par Jonathan Gaquère[1],
Loin de s’adresser uniquement aux
enseignants d’histoire-géographie, cet article envisage une nouvelle manière
d’appréhender l’Europe et propose une complémentarité entre les enseignements
de langues vivantes et de géographie, que ce soit en section Abibac, en section
européenne ou en en dehors de dispositifs spécifiques.
A l’occasion du trentième
anniversaire de la Chute du Mur de Berlin, universitaires, médias et politiques
sont revenus sur l’événement géographique que fut l’ouverture progressive du
Rideau de fer. Evénement géographique car il marqua le début d’un processus qui
conduisit à l’échelle nationale à la fin de la « question
allemande », à l’échelle mondiale à la fin du monde bipolaire et à
l’échelle européenne au « continent retrouvé »[2].
Les années 1990 furent ainsi
marquées par de nombreuses publications et réflexions sur la manière de
concevoir l’Europe[3].
Parallèlement, des réflexions s’engagèrent sur la manière d’enseigner l’objet
géographique européen[4].
Deux décennies plus tard, les publications sont moins nombreuses mais les
difficultés pédagogiques demeurent : comment enseigner la délicate
question de la géométrie variable de l’Union européenne sans ennuyer les élèves
avec le fonctionnement institutionnel ? Comment aborder la question des
limites de l’Europe sans tomber dans une géographie conventionnelle
faisant la part belle aux continents alors même que les géographes ont démontré
que cette notion de continents était une invention européenne sans réalité
sociale ou culturelle[5]
? Comment enseigner l’Europe dans la mondialisation ? N’est-elle qu’un
chapitre – parmi d’autres – au sein de la mondialisation des territoires ?
La parution du livre de Jacques
Lévy Le pays des Européens[6]
témoigne à cet égard d’une évolution des réflexions géographiques vis-à-vis de
l’Europe et même d’une évolution de la pensée géographique dans son ensemble.
Les titres en témoignent. Le raisonnement géographique ne se concentre plus sur
l’Europe mais sur les Européens, les « habitants » apparaissent. De
fait, un changement de paradigme fut entrepris au début du XXIème s. au sein
des géographes français[7].
Désormais, l’attention ne se focalise plus uniquement sur les territoires mais
envisage la manière dont les habitants, en se construisant, construisent les
territoires. L’Europe devient – elle aussi – un espace vécu. Le territoire
cesse de préexister aux habitants. Ce changement de paradigme ouvre de
nouvelles pistes de réflexions pédagogiques sur la manière d’enseigner
l’Europe. Cet article propose d’enseigner l’Europe à partir de la manière
d’habiter l’Europe, à partir des pratiques et des expériences de nos élèves. Il
envisage l’Europe comme territoire habité, que ce soit en histoire-géographie,
en langues vivantes, en EMC (éducation morale et civique) mais aussi pour les
enseignements allemands en géographie ou en PoWi (Politik Wissenschaft). En effet, pour les Européens – et très certainement encore davantage pour nos
élèves, l’Europe n’est pas tant un fonctionnement institutionnel, ni un
espace inégalement intégré dans la mondialisation mais un territoire habité qui
se singularise par une mobilité transnationale spécifique. Les sections Abibac
et européennes sont d’ailleurs particulièrement concernées par cette mobilité
transnationale. Les élèves de ces sections sont amenés – plus que d’autres – à
se déplacer et à rencontrer l’altérité, que ce soit au sein des voyages
scolaires, des échanges entre lycées ou dans le cadre des programmes Sauzay et
Voltaire. Les enseignants de langues vivantes sont donc autant concernés par
cette nouvelle approche que les enseignants de géographie.
Après avoir fait le point sur
le concept d’habiter, européanité envisagée comme manière d’habiter le Monde,
cet article proposera des pistes de collaboration entre enseignants de langues
vivantes et de géographie.
Envisager l’Europe comme une manière singulière
d’habiter le Monde
Habiter,
un concept fondamental de la géographie contemporaine, centré sur la géographie
de chacun et de chacune
Avant d’envisager en quoi la manière
d’habiter le Monde singularise l’Europe, un bref rappel permet de cerner les
enjeux autour de cette notion. Dans son ouvrage l’homme et la terre,
publié en 1952, Eric Dardel, s’appuyant sur la philosophie phénoménologique de
Heidegger, orienta sa réflexion géographique sur l’expérience de l’habiter, sur
la manière dont les hommes et les femmes habitent leurs territoires. Parmi ces
territoires, la région fut au centre des attentions des géographes, notamment
avec la parution du livre d’Armant Frémont la région, espace vécu[8].
Déplacer le regard géographique de l’analyse des lieux sur l’analyse de la
manière de vivre au sein des territoires fut un changement de paradigme dans
l’histoire de la géographie. Avec
l’habiter, il ne s’agit plus d’aborder les territoires comme des réalités
préalablement existantes aux habitants mais de considérer la manière dont les
habitants produisent le territoire.
Au début des années 1990, la croissance
des mobilités amena les géographes à réactiver le concept d’habiter[9].
Ce concept permet d’envisager comment chacun et chacune, homme ou femme, jeune
ou vieux, riche ou pauvre, pratique et se représente son/ses territoire(s).
Pour reprendre la formule d’O. Lazzarotti, il s’agit de considérer comment les
habitants et nos élèves « se construisent, en construisant le monde »[10],
comment leurs pratiques, les discours et les représentations qui les
accompagnent contribuent à façonner les territoires, et réciproquement comment
ces territoires influencent leurs pratiques.
La notion d’ « habiter »
est apparue dans les programmes scolaires du collège en 2008 et, si la notion
d’ « habiter » n’apparaissait pas explicitement dans les
programmes du lycée en 2009, l’approche géographique nouvellement introduite
permettait d’aborder les thématiques à partir du point de vue de l’habitant[11].
Les lycéens d’aujourd’hui ont donc appris, en sixième, comment les métropoles,
les espaces de faible densité, les littoraux et même le Monde étaient habités.
Ils ont envisagé en troisième comment la France était habitée. Le concept
d’habiter leur est donc familier. Mais la manière d’habiter l’Europe ne l’est
pas. Doivent-ils en conclure qu’ils n’habiteraient pas l’Europe et que l’Europe
est un territoire qui préexiste aux Européens ? Certainement pas. Mais le
régime d’habiter des Européens est plus complexe à saisir…
Que les enseignants de langue vivante ou
les enseignants allemands se rassurent. Si la notion
d’ « habiter » – peu connue en Allemagne – peut intimider les
enseignants, il n’est pas nécessaire de maîtriser les enjeux scientifiques
autour de cette notion[12]
ni d’expliquer cette notion aux élèves pour les familiariser avec la démarche
novatrice sous-jacente.
Avec
l’habiter, il s’agit de partir du regard de chacun et de chacune pour
comprendre et faire comprendre le Monde, et dans le cadre de cet article,
l’Europe. Si Paul Vidal
de La Blache pouvait écrire que « la géographie est la science des
lieux et non des hommes »[13],
Armand Frémont ironisa sur cette attitude négligente vis-à-vis des
habitants : « Singulière science au demeurant que cette géographie
qui proclame volontiers n’avoir que l’homme comme seul objet d’étude et qui se
comporte en castratrice à son égard »[14]. Dès lors, il s’agit, dans nos réflexions et
nos enseignements sur l’Europe, de ne pas castrer les Européens… Car l’Europe
est, avant tout, un espace vécu. Même s’il ne réemploie pas explicitement le
concept d’« habiter », c’est bel et bien en tant que territoire
habité que Jacques Lévy propose d’envisager l’Europe, d’où le titre de son
ouvrage[15].
Mais l’Europe n’est ni un Etat, ni une
nation. Sa géographie est donc autre.
Comprendre
« le pays des Européens » nécessite une prise de distance avec les
réflexes géographiques nés de l’analyse des Etats et des nations
Pour comprendre la territorialité des
Européens, il faut se départir de réflexes nationaux : « à la
différence de la France, de l’Estonie, de la Hongrie, du Luxembourg, de la
Slovénie, etc., qui sont autant des pays que des Etats, on fait souvent comme
s’il n’y avait pas de pays « Europe » (…), au motif que l’Union
européenne ne serait pas un Etat (…). L’Union européenne propose, elle, une
étaticité spécifique, c’est-à-dire une conception et une pratique de la
souveraineté territoriale dont l’Etat, comme institution bien identifiable, ne
suffit pas à rendre compte. (…) Il est trompeur de comparer l’UE aux deux
types idéaux de l’Etat-nation, le français et l’allemand – d’autant plus que
rares sont les Etats-nations à être conformes à ces modèles. Pour rendre
compte des structures du territoire européen, il est plus fécond et plus utile
de partir de ce qu’il est »[16].
Cette prise de distance par rapport aux
territoires classiques des Etats amène en particulier à considérer autrement la
question des frontières et des limites de l’Europe. Cette thématique, difficile
à enseigner, a pu être le point de commencement de la réflexion géographique
sur l’Europe. Après avoir débattu des limites conventionnelles (Oural,
Méditerranée, Bosphore, Caucase), les enseignants de géographie ont souvent abordé
ensuite la question de la géométrie variable de l’Europe. Ce raisonnement
géographique des frontières présente deux inconvénients majeurs. En commençant
par les limites du territoire de l’Europe, cela pouvait laisser entendre aux
élèves que le territoire européen préexistait aux habitants de l’Europe, aux
Européens, qui, finalement, habitaient un territoire parce qu’ils s’y
trouvaient et non pas parce qu’ils l’avaient produit. Cela ne les incitait pas
à penser l’Europe comme une nouvelle manière d’habiter, comme une nouvelle
territorialité dans laquelle ils pouvaient se retrouver. En outre, penser
l’Europe demande du temps pour se défaire des réflexes nés de l’habitude
d’étudier des territoires nationaux. Or, l’Europe propose une autre
territorialité, qui diffère fondamentalement de celles des Etats classiques.
Jacques Lévy s’inscrit donc contre la tendance à présenter l’Europe à géométrie
variable comme une faiblesse: « l’intérêt des administrations comme de
nombreux groupes sociaux pour la conservation des Etats en l’état, ainsi que la
force des habitudes, font parler de l’indétermination du territoire européen
comme d’une imperfection, d’une malfaçon ou d’un inachèvement, alors qu’il
s’agit d’une réalité positive et fonctionnelle, et, partant, d’une énigme
singulière qui interroge nos habitudes intellectuelles et nos concepts (…).
La frontière du pays européen est logiquement une frontière d’un autre type,
d’une autre configuration, que la frontière des Etats territoriaux classiques
dont les Etats-nations sont devenus l’espèce exclusive dans la seconde moitié
du XXème siècle »[17].
Le Pays des Européens invite donc à considérer l’Europe en
délaissant les habitudes liées aux nations pour s’intéresser à la spécificité
de la territorialité européenne.
En
quoi les Européens se singularisent-ils par leur manière d’habiter ?
Pour comprendre le régime d’habiter des
Européens, il ne faut pas partir des frontières de l’Europe mais de ses
« habitants », les Européens, et considérer que l’Europe ne leur
préexiste pas mais qu’elle résulte de leur manière de vivre.
Trois caractéristiques peuvent
distinguer les Européens dans leur manière de vivre :
- une
pratique : la mobilité transnationale spécifique
- une
représentation du Monde et de l’Autre valorisant la diversité culturelle
sans introduire de rapport de domination / hiérarchie entre ces cultures
- un
mode de gestion pacifique de la cohabitation
Une
mobilité transnationale spécifique
L’expérience de l’Europe se fait avant
tout par le voyage et par la mobilité transnationale. Ce n’est pas un hasard si
Le pays des Européens débute par une référence au film de Cédric
Klapisch « L’auberge espagnole ». Le programme Erasmus est d’ailleurs
le fer de lance de la territorialité européenne. C’est le contact interculturel
entre Européens qui crée l’Europe.
Cette mobilité transnationale a
plusieurs facteurs d’explications. La croissance des mobilités (vols aériens
low cost, carte ferroviaire européenne, mobilité automobile) depuis la fin du
XXème siècle[18]
est un facteur important mais qui n’est pas spécifique aux Européens. En
revanche, aucune autre région du Monde n’est animée par des flux transnationaux
aussi importants. Ces flux transnationaux sont tout d’abord la conséquence
d’une densité de frontières nationales. Il est beaucoup plus aisé de franchir
une frontière nationale en Europe qu’en Amérique du Nord ou en Asie. Et cette
précision est d’une importance capitale. Que l’on prenne comme référence
l’espace Schengen avec ses 26 Etats sur 4.3 millions de km² ou l’Union européenne
avec 28 Etats sur 4.5 millions de km², la densité d’Etats dépasse largement
celle de l’Amérique du Nord ou de tout autre continent. A titre de comparaison,
le seul territoire des Etats-Unis (9.8 millions de km²) est deux fois plus
vaste que celui cumulé des 26 Etats de l’espace Schengen.
L’espace Schengen est donc à la fois la
cause mais aussi le résultat d’une mobilité transnationale spécifique. Il
convient donc de souligner la densité des frontières en Europe.
Une
représentation positive de l’altérité
Il est difficile dans le contexte
politique actuel marqué par ce que certains appellent la « crise
migratoire » et que d’autres appellent la « crise de l’accueil »
de singulariser les Européens par leur représentation positive de l’altérité.
C’est pourtant le cas.
Cette représentation positive de
l’altérité est, en premier lieu, une conséquence d’une forte diversité
culturelle, d’une « diversité dense » (J. Lévy). En Europe, l’Autre –
si toutefois il est possible de considérer que celui qui est au-delà de la
frontière ou qui partage une autre culture est un Autre – est proche. Le
contact avec l’altérité est donc une spécificité des Européens. Sur une
superficie réduite, les Européens offrent une diversité de cultures, de
religions et de territoires unique au monde. L’Union européenne ne compte ainsi
pas moins de 24 langues officielles. Dans l’UE, chaque européen a le droit de
s’exprimer et d’être informé dans sa langue. Cette diversité est non seulement
respectée mais aussi encouragée et valorisée, notamment par l’adoption par le
Conseil de l’Europe (et non par l’Union européenne) de la Charte européenne des
langues régionales ou minoritaires. Ainsi, être européen signifie non seulement
respecter, mais favoriser la diversité des cultures.
Le territoire des Européens est donc
divers, il n’est pas un – à savoir homogène – mais il est uni par le principe
de respect et de défense des diversités. C’est une différence fondamentale avec
la création des Etats-nations au XIXème s. qui ont eu pour objectif d’homogénéiser
les populations en leur sein. La territorialité des Européens ne vise pas
l’homogénéité culturelle mais le respect de la diversité culturelle et l’érige
en principe politique.
Ce respect de la diversité culturelle
s’inscrit dans un cadre sociétal évolutif où les individus s’affranchissent –
certes inégalement mais progressivement – des ancrages communautaires
linguistiques, religieux ou territoriaux. J. Lévy montre ainsi comment la
société européenne tend vers « une société des individus » (Norbert
Elias) où les ancrages communautaires et culturalistes sont moins forts :
« Dans la gestion des migrations, c’est en Europe que le couple assimilation
(le migrant se conforme aux normes de la société d’accueil) / accomodation (la
société d’accueil accepte le migrant tel qu’il est) ouvre le plus efficacement
sur un troisième terme, l’intégration. Les résultats de l’Europe sont à
certains égards comparables avec les Etats-Unis, qui ont réussi à incorporer à
la société de nombreuses vagues d’immigration. Cependant, sur l’ensemble du
continent américain, il reste quelque chose de l’origine coloniale de la
construction sociale : les habitants les plus anciens (autochtones amérindiens
ou esclaves amenés d’Afrique par la force) ont été soit exterminés, soit soumis
à une domination féroce dont certains éléments peinent à disparaître. En outre,
aux Etats-Unis, la faiblesse des filets de solidarité conduit à faire de la
communauté d’origine une ressource de mutualisation du risque et à laisser
perdurer des groupes ethnolinguistiques séparés, qui fonctionnent, sur le même
territoire, comme des sociétés distinctes. Dans l’ensemble, c’est en Europe que
les immigrés peuvent le moins mal maîtriser leur devenir-habitant d’une
nouvelle société. C’est la conséquence du fait que l’idée d’un cosmopolitisme
intégrant de nouvelles forces sur la base de valeurs partagées est la plus
dynamique en Europe »[19].
Cette caractéristique des populations
européennes s’inscrit selon J. Lévy dans le temps long. En s’appuyant sur les
réflexions de Rémi Brague[20],
il fait remonter cette singularité de la curiosité et de l’attirance pour une
autre culture que la sienne, à celle des Romains pour la civilisation grecque.
Par cette représentation positive de
l’altérité, les Européens se singularisent donc dans leur manière d’habiter. Il
ne s’agit pas ici d’adopter une position naïve et de mésestimer les tensions
politiques et culturelles qui peuvent émerger en Europe mais de replacer ce
débat et ces tensions dans un cadre comparatif qui permet d’ailleurs
d’expliquer pourquoi ces débats sont si vifs en Europe. Les élèves ont besoin
de repères afin de comprendre les enjeux politiques des débats liés aux
mobilités.
« L’important n’est pas de nous
convaincre que l’Europe a toujours existé, a des racines, désigne un territoire
plus ou moins homogène. Ce sont autant de discours qui hésitent entre mythe et
réalité, réinsufflant quelques visions téléologiques dans nos visions du monde
(…) »[21].
L’important est de faire comprendre aux élèves que l’Europe n’est pas – ou plus
– une idée, un projet mais une réalité qui se caractérise par une certaine
manière de vivre le rapport aux autres. Trop souvent, l’Europe est qualifiée de
projet. Evoquer l’habiter des Européens permet de dépasser cette rhétorique du
projet et de donner des éléments de compréhension aux élèves permettant de
relier leur manière de vivre, leur spatialité à l’Europe. Ce faisant, cet
enseignement leur permettra de prendre position en tant que citoyen car
« [Les notions de diversité et de pluralité] requièrent, dans un même
mouvement, de faire également référence à des principes éthiques sans lesquels
nous risquons de sombrer dans le relativisme et le communautarisme. L’Europe
est, aussi, une dimension où l’identité se conjugue avec citoyenneté »[22].
Cette représentation positive de
l’altérité, résumée dans la devise de l’Union européenne « Unie dans la
diversité », engage un mode de gouvernance pacifique de la cohabitation,
qu’il s’agisse d’une cohabitation entre peuples, entre cultures ou entre territoires.
Une
cohabitation pacifique
La troisième caractéristique
singularisant la manière d’habiter des Européens est la gestion pacifique de la
cohabitation. Les Européens ont collectivement renoncé à l’usage de la force
et/ou de la domination dans leurs rapports politiques. Ce renoncement ne fut
pas linéaire et ne se fit pas fait sans heurts. L’objectif de cet article n’est
pas de revenir sur cette pacification progressive entre Etats mais d’élargir
cette pacification à l’échelle intraétatique.
La manière d’habiter des Européens a
engendré une gouvernance singulière à l’échelle mondiale fondée sur le principe
de complémentarité des territoires. « La construction européenne invente
une étaticité multiterritoriale. Il s’agit d’une forme de pouvoir sur le
territoire qui n’est plus contenue dans le pouvoir d’Etat, mais dans la
capacité des acteurs, y compris étatiques, à se mettre en réseau »[23].
L’Etat n’est plus le seul acteur public décisionnaire. Les villes et les
régions sont amenées à devenir des territoires à part entière, aux côtés des
Etats et de l’Union européenne. Ces territoires se partagent des
responsabilités et mettent en œuvre des politiques publiques communes. Cette
gouvernance institutionnelle n’est pas simple à expliquer aux élèves mais cette
complexité n’est pas la conséquence d’une faiblesse de l’Europe ou d’une
fragilité de la construction européenne mais une conséquence de la manière
d’habiter refusant la hiérarchie entre les grands et les petits Etats, entre
les cultures nationales et régionales, entre les langues présentes mondialement
(anglais, français, espagnol) et les langues exclusivement nationales (letton,
slovaque) ou régionales (basque, catalan). Le respect de la diversité
culturelle est conditionné par cette gouvernance multiterritoriale.
Reste que les Etats ont des cultures
politiques et des héritages historiques divers qui les amènent à plus ou moins
bien accepter cette gouvernance multiterritoriale. J. Lévy souligne utilement
qu’il a fallu attendre 2014 pour que les régions françaises, suite à une
revendication de l’association des régions de France (ARF), puissent gérer
elles-mêmes les fonds européens qui leur sont accordés dans la cadre du
programme FEDER. D’ailleurs, la République française « une et indivisible »
a signé mais n’a pas ratifié la Charte européenne des langues régionales ou
minoritaires, jugée contraire à l’esprit de la nation française et à l’article
premier de la Constitution de la Cinquième République. L’Allemagne a quant à
elle signé et ratifié cette charte depuis 1998. L’Etat français a donc plus de
réticences que l’Etat allemand a encouragé la diversité dense de cultures.
Les spécificités de la manière d’habiter
des Européens ayant été explicitées, il est possible d’envisager quelques
pistes de réflexion pédagogiques.
Associer
langues vivantes et géographie dans l’enseignement de l’Europe
Ces pistes de réflexion ne sont en rien
exhaustives – un article n’y suffirait pas. Elles sont sans doute perfectibles.
A vrai dire, elles ne constituent pas l’aboutissement mais l’amorce d’une
réflexion.
Pour enseigner l’Europe par l’habiter,
la collaboration entres enseignants de langues vivantes et enseignants de
géographie[24]
est plus que souhaitable, d’autant plus que les nouveaux programmes français de
géographie proposent d’aborder, dans le thème 3 consacré aux « mobilités
généralisées » (12-14h), une étude de cas sur « les mobilités
d’études et de travail intra-européennes ». Les enseignants de langues vivantes exploitent en effet
fréquemment l’habiter des élèves – sans pour autant que la démarche soit ainsi
formulée.
Prenons
un exemple précis. Lorsqu’un élève participe au programme Sauzay (séjour de
trois mois dans le pays partenaire, en Allemagne ou en France, puis accueil du
correspondant pendant la même durée) ou Voltaire (séjour et accueil de six
mois), cette expérience individuelle change sa vision du Monde. C’est une
expérience enrichissante qui apporte un nouveau regard sur le pays visité, mais
aussi sur sa propre représentation de la culture nationale. Cette expérience
spatiale que sont les programmes Sauzay et Voltaire permettent aux élèves de se
construire, de construire leur personnalité. Mais cette expérience a aussi des
conséquences pour les familles, pour les lycées, éventuellement les clubs de sport
qui accueillent pendant plusieurs mois un Français ou un Allemand. La mobilité
issue des programmes Voltaire et Sauzay participe donc aussi à construire le
Monde. Grâce aux programmes Sauzay et Voltaire les élèves se construisent donc
dans la mobilité tout en construisant le Monde. Or, « se construire en
construisant le Monde » est la définition même de l’habiter selon O.
Lazzarotti[25],
qui ne manque pas l’occasion de souligner l’importance du tourisme dans
l’habiter : « en quoi être touriste alimente-t-il la dynamique propre
de chaque habitant ? Qu’apprend-on en tant que touriste et en quoi ce qui est
appris change celui qui apprend ? »[26].
La même réflexion peut être menée lors
des voyages collectifs. Ces voyages scolaires, plus courts que les programmes
Sauzay et Voltaire, n’en sont pas moins des éléments clés dans la construction
de la personnalité des élèves. Et les enseignants de langues vivantes les
exploitent systématiquement. Mais apprend-on aux élèves à y voir
l’Europe ? Pourtant, très fréquemment, à la fin du printemps, les
centres-villes des métropoles régionales (Aix-la-Chapelle, Bruxelles, Lille,
Berlin, Cologne, Lyon, etc.) sont animés par des groupes d’élèves britanniques,
français, belges, néerlandais, allemands, italiens, espagnols… Ils ont des
questionnaires à remplir ou des feuilles de routes à suivre. Ils s’amusent en
groupe, tentent parfois maladroitement de poser des questions aux passants. Ces
groupes se croisent, certes souvent sans se parler, mais ils se croisent et le
fait que ces groupes d’élèves se croisent témoigne de la diversité de
nationalités et de cultures, de la diversité dense propre aux Européens.
Dès lors, confrontons nos élèves à cette
phrase de Thomas Serrier : « Si « la langue de l’Europe est la
traduction » (Umberto Eco), dira-t-on que la frontière de l’Europe c’est
la libre-circulation ? »[27].
Thomas Serrier évoque ici à la fois le dépassement des différences cultures
nationales dans l’interculturalité, le franchissement de frontières ouvertes
aux mobilités, mais aussi l’existence de langues, de cultures et de territoires
nationaux. « Unie dans la diversité », la devise de l’Union
européenne est pleinement observable dans les mobilités que nous proposons à
nos élèves.
Autre exemple envisageable : les
villes européennes. Les villes européennes ont certes des points communs avec
les villes asiatiques ou nord-américaines. Mais, au sein des villes
européennes, le régime spécifique d’habiter des Européens s’exprime pleinement.
Les villes européennes proposent des espaces publics plus nombreux. La place de
l’automobile y est plus limitée. Les centres historiques y sont notamment
beaucoup plus fréquents et jouent un rôle spatial différent des centres-villes
des villes américaines. Yves Boyer insiste sur cette singularité[28]
mais l’argument historique ne suffit pas à expliquer cette différence :
« Certes, le cosmopolitisme n’est pas l’apanage des villes européennes, et
l’on pourrait même considérer que les villes nord-américaines en offrent une
version plus accomplie. Ce n’est pas tant ici la profondeur historique qui
différencie des deux continents que les relations des minorités avec la culture
dominante. L’esprit de « communauté » et de développement séparé est
sans doute plus marqué aux Etats-Unis qu’en Europe – avec quelques réserves
pour la Grande-Bretagne -, où la ville est plus ouverte aux influences
réciproques et joue plus le rôle de creuset culturel. Mais l’exaltation du
multiculturalisme, comme on l’a fait à propos d’Amsterdam – où plus de 40% de
la population communale est d’origine étrangère -, dissimule sans doute aussi
une inquiétude face aux tensions interethniques et aux replis
communautaires »[29].
Amsterdam revient en effet de manière récurrente comme symbole de la ville
européenne. Spinoza souligna d’ailleurs dès le XVIIème s. la forte diversité
religieuse et culturelle qu’il y observa : « dans cette ville très
éminente, des hommes de toutes nations et de toutes sectes vivent dans la plus
parfaite concorde »[30].
Jacques Lévy s’appuya également sur l’exemple amsterdamois pour proposer une
théorisation des modèles urbains opposés d’Amsterdam et de Johannesburg[31].
En distinguant l’urbanité relative caractérisant l’intensité des interactions
sociales et l’urbanité absolue liée à la taille de l’agglomération, J. Lévy
démontre comment les villes européennes ont une urbanité relative plus forte
que les villes asiatiques ou nord-américaines dont la taille est souvent plus
importante mais, au sein desquelles, les interactions sociales sont plus
limitées[32].
Ce constat est également réalisé par nos
élèves. Certes, il n’est pas théorisé. Mais nos élèves savent se repérer dans
une ville européenne. Les centres-villes se ressemblent, les mobilités aussi.
Comment intégrer cela en cours de langues vivantes ? Par exemple, lorsque les
enseignants de langues vivantes évoquent les espaces publics et les espaces
privés. Certes, ce thème n’a pas pour objectif d’aborder l’européanité. Mais il
est difficile d’aborder l’espace public sans prendre en compte les sociétés
dans lesquelles ces espaces s’inscrivent. Or, puisque les usages des espaces
publics urbains singularisent les Européens, les enseignants de langues
vivantes sont amenés, lorsqu’ils abordent l’espace public, à envisager, d’une
manière ou d’une autre, l’habiter des Européens.
La manière spécifique d’habiter des
Européens (la mobilité transnationale, la représentation positive de la
diversité culturelle et nationale, la cohabitation pacifique) est donc
pleinement illustrée par les activités pédagogiques organisées – souvent
conjointement – par les enseignants de langues vivantes et de géographie. Elle
n’est pourtant pas toujours enseignée comme telle. Faisons-en sorte qu’elle le
devienne.
[1] Directeur de
publication de la Revue Abibac et auteur de l’Europe des Erasmus
[2] Foucher M., Potel JY, 1993,
Le continent retrouvé, Paris,
Editions de l’Aube, 180 p.
[3] Sans prétendre à
l’exhaustivité, citons : Anderson P., Gowan P., 1997, The question of Europe, Verso ; Drevet JF, 1997, La nouvelle identité de l’Europe, Paris,
PUF ; Frémont A., 1996, L’Europe
entre Maastricht et Sarajevo, Paris, Reclus ; Foucher M., 1998, Fragments d’Europe, Paris, Fayard.
[4] Audigier F., 1995,
« Enseigner l’Europe : quelques questions à l’histoire et la géographie
scolaires », dans Recherche & Formation, N°18, 1995, Les enseignants
et l’Europe, pp. 33-44 ; Elissalde B., 1996, « Enseigner l’Europe »
dans L’information géographique, volume 60, n°5, 1996. pp. 210-218.
[5] Grataloup C., 2009, L’invention
des continents : comment l’Europe a découpé le monde, Paris, Larousse, 224
p.
[6] Lévy J., 2019, Le Pays des Européens, Paris, Odile
Jacob, 223 p. Cet ouvrage accessible au grand public en vue des élections
européennes fait suite à un premier ouvrage ciblant un public
universitaire : Lévy J., 2004, Europe,
Une géographie.
[7] Lazzarotti
O., 2006, Habiter. La condition
géographique, Belin, 187 p. ; Lazzarotti O., 2014, Habiter le Monde, La documentation
photographique, n° 8100
[8] Frémont A., 1976, la région, espace vécu, Paris, Broché.
[9] Lazzarotti O., 2006,
Habiter. La condition géographique, Belin, 187 p. ; Lazzarotti O., 2014,
Habiter le Monde, La documentation photographique, n° 8100.
[10] Lazzarotti O., 2006, op.cit., p. 5
[11] Biaggi
Catherine, « Habiter, concept novateur dans la géographie
scolaire ? », Annales de géographie, 2015/4 (N° 704), p.
452-465. DOI : 10.3917/ag.704.0452. URL : https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2015-4-page-452.htm
[12] Le site géoconfluence offre
une explication synthétique de ces enjeux : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/habiter-habitant
[13] Cité entre autres par
Sanguin A.-L., 1993, Vidal de La Blache,
un génie de la géographie, Paris, Belin, p. 322
[14] Frémont A., 1999, La région, espace vécu, Paris,
Flammarion, p. 85.
[15] Lévy J., 2019, Le Pays des Européens, Paris, Odile
Jacob, 223 p.
[16] Lévy J., 2019, Le Pays des Européens, Paris, Odile
Jacob, p.67-68.
[17] Lévy J., 2019, Le Pays des Européens, Paris, Odile
Jacob, p.68-69
[18] Knafou R., 1998, La
planète nomade. Les mobilités géographiques, d’aujourd’hui, Paris, Belin.
[19] Lévy J., 2019, op.cit., p. 39-40
[20] Brague R., 1992, Europe,
la voie romaine, Paris, Critérion.
[21] Audigier F., 1995, op.cit.,
p.42
[22] Audigier
F., 1995, op.cit., p.43
[23] Lévy
J., 2019, op.cit., p. 77
[24] Les enseignants de français
sont enseignants d’histoire-géographie mais ce n’est pas le cas des enseignants
allemands. La géographie et l’histoire sont deux disciplines distinctes dans
les Länder allemands.
[25] Lazzarotti O., 2006, Habiter.
La condition géographique, Belin, p. 5
[26] Olivier Lazzarotti, «
Habiter en touriste, c’est habiter le Monde », Mondes du Tourisme [En ligne],
14 | 2018, mis en ligne le 30 juin 2018,
consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/
tourisme/1484
[27] Serrier T., 2017,
“L’histoire de l’Europe est celle de ses frontières », dans François E.,
Serrier T. (dir.), 2017, Europa : notre histoire, Paris, Les
arènes, p. 749.
[28] Boyer Y., 2003, Les
villes européennes, Paris, Hachette.
[29]
Boyer Y., 2003, op.cit., p. 163-164.
[30] Spinoza, 1670, Traité
théologico-politique, Chap. XX, Par. XV.
[31] Lévy J., 2013,
« Modèle urbain » dans Lévy J.,
Lussault M. (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, p. 950-957.
[32] Lévy J., 1999, Europe.
Une Géographie, Paris, Hachette, p. 138-139.