité des Européens, il faut se départir de réflexes nationaux : « à la différence de la France, de l’Estonie, de la Hongrie, du Luxembourg, de la Slovénie, etc., qui sont autant des pays que des Etats, on fait souvent comme s’il n’y avait pas de pays « Europe » (…), au motif que l’Union européenne ne serait pas un Etat (…). L’Union européenne propose, elle, une étaticité spécifique, c’est-à-dire une conception et une pratique de la souveraineté territoriale dont l’Etat, comme institution bien identifiable, ne suffit pas à rendre compte. (…) Il est trompeur de comparer l’UE aux deux types idéaux de l’Etat-nation, le français et l’allemand – d’autant plus que rares sont les Etats-nations à être conformes à ces modèles. Pour rendre compte des structures du territoire européen, il est plus fécond et plus utile de partir de ce qu’il est »[16].

Cette prise de distance par rapport aux territoires classiques des Etats amène en particulier à considérer autrement la question des frontières et des limites de l’Europe. Cette thématique, difficile à enseigner, a pu être le point de commencement de la réflexion géographique sur l’Europe. Après avoir débattu des limites conventionnelles (Oural, Méditerranée, Bosphore, Caucase), les enseignants de géographie ont souvent abordé ensuite la question de la géométrie variable de l’Europe. Ce raisonnement géographique des frontières présente deux inconvénients majeurs. En commençant par les limites du territoire de l’Europe, cela pouvait laisser entendre aux élèves que le territoire européen préexistait aux habitants de l’Europe, aux Européens, qui, finalement, habitaient un territoire parce qu’ils s’y trouvaient et non pas parce qu’ils l’avaient produit. Cela ne les incitait pas à penser l’Europe comme une nouvelle manière d’habiter, comme une nouvelle territorialité dans laquelle ils pouvaient se retrouver. En outre, penser l’Europe demande du temps pour se défaire des réflexes nés de l’habitude d’étudier des territoires nationaux. Or, l’Europe propose une autre territorialité, qui diffère fondamentalement de celles des Etats classiques. Jacques Lévy s’inscrit donc contre la tendance à présenter l’Europe à géométrie variable comme une faiblesse: « l’intérêt des administrations comme de nombreux groupes sociaux pour la conservation des Etats en l’état, ainsi que la force des habitudes, font parler de l’indétermination du territoire européen comme d’une imperfection, d’une malfaçon ou d’un inachèvement, alors qu’il s’agit d’une réalité positive et fonctionnelle, et, partant, d’une énigme singulière qui interroge nos habitudes intellectuelles et nos concepts (…). La frontière du pays européen est logiquement une frontière d’un autre type, d’une autre configuration, que la frontière des Etats territoriaux classiques dont les Etats-nations sont devenus l’espèce exclusive dans la seconde moitié du XXème siècle »[17].

Le Pays des Européens invite donc à considérer l’Europe en délaissant les habitudes liées aux nations pour s’intéresser à la spécificité de la territorialité européenne.

En quoi les Européens se singularisent-ils par leur manière d’habiter ?

Pour comprendre le régime d’habiter des Européens, il ne faut pas partir des frontières de l’Europe mais de ses « habitants », les Européens, et considérer que l’Europe ne leur préexiste pas mais qu’elle résulte de leur manière de vivre. 

Trois caractéristiques peuvent distinguer les Européens dans leur manière de vivre :

  • une pratique : la mobilité transnationale spécifique
  • une représentation du Monde et de l’Autre valorisant la diversité culturelle sans introduire de rapport de domination / hiérarchie entre ces cultures
  • un mode de gestion pacifique de la cohabitation

Une mobilité transnationale spécifique

L’expérience de l’Europe se fait avant tout par le voyage et par la mobilité transnationale. Ce n’est pas un hasard si Le pays des Européens débute par une référence au film de Cédric Klapisch « L’auberge espagnole ». Le programme Erasmus est d’ailleurs le fer de lance de la territorialité européenne. C’est le contact interculturel entre Européens qui crée l’Europe.

Cette mobilité transnationale a plusieurs facteurs d’explications. La croissance des mobilités (vols aériens low cost, carte ferroviaire européenne, mobilité automobile) depuis la fin du XXème siècle[18] est un facteur important mais qui n’est pas spécifique aux Européens. En revanche, aucune autre région du Monde n’est animée par des flux transnationaux aussi importants. Ces flux transnationaux sont tout d’abord la conséquence d’une densité de frontières nationales. Il est beaucoup plus aisé de franchir une frontière nationale en Europe qu’en Amérique du Nord ou en Asie. Et cette précision est d’une importance capitale. Que l’on prenne comme référence l’espace Schengen avec ses 26 Etats sur 4.3 millions de km² ou l’Union européenne avec 28 Etats sur 4.5 millions de km², la densité d’Etats dépasse largement celle de l’Amérique du Nord ou de tout autre continent. A titre de comparaison, le seul territoire des Etats-Unis (9.8 millions de km²) est deux fois plus vaste que celui cumulé des 26 Etats de l’espace Schengen.

L’espace Schengen est donc à la fois la cause mais aussi le résultat d’une mobilité transnationale spécifique. Il convient donc de souligner la densité des frontières en Europe.

Une représentation positive de l’altérité

Il est difficile dans le contexte politique actuel marqué par ce que certains appellent la « crise migratoire » et que d’autres appellent la « crise de l’accueil » de singulariser les Européens par leur représentation positive de l’altérité. C’est pourtant le cas.

Cette représentation positive de l’altérité est, en premier lieu, une conséquence d’une forte diversité culturelle, d’une « diversité dense » (J. Lévy). En Europe, l’Autre – si toutefois il est possible de considérer que celui qui est au-delà de la frontière ou qui partage une autre culture est un Autre – est proche. Le contact avec l’altérité est donc une spécificité des Européens. Sur une superficie réduite, les Européens offrent une diversité de cultures, de religions et de territoires unique au monde. L’Union européenne ne compte ainsi pas moins de 24 langues officielles. Dans l’UE, chaque européen a le droit de s’exprimer et d’être informé dans sa langue. Cette diversité est non seulement respectée mais aussi encouragée et valorisée, notamment par l’adoption par le Conseil de l’Europe (et non par l’Union européenne) de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Ainsi, être européen signifie non seulement respecter, mais favoriser la diversité des cultures.

Le territoire des Européens est donc divers, il n’est pas un – à savoir homogène – mais il est uni par le principe de respect et de défense des diversités. C’est une différence fondamentale avec la création des Etats-nations au XIXème s. qui ont eu pour objectif d’homogénéiser les populations en leur sein. La territorialité des Européens ne vise pas l’homogénéité culturelle mais le respect de la diversité culturelle et l’érige en principe politique.

Ce respect de la diversité culturelle s’inscrit dans un cadre sociétal évolutif où les individus s’affranchissent – certes inégalement mais progressivement – des ancrages communautaires linguistiques, religieux ou territoriaux. J. Lévy montre ainsi comment la société européenne tend vers « une société des individus » (Norbert Elias) où les ancrages communautaires et culturalistes sont moins forts : « Dans la gestion des migrations, c’est en Europe que le couple assimilation (le migrant se conforme aux normes de la société d’accueil) / accomodation (la société d’accueil accepte le migrant tel qu’il est) ouvre le plus efficacement sur un troisième terme, l’intégration. Les résultats de l’Europe sont à certains égards comparables avec les Etats-Unis, qui ont réussi à incorporer à la société de nombreuses vagues d’immigration. Cependant, sur l’ensemble du continent américain, il reste quelque chose de l’origine coloniale de la construction sociale : les habitants les plus anciens (autochtones amérindiens ou esclaves amenés d’Afrique par la force) ont été soit exterminés, soit soumis à une domination féroce dont certains éléments peinent à disparaître. En outre, aux Etats-Unis, la faiblesse des filets de solidarité conduit à faire de la communauté d’origine une ressource de mutualisation du risque et à laisser perdurer des groupes ethnolinguistiques séparés, qui fonctionnent, sur le même territoire, comme des sociétés distinctes. Dans l’ensemble, c’est en Europe que les immigrés peuvent le moins mal maîtriser leur devenir-habitant d’une nouvelle société. C’est la conséquence du fait que l’idée d’un cosmopolitisme intégrant de nouvelles forces sur la base de valeurs partagées est la plus dynamique en Europe »[19].

Cette caractéristique des populations européennes s’inscrit selon J. Lévy dans le temps long. En s’appuyant sur les réflexions de Rémi Brague[20], il fait remonter cette singularité de la curiosité et de l’attirance pour une autre culture que la sienne, à celle des Romains pour la civilisation grecque.

Par cette représentation positive de l’altérité, les Européens se singularisent donc dans leur manière d’habiter. Il ne s’agit pas ici d’adopter une position naïve et de mésestimer les tensions politiques et culturelles qui peuvent émerger en Europe mais de replacer ce débat et ces tensions dans un cadre comparatif qui permet d’ailleurs d’expliquer pourquoi ces débats sont si vifs en Europe. Les élèves ont besoin de repères afin de comprendre les enjeux politiques des débats liés aux mobilités.

« L’important n’est pas de nous convaincre que l’Europe a toujours existé, a des racines, désigne un territoire plus ou moins homogène. Ce sont autant de discours qui hésitent entre mythe et réalité, réinsufflant quelques visions téléologiques dans nos visions du monde (…) »[21]. L’important est de faire comprendre aux élèves que l’Europe n’est pas – ou plus – une idée, un projet mais une réalité qui se caractérise par une certaine manière de vivre le rapport aux autres. Trop souvent, l’Europe est qualifiée de projet. Evoquer l’habiter des Européens permet de dépasser cette rhétorique du projet et de donner des éléments de compréhension aux élèves permettant de relier leur manière de vivre, leur spatialité à l’Europe. Ce faisant, cet enseignement leur permettra de prendre position en tant que citoyen car « [Les notions de diversité et de pluralité] requièrent, dans un même mouvement, de faire également référence à des principes éthiques sans lesquels nous risquons de sombrer dans le relativisme et le communautarisme. L’Europe est, aussi, une dimension où l’identité se conjugue avec citoyenneté »[22].

Cette représentation positive de l’altérité, résumée dans la devise de l’Union européenne « Unie dans la diversité », engage un mode de gouvernance pacifique de la cohabitation, qu’il s’agisse d’une cohabitation entre peuples, entre cultures ou entre territoires.

Une cohabitation pacifique

La troisième caractéristique singularisant la manière d’habiter des Européens est la gestion pacifique de la cohabitation. Les Européens ont collectivement renoncé à l’usage de la force et/ou de la domination dans leurs rapports politiques. Ce renoncement ne fut pas linéaire et ne se fit pas fait sans heurts. L’objectif de cet article n’est pas de revenir sur cette pacification progressive entre Etats mais d’élargir cette pacification à l’échelle intraétatique.

La manière d’habiter des Européens a engendré une gouvernance singulière à l’échelle mondiale fondée sur le principe de complémentarité des territoires. « La construction européenne invente une étaticité multiterritoriale. Il s’agit d’une forme de pouvoir sur le territoire qui n’est plus contenue dans le pouvoir d’Etat, mais dans la capacité des acteurs, y compris étatiques, à se mettre en réseau »[23]. L’Etat n’est plus le seul acteur public décisionnaire. Les villes et les régions sont amenées à devenir des territoires à part entière, aux côtés des Etats et de l’Union européenne. Ces territoires se partagent des responsabilités et mettent en œuvre des politiques publiques communes. Cette gouvernance institutionnelle n’est pas simple à expliquer aux élèves mais cette complexité n’est pas la conséquence d’une faiblesse de l’Europe ou d’une fragilité de la construction européenne mais une conséquence de la manière d’habiter refusant la hiérarchie entre les grands et les petits Etats, entre les cultures nationales et régionales, entre les langues présentes mondialement (anglais, français, espagnol) et les langues exclusivement nationales (letton, slovaque) ou régionales (basque, catalan). Le respect de la diversité culturelle est conditionné par cette gouvernance multiterritoriale.

Reste que les Etats ont des cultures politiques et des héritages historiques divers qui les amènent à plus ou moins bien accepter cette gouvernance multiterritoriale. J. Lévy souligne utilement qu’il a fallu attendre 2014 pour que les régions françaises, suite à une revendication de l’association des régions de France (ARF), puissent gérer elles-mêmes les fonds européens qui leur sont accordés dans la cadre du programme FEDER. D’ailleurs, la République française « une et indivisible » a signé mais n’a pas ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, jugée contraire à l’esprit de la nation française et à l’article premier de la Constitution de la Cinquième République. L’Allemagne a quant à elle signé et ratifié cette charte depuis 1998. L’Etat français a donc plus de réticences que l’Etat allemand a encouragé la diversité dense de cultures.

Les spécificités de la manière d’habiter des Européens ayant été explicitées, il est possible d’envisager quelques pistes de réflexion pédagogiques.

Associer langues vivantes et géographie dans l’enseignement de l’Europe

Ces pistes de réflexion ne sont en rien exhaustives – un article n’y suffirait pas. Elles sont sans doute perfectibles. A vrai dire, elles ne constituent pas l’aboutissement mais l’amorce d’une réflexion.

Pour enseigner l’Europe par l’habiter, la collaboration entres enseignants de langues vivantes et enseignants de géographie[24] est plus que souhaitable, d’autant plus que les nouveaux programmes français de géographie proposent d’aborder, dans le thème 3 consacré aux « mobilités généralisées » (12-14h), une étude de cas sur « les mobilités d’études et de travail intra-européennes ». Les enseignants de langues vivantes exploitent en effet fréquemment l’habiter des élèves – sans pour autant que la démarche soit ainsi formulée.

Prenons un exemple précis. Lorsqu’un élève participe au programme Sauzay (séjour de trois mois dans le pays partenaire, en Allemagne ou en France, puis accueil du correspondant pendant la même durée) ou Voltaire (séjour et accueil de six mois), cette expérience individuelle change sa vision du Monde. C’est une expérience enrichissante qui apporte un nouveau regard sur le pays visité, mais aussi sur sa propre représentation de la culture nationale. Cette expérience spatiale que sont les programmes Sauzay et Voltaire permettent aux élèves de se construire, de construire leur personnalité. Mais cette expérience a aussi des conséquences pour les familles, pour les lycées, éventuellement les clubs de sport qui accueillent pendant plusieurs mois un Français ou un Allemand. La mobilité issue des programmes Voltaire et Sauzay participe donc aussi à construire le Monde. Grâce aux programmes Sauzay et Voltaire les élèves se construisent donc dans la mobilité tout en construisant le Monde. Or, « se construire en construisant le Monde » est la définition même de l’habiter selon O. Lazzarotti[25], qui ne manque pas l’occasion de souligner l’importance du tourisme dans l’habiter : « en quoi être touriste alimente-t-il la dynamique propre de chaque habitant ? Qu’apprend-on en tant que touriste et en quoi ce qui est appris change celui qui apprend ? »[26].

La même réflexion peut être menée lors des voyages collectifs. Ces voyages scolaires, plus courts que les programmes Sauzay et Voltaire, n’en sont pas moins des éléments clés dans la construction de la personnalité des élèves. Et les enseignants de langues vivantes les exploitent systématiquement. Mais apprend-on aux élèves à y voir l’Europe ? Pourtant, très fréquemment, à la fin du printemps, les centres-villes des métropoles régionales (Aix-la-Chapelle, Bruxelles, Lille, Berlin, Cologne, Lyon, etc.) sont animés par des groupes d’élèves britanniques, français, belges, néerlandais, allemands, italiens, espagnols… Ils ont des questionnaires à remplir ou des feuilles de routes à suivre. Ils s’amusent en groupe, tentent parfois maladroitement de poser des questions aux passants. Ces groupes se croisent, certes souvent sans se parler, mais ils se croisent et le fait que ces groupes d’élèves se croisent témoigne de la diversité de nationalités et de cultures, de la diversité dense propre aux Européens.

Dès lors, confrontons nos élèves à cette phrase de Thomas Serrier : « Si « la langue de l’Europe est la traduction » (Umberto Eco), dira-t-on que la frontière de l’Europe c’est la libre-circulation ? »[27]. Thomas Serrier évoque ici à la fois le dépassement des différences cultures nationales dans l’interculturalité, le franchissement de frontières ouvertes aux mobilités, mais aussi l’existence de langues, de cultures et de territoires nationaux. « Unie dans la diversité », la devise de l’Union européenne est pleinement observable dans les mobilités que nous proposons à nos élèves.

Autre exemple envisageable : les villes européennes. Les villes européennes ont certes des points communs avec les villes asiatiques ou nord-américaines. Mais, au sein des villes européennes, le régime spécifique d’habiter des Européens s’exprime pleinement. Les villes européennes proposent des espaces publics plus nombreux. La place de l’automobile y est plus limitée. Les centres historiques y sont notamment beaucoup plus fréquents et jouent un rôle spatial différent des centres-villes des villes américaines. Yves Boyer insiste sur cette singularité[28] mais l’argument historique ne suffit pas à expliquer cette différence : « Certes, le cosmopolitisme n’est pas l’apanage des villes européennes, et l’on pourrait même considérer que les villes nord-américaines en offrent une version plus accomplie. Ce n’est pas tant ici la profondeur historique qui différencie des deux continents que les relations des minorités avec la culture dominante. L’esprit de « communauté » et de développement séparé est sans doute plus marqué aux Etats-Unis qu’en Europe – avec quelques réserves pour la Grande-Bretagne -, où la ville est plus ouverte aux influences réciproques et joue plus le rôle de creuset culturel. Mais l’exaltation du multiculturalisme, comme on l’a fait à propos d’Amsterdam – où plus de 40% de la population communale est d’origine étrangère -, dissimule sans doute aussi une inquiétude face aux tensions interethniques et aux replis communautaires »[29]. Amsterdam revient en effet de manière récurrente comme symbole de la ville européenne. Spinoza souligna d’ailleurs dès le XVIIème s. la forte diversité religieuse et culturelle qu’il y observa : « dans cette ville très éminente, des hommes de toutes nations et de toutes sectes vivent dans la plus parfaite concorde »[30]. Jacques Lévy s’appuya également sur l’exemple amsterdamois pour proposer une théorisation des modèles urbains opposés d’Amsterdam et de Johannesburg[31]. En distinguant l’urbanité relative caractérisant l’intensité des interactions sociales et l’urbanité absolue liée à la taille de l’agglomération, J. Lévy démontre comment les villes européennes ont une urbanité relative plus forte que les villes asiatiques ou nord-américaines dont la taille est souvent plus importante mais, au sein desquelles, les interactions sociales sont plus limitées[32].

Ce constat est également réalisé par nos élèves. Certes, il n’est pas théorisé. Mais nos élèves savent se repérer dans une ville européenne. Les centres-villes se ressemblent, les mobilités aussi. Comment intégrer cela en cours de langues vivantes ? Par exemple, lorsque les enseignants de langues vivantes évoquent les espaces publics et les espaces privés. Certes, ce thème n’a pas pour objectif d’aborder l’européanité. Mais il est difficile d’aborder l’espace public sans prendre en compte les sociétés dans lesquelles ces espaces s’inscrivent. Or, puisque les usages des espaces publics urbains singularisent les Européens, les enseignants de langues vivantes sont amenés, lorsqu’ils abordent l’espace public, à envisager, d’une manière ou d’une autre, l’habiter des Européens.

La manière spécifique d’habiter des Européens (la mobilité transnationale, la représentation positive de la diversité culturelle et nationale, la cohabitation pacifique) est donc pleinement illustrée par les activités pédagogiques organisées – souvent conjointement – par les enseignants de langues vivantes et de géographie. Elle n’est pourtant pas toujours enseignée comme telle. Faisons-en sorte qu’elle le devienne.


[1] Directeur de publication de la Revue Abibac et auteur de l’Europe des Erasmus

[2] Foucher M., Potel JY, 1993, Le continent retrouvé, Paris, Editions de l’Aube, 180 p.

[3] Sans prétendre à l’exhaustivité, citons : Anderson P., Gowan P., 1997, The question of Europe, Verso ; Drevet JF, 1997, La nouvelle identité de l’Europe, Paris, PUF ; Frémont A., 1996, L’Europe entre Maastricht et Sarajevo, Paris, Reclus ; Foucher M., 1998, Fragments d’Europe, Paris, Fayard.

[4] Audigier F., 1995, « Enseigner l’Europe : quelques questions à l’histoire et la géographie scolaires », dans Recherche & Formation, N°18, 1995, Les enseignants et l’Europe, pp. 33-44 ; Elissalde B., 1996, « Enseigner l’Europe » dans L’information géographique, volume 60, n°5, 1996. pp. 210-218.

[5] Grataloup C., 2009, L’invention des continents : comment l’Europe a découpé le monde, Paris, Larousse, 224 p.

[6] Lévy J., 2019, Le Pays des Européens, Paris, Odile Jacob, 223 p. Cet ouvrage accessible au grand public en vue des élections européennes fait suite à un premier ouvrage ciblant un public universitaire : Lévy J., 2004, Europe, Une géographie.

[7] Lazzarotti O., 2006, Habiter. La condition géographique, Belin, 187 p. ; Lazzarotti O., 2014, Habiter le Monde, La documentation photographique, n° 8100

[8] Frémont A., 1976, la région, espace vécu, Paris, Broché.

[9] Lazzarotti O., 2006, Habiter. La condition géographique, Belin, 187 p. ; Lazzarotti O., 2014, Habiter le Monde, La documentation photographique, n° 8100.

[10] Lazzarotti O., 2006, op.cit., p. 5

[11] Biaggi Catherine, « Habiter, concept novateur dans la géographie scolaire ? », Annales de géographie, 2015/4 (N° 704), p. 452-465. DOI : 10.3917/ag.704.0452. URL : https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2015-4-page-452.htm

[12] Le site géoconfluence offre une explication synthétique de ces enjeux : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/habiter-habitant

[13] Cité entre autres par Sanguin A.-L., 1993, Vidal de La Blache, un génie de la géographie, Paris, Belin, p. 322

[14] Frémont A., 1999, La région, espace vécu, Paris, Flammarion, p. 85.

[15] Lévy J., 2019, Le Pays des Européens, Paris, Odile Jacob, 223 p.

[16] Lévy J., 2019, Le Pays des Européens, Paris, Odile Jacob, p.67-68.

[17] Lévy J., 2019, Le Pays des Européens, Paris, Odile Jacob, p.68-69

[18] Knafou R., 1998, La planète nomade. Les mobilités géographiques, d’aujourd’hui, Paris, Belin.

[19] Lévy J., 2019, op.cit., p. 39-40

[20] Brague R., 1992, Europe, la voie romaine, Paris, Critérion.

[21] Audigier F., 1995, op.cit., p.42

[22] Audigier F., 1995, op.cit., p.43

[23] Lévy J., 2019, op.cit., p. 77

[24] Les enseignants de français sont enseignants d’histoire-géographie mais ce n’est pas le cas des enseignants allemands. La géographie et l’histoire sont deux disciplines distinctes dans les Länder allemands.

[25] Lazzarotti O., 2006, Habiter. La condition géographique, Belin, p. 5

[26] Olivier Lazzarotti, « Habiter en touriste, c’est habiter le Monde », Mondes du Tourisme [En ligne],

14 | 2018, mis en ligne le 30 juin 2018, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/

tourisme/1484

[27] Serrier T., 2017, “L’histoire de l’Europe est celle de ses frontières », dans François E., Serrier T. (dir.), 2017, Europa : notre histoire, Paris, Les arènes, p. 749.

[28] Boyer Y., 2003, Les villes européennes, Paris, Hachette.

[29] Boyer Y., 2003, op.cit., p. 163-164.

[30] Spinoza, 1670, Traité théologico-politique, Chap. XX, Par. XV.

[31] Lévy J., 2013, « Modèle urbain » dans Lévy J., Lussault M. (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, p. 950-957.

[32] Lévy J., 1999, Europe. Une Géographie, Paris, Hachette, p. 138-139.