Entretien avec M. Stempin – dirigeant de Müpro-France

Entretien mené par les élèves de la section bilangue du collège Langevin Wallon de Grenay (Lana Basset, Théa Boudet, Hallan Clay, HubertDabrowski, Loane Lebacq, Assiya Ouattou, Salama Ouattou, Chloe Richez, Meggy Tronczyk, Lola Vandenbroucke) avec l’encadrement de leurs professeurs (Mme Cathy Guiffroy, professeur d’allemand et Mr Roland Doyelle, professeur de mathématiques).

Quel a été votre parcours monsieur Stempin ?

J’ai choisi l’allemand comme première langue depuis la 6ème dans le collège Langevin-Wallon à Grenay. J’ai obtenu un bac équivalent au bac scientifique d’aujourd’hui. Ne sachant toujours pas quoi faire, j’ai décidé de faire mes études à Lille en choisissant le programme Erasmus. Je suis ainsi parti 8 mois en Allemagne à Düsseldorf. Après cela, je suis allé en classe prépa HEC à Lille puis à Paris, où j’ai étudié l’anglais et l’allemand, avant de faire une école de commerce. J’ai ensuite obtenu mon premier emploi en Allemagne chez Valéo et je travaille maintenant depuis quinze ans pour des groupes allemands (par exemple, 10 ans chez BASF, dans le monde de la chimie, pour les cosmétiques). Selon moi, la France et l’Allemagne sont deux partenaires majeurs. Puis j’ai été contacté par un cabinet de recrutement à Düsseldorf, pour un poste basé dans le Pas de Calais et pour lequel une entreprise situé en Bavière cherchait quelqu’un depuis deux ans : c’est ainsi que je travaille depuis 5 ans pour l’entreprise Müpro et que je dirige la filiale française dont le siège est à Arras.

Qu’est-ce-que Müpro ?

Fabricant leader en Europe de solutions de fixation, MÜPRO produit et distribue depuis 1964 des systèmes anti-feu et de contrôle des vibrations dans le domaine de la construction et des installations industrielles. MÜPRO poursuit sa croissance dynamique. Nous élargissons continuellement notre portefeuille de fournisseurs et offrons aux partenaires fournisseurs appropriés la possibilité de s’épanouir et de prospérer avec nous.

Où se situe le siège en Allemagne ?

Le Siège se trouve à Hofheim-Wallau près de Francfort-sur-le-Main. L’usine principale se trouve en Bavière.

Dans quels pays Müpro est-elle implantée ?

L’entreprise se situe dans 37 pays comme la France, l’Inde, la Russie, l’Irlande mais aussi des pays africains…

Entretien avec Agnès Pallini-Martin, présidente de l’APE (Esabac)

Agnès Pallini-Martin, professeur d’histoire-géographie en Esabac au lycée Bellevue du Mans, est présidente de l’APE, l’association des professeurs d’Esabac

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Jonathan Gaquère (JG) : Vous enseignez en section Esabac. Pouvez-vous tout d’abord nous expliquer ce qu’est l’Esabac (date de création, nombre de lycées) ?

Agnès Pallini-Martin (APM) : Esabac est l’acronyme d’ « Esame di Stato » et de « Baccalauréat ». Il s’agit d’un dispositif bilingue sur trois ans comprenant des épreuves spécifiques intégrées à l’examen de fin de cycle secondaire italien ou au Baccalauréat français et conduisant à la double délivrance du diplôme italien d’Esame di Stato et du Baccalauréat français. Ce diplôme est préparé dans les lycées à section binationale français / italien « Esabac ». Les élèves qui l’obtiennent peuvent accéder à l’enseignement supérieur français et à l’enseignement supérieur italien. Créé par l’Accord italo-français du 24 février 2009 selon un modèle fonctionnant déjà entre la France et l’Allemagne (Abibac), la France et l’Espagne (Bachibac), l’Esabac est entré en vigueur en septembre 2010, en France et en Italie.

JG : Comment s’organise l’enseignement en Esabac ?

APM : En seconde générale et technologique, les élèves de section Esabac suivent des enseignements spécifiques de langue et littérature (4 heures hebdomadaires) et d’histoire-géographie (3 heures). Ces enseignements, assurés en langue italienne, remplacent les enseignements de LV1 et d’histoire-géographie de droit commun. Les programmes d’histoire et de langue et littérature sont fixés conjointement par la France et l’Italie. Celui de géographie est conforme au programme national en vigueur.

A partir de la première et en terminale, ce sont 8 heures hebdomadaires, 4 heures en histoire-géographie, dispensé en langue italienne et 4 heures également en langue et littérature italiennes, celui-ci remplace l’enseignement en LV1. Depuis 2016, l’Esabac existe dans le cycle terminal de la voie technologique en série STMG uniquement. L’enseignement de management des organisations se fait en langue italienne pour une durée de deux heures trente en classe de première et de trois heures en classe terminale. L’enseignement spécifique de langue, culture et communication est d’une durée de quatre heures hebdomadaires. Les programmes de langue, culture et communication sont fixés conjointement par la France et l’Italie.

JG : C’est intéressant ! Il n’y a pas de section Abibac en STMG. Pourquoi avoir développé des sections en filière STMG ? Quel bilan en tirez-vous après trois ans ?

APM : Les collègues soulignent avant tout le caractère grandement valorisant de cette formation pour nos élèves d’Esabac.  Une des raisons de la création de cette section est celle d’une ouverture plus grande des classes STMG aux langues vivantes en vue du post-bac ainsi qu’une revalorisation générale de ces classes qui souvent avaient le sentiment d’être délaissées car on ne leur offrait pas d’option valorisante (en dehors de celles spécifiques à la STMG).

Après trois ans, le bilan est positif pour les élèves. Il s’agit de petits effectifs qui ont le temps d’approfondir l’étude de la langue et la culture italienne. Tous les élèves ne sont pas motivés autant qu’ils le devraient mais ils restent insérés dans un groupe dynamique ce qui les encourage à s’investir. En effet, ces élèves se sont vraiment épanouis et font ensuite une excellente scolarité en STMG dans toutes les matières. 

Reste maintenant à les amener à participer à des échanges scolaires car ce sont des classes qui refusent encore, pour leur grande majorité, d’accueillir des correspondants ou de se rendre chez eux. Je tiens à remercier Mme Rosset et M. Dalibert enseignants en Esabac en section STMG.

JG : De manière générale, pourriez-vous nous présenter l’Esabac en chiffres ?

APM : En France, 60 lycées préparent les élèves à l’Esabac auxquels on ajoute 4 lycées français en Italie : le lycée Stendhal à Milan, les lycées Chateaubriand et Saint Dominique à Rome, le lycée Victor Hugo à Florence. Du côté italien, la section Esabac est plus développée, et l’Esabac en français est enseigné dans près de 350 lycées, ce qui correspond à plus de 15 000 élèves italiens inscrits en section Esabac dans les classes des trois dernières années de lycée italien.

JG : Quelle sera la place de l’Esabac dans le nouveau lycée, celui de la réforme qui entre en vigueur en semptembre 2019 ?

APM : A partir de la rentrée prochaine, en septembre 2019, les élèves entrant en première auront à choisir des enseignements de spécialités. Les sections Esabac, comme les autres sections binationales, ne font pas partie des enseignements de spécialité, il n’y aura donc pas de changements notables pour les élèves qui pourront choisir toutes les spécialités offertes dans leur établissement tout en poursuivant leur parcours en section binationale. 

JG : Quels sont selon vous les points communs et les différences entre l’Esabac et l’Abibac ?

APM : L’Esabac et l’Abibac sont toutes les deux des sections binationales qui partagent à ce titre le même objectif et la même procédure, c’est le cas également pour la section Bachibac. Dans les lycées qui ont plusieurs sections binationales, des projets pédagogiques en commun autour de la littérature ou des thèmes d’histoire sont parfois organisés ce qui renforce les liens entre les élèves et favorise la construction d’une citoyenneté européenne qui passe par les échanges et la découverte de la littérature et de l’histoire des différents pays européens.

Entre l’Esabac et l’Abibac, les modalités de mise en œuvre font l’objet de différences. L’Abibac prévoit un volume horaire de 6 h par semaine en Langue et Littérature pour les trois années du lycée, contre 4 en Esabac. De la même façon, les élèves d’Abibac ont une épreuve de 6 heures en langue et littérature contre seulement 4 heures en Esabac et Bachibac. Aligner les trois sections binationales sur les mêmes horaires en langue et littérature serait souhaitable.

Par ailleurs, les élèves de l’Abibac profitent de dispositifs aptes à faciliter leur mobilité à l’étranger, grâce à l’OFAJ et au programme Sauzay par exemple, contrairement aux élèves Esabac qui n’ont aucune aide similaire.

JG : Vous avez créé en 2018 une association des professeurs enseignant en Esabac, que vous présidez. Pouvez-vous revenir sur les motivations qui ont conduit à la création de votre association ?

APM : Notre association s’est créée officiellement le 29 mars 2018, elle s’appelle APE pour « Association des Enseignants en Esabac ». Elle regroupe les professeurs qui enseignent l’Esabac en France et dans les lycées français en Italie. L’APE signifie également abeille en italien et l’idée de nous associer à cet animal industrieux nous a particulièrement plu !

L’association APE a été fondée pour donner une visibilité à cette section, pour favoriser les échanges entre les enseignants qui se sentent bien souvent isolés dans leurs établissements, et également pour créer un lien entre l’école et ses cadres en particulier dans le contexte de la réforme du baccalauréat. Elle est partie d’une liste de diffusion qui accueille également les collègues qui enseignent dans les Esabac italiens, et elle s’est enrichie d’une plateforme collaborative et d’une page Facebook.

Des réunions ont eu lieu, nous planifions actuellement des événements dans nos établissements lors de la première semaine du mois de décembre à l’occasion des dix ans de l’Esabac. Tout cela est très positif, notre prochain projet est de pouvoir organiser avec le soutien de l’Inspection Générale, des stages de formation à destination des enseignants Esabac de toutes les académies. Par ailleurs, notre association sera présente lors de la prochaine édition des Rendez-vous de Blois en octobre 2019, dans une table-ronde qui réunira plusieurs collègues français et italiens de l’association autour des enjeux de l’enseignement de l’histoire de l’Italie en section Esabac !

JG : Les gouvernements italien et français sont actuellement en forte opposition. Cela impacte-t-il votre travail ?

APM : Il est vrai que depuis cette année scolaire, les tensions sont fortes entre la France et l’Italie, qu’il s’agisse des controverses autour des œuvres de Léonard de Vinci ou de la décision française, critiquée par la presse italienne, de diminuer les postes ouverts au CAPES et agrégation d’italien.

Mais les deux pays sont très liés, en particulier par des accords commerciaux, La France est le deuxième partenaire économique de l’Italie ; et l’Italie est le troisième client et fournisseur pour la France. Les liens entre les deux pays sont très anciens et les chefs d’Etats se rencontrent régulièrement comme le 2 mai dernier à Amboise pour une visite officielle du président de la République Sergio Matarella qui est venu sur invitation du président de la République pour commémorer les 500 ans de la mort de Leonard de Vinci.

En ce moment, l’inquiétude est grande concernant la forte réduction des postes d’enseignants d’italien au concours du CAPES et de l’agrégation, une pétition a été lancée par la SIES forte actuellement de plus de 10 000 signatures. Suite à la mobilisation du début du mois de mai, le ministère s’est engagé à rétablir quelques postes aux concours, pour répondre à la demande toujours croissante des élèves qui souhaitent apprendre l’italien au collège et au lycée.

Les Français gardent un attachement très fort à l’Italie, en raison d’une immigration italienne qui arrive en France depuis la fin du 19ème siècle, et également pour des raisons touristiques !

Sources :

https://www.education.gouv.fr/cid52349/l-esabac.html

https://it.ambafrance.org/Etudier-dans-une-section-bilingue-EsaBac

http://www.miur.gov.it/esabac

https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/italie/relations-bilaterales/

page facebook : Association des professeurs Esabac – APE

Un article d’Alberto Toscano en italien sur la crise entre France et Italie : https://altritaliani.net/linutile-e-dannosa-crisi-italo-francese/

La pétition lancée par le SIES : https://www.change.org/p/jean-michel-blanquer-faut-il-retirer-la-joconde-des-collections-du-louvre

Pour nous retrouver, table-ronde aux Rendez-vous de l’Histoire de Blois 2019 du 9 au 13 octobre 2019 dans la parte pédagogique « L’histoire en section binationale franco-italienne esabac, histoire parallèle, connectée, en dialogue ?». Cette table-ronde sera animée par Emmanuel Laurentin, journaliste à France Culture.

Entretien avec Olivier Lazzarotti. Enseigner en Abibac avec l’habiter

Olivier Lazzarotti, professeur de géographie à l’Université Picardie Jules Verne, a développé la réflexion géographique à partir du concept d’habiter. Il nous explique sa démarche intellectuelle et son apport pour l’enseignement de la géographie. Les sections Abibac, parce qu’elles impliquent une mobilité spécifique pour les élèves, sont particulièrement propices à cette nouvelle approche de la géographie et de son enseignement.

Jonathan Gaquère (JG) : M. Lazzarotti, vous avez développé la réflexion géographique autour du concept d’habiter. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de ce choix ?

Sans entrer dans les détails, l’émergence de l’habiter contemporain tire une partie de son origine dans les relations entre tourisme et patrimoine qu’au terme de mon HDR[1], j’interprétais comme le mobile de l’immobile et inversement : le tourisme mondialise ce que le patrimoine localise. Du coup, il fallait inventer le concept englobant qui permettait de sortir de l’alternative mobile ou immobile, celle du nomade ou du sédentaire par exemple, pour envisager l’ensemble des situations où se mêlait l’un à l’autre.

Ces recherches sont à situer dans le contexte du grand remue-ménage des années 1990. À partir de 1995, je travaillai dans le cadre de l’équipe MIT animée entre autres par Rémy Knafou et très portée vers le tourisme. J’y restai une dizaine d’années. Globalement, le constat était double : faire du tourisme, c’est être mobile. Et les mobilités étaient en train de révolutionner le Monde, chacun pouvant de mieux en mieux choisir les lieux qu’il fréquente, en particulier pour y être touriste. Le second terme du constat, épistémologique, tenait à l’éclatement de la science géographique en une multitude de spécialisations. À la multiplication des sujets répondait ainsi la pulvérisation de l’armature conceptuelle, au moment même où la tentative de structuration de Roger Brunet montrait quelques-unes de ses limites[2] : l’espace, production sociale, impose-t-il ses « lois » aux sociétés humaines ?

Du côté des études touristiques, l’article de 1997[3] avait opéré un renversement plein de potentialités. En proposant de passer de la « géographie du tourisme » – appliquant au tourisme les catégories usuelles, et en particulier physiques, de la géographie – à une « approche géographique du tourisme », était ouverte la possibilité d’une géographie comme étude dimensionnelle des sociétés. Autrement dit, partant du constat qu’elles se déployaient dans diverses dimensions : l’une est culturelle, l’autre économique, politique et géopolitique, etc. La géographie se présente ainsi comme l’une d’entre elles. Disons donc que l’habiter est le mot qui nomme la dimension géographique des hommes et des femmes vivant en sociétés. Il n’est du reste pas nouveau en géographie, pas plus qu’il ne l’est dans les autres sciences sociales. Mais ce qui l’était davantage était cette tentative pour l’actualiser en concept structurant d’une géographie définitivement rangée dans le champ des sciences du social et en dialogues avec ses consœurs.

Réinterroger le nouveau Monde à partir d’une science géographique renouvelée est, en même temps et dans ce même esprit d’une conception globale de la science, l’important travail entrepris de leur côté par Jacques Lévy et Michel Lussault, notamment à l’occasion de la rédaction du Dictionnaire[4]. L’inspiration du pragmatisme philosophique y est perceptible et la définition de l’habiter qui en découle – marquant du même coup l’entrée du mot dans le vocabulaire scientifique de la géographie – converge avec ce qui était fait avec le tourisme. La relation entre espace et spatialité, intégrée à l’idée que l’espace est une dimension du social, souligne la dialogique dynamique qui relie les sociétés à leurs espaces. De mon côté, j’adoptai en 2006 une définition tout aussi dynamique : « se construire en construisant le Monde ». Elle revient à interpréter la dimension géographique dans sa double portée. L’une est politique : les lieux ne sont pas les décors des interrelations sociales, mais leurs enjeux. L’autre portée, la plus novatrice à mon avis, pour ne pas dire la plus inattendue ou la plus prometteuse des perspectives ouvertes par les réflexions théoriques sur l’habiter et ses possibilités heuristiques, est existentielle.

Tel qu’on, peut ainsi le concevoir, l’habiter n’est pas une métaphysique et pas (encore) une théorie. Travailler avec l’habiter, c’est utiliser un outil heuristique avec l’hypothèse qu’il est, tout à la fois, capable de relire des sujets classiques (la ville, la campagne, le tourisme, les mémoires comme je les ai abordées[5], etc.) et d’aborder les questions nouvelles du Monde contemporain, celui des « sociétés à habitants mobiles » et des habitants « polytopiques », tels que les qualifie Mathis Stock[6]. Ainsi, et dans l’état actuel des réflexions, l’habiter est un opérateur conceptuel dont le projet vise à mettre des mots sur une expérience, silencieuse mais pas muette, une expérience anthropologique universelle, l’humaine expérience géographique, celle des lieux et des territoires du Monde.

Dernier point, utile s’il en est. Les deux courants originaires de la réactivation de l’habiter ont, avec leurs convergences, trouvé leur point de rencontre avec le festival de Saint-Dié de 2014 qui s’est prolongé, d’abord avec la publication des Annales de géographie[7], puis avec le colloque de juillet 2017 tenu à Cerisy, Carte d’identités, l’espace au singulier[8], etc. Quant à la suite de l’histoire, elle reste à écrire…

JG : Vous avez récemment écrit un ouvrage sur Franz Schubert[9]. Pourquoi écrire un livre de géographie sur un homme ? 

J’ajouterai que j’ai écrit, en collaboration avec une avocate, ma fille en l’occurrence, un ouvrage sur la succession de Johnny Hallyday[10], puisque la géographie est à l’un des cœurs des débats, voire des décisions, juridiques de ce litige d’une famille contemporaine, à la fois multi-résidentielle et recomposée.

Si la science géographique s’était déjà affranchie des deux premiers interdits de son âge classique, penser les lieux c’est ne pas penser les hommes (Vidal, 1913 : 299)[11], et celui de la théorisation[12], restait à se débarrasser du troisième, édicté par Albert Demangeon, celui de traiter des individualités : « La géographie humaine est l’étude des groupements humains dans leurs rapports avec le milieu géographique […]. Renonçons à considérer les hommes en tant qu’individus. Par l’étude d’un individu, l’anthropologie et la médecine peuvent aboutir à des résultats scientifiques; la géographie humaine, non. »[13]. Notion déduite du concept d’habiter, celle d’habitant, autrement dit les hommes et les femmes dans leurs dimensions géographiques, y contrevient heureusement. C’est que la multiplication et les diversifications des mobilités de chacun et de chacune font que, désormais, ils et elles ont des géographies de vie de plus en plus singularisées. En posant l’hypothèse que le « où l’on est » est une partie – constitutive – du « qui l’on est », il devient théoriquement possible de faire une géographie de chacun et chacune, avec le même intérêt et la même pertinence, la même « évidence » aurais-je envie de dire, que la géographie classique s’est exclusivement adonnée à faire celle des lieux.

Déjà un peu présente dans mon HDR cette entrée devenait, après mes travaux sur les mémoires, une sorte de priorité. Mais plutôt que de passer par un argumentaire théorique, j’ai pensé intéressant de proposer d’emblée une application. Pour cerner l’importance de la dimension géographique comme entrée dans la problématique existentielle d’un ou d’une habitante, il me fallait un « candidat » inaugural instructif, si je puis dire. D’emblée, pour cette « géoanalyse » [14], je voyais Martin Heidegger, Jean-Jacques Rousseau ou Arthur Rimbaud dont j’avais déjà abordé ponctuellement la géographie. Cela dit, c’est la figure de Franz Schubert qui, après un premier essai publié dans les Annales de géographie, s’imposa comme la plus prometteuse. Non seulement on connaît parfaitement les termes de sa géographie pratique, grosso modo au jour près, mais on connaît aussi, par le choix qu’il fait des textes de ses Lieder, ses représentations du Monde. Elles constituent globalement une géographie imaginaire cohérente. J’appliquai donc les méthodes d’études envisagées dans mon travail de 2006 : quelle « carte d’identités » ? Quelles « signatures géographiques » ? Autrement dit quelle carte dessine le tracé des lieux fréquentés par Franz Schubert ? Quelles pouvaient être, encore, ces manières propres de les habiter ? L’exploration d’un tel champ occupa, de proche en proche, quinze années de réflexions. Le résultat est d’insister sur le fait que les géographies de Franz Schubert sont une bonne entrée pour accéder aux interrogations de l’homme les plus existentielles, celles qui se manifestent aussi dans son œuvre. Le cas de Jean-Philippe Smet, quant à lui, est activé par un procès qui va chercher à évaluer sa « résidence habituelle ». Pour autant, il est étudié avec le même outillage méthodologique, cette fois fondé sur les données Instagram et non uniquement les témoignages écrits de ses contemporains.

Cela dit, et dans les deux exemples, on retrouve le même problème de fond. Question existentielle, l’analyse géographique de l’habitant, sa géoanalyse, est une porte directement ouverte sur « qui il est » aussi bien que sur la nature du travail artistique. On aurait ainsi affaire à deux habitants dont l’un des moteurs artistiques trouverait ses ressorts dans le fait qu’ils n’arrivent pas – ou mal – à trouver leur place, le premier parce qu’il ne le sait pas, le second parce qu’il ne le peut pas. Intéressant constat anthropologique !

JG : Dans cette géographie de chacun et de chacune que permet d’entrevoir l’habiter, y a-t-il une place pour une géographie sensorielle, percevant le monde d’après les sens ?

Vous posez-là une question qui n’est pas spécifiquement géographique[15], mais qui implique directement la géographie. D’une certaine manière, elle soulève celle du mode de construction du rapport au Monde et situe l’une des problématiques cruciales du passage de l’âge des Lumières à celui du Romantisme, l’exacte bascule qui traverse la vie de Franz Schubert et qu’il participe largement à opérer.

Dès lors, comment la réponse pourrait être autre que « oui ». Oui, bien sûr, les sens, le goût et, d’une manière générale, toutes les représentations ouvrent le champ d’une approche sensorielle de la géographie. Il convient même d’entendre ce projet en son sens le plus large, bien au-delà de la seule vue, sens privilégié des géographes, même si les odeurs[16] aussi bien que les sons[17] ont déjà été abordées. Dans le cas du travail sur Franz Schubert, on suit, de Lied en Lied, l’élaboration d’une géographie qui ne serait que sensorielle. Je veux dire que la mesure du monde ne se ferait qu’à travers des organes de perception, romantisme oblige. Chaque élément des campagnes et de leurs natures devient sentiment avant que d’être symbole. Les lieux et territoires deviennent langage, un langage dont les Lieder sont les instituteurs du vocabulaire, voire de la grammaire. Et, comme pour faire oublier la construction théorique, non pas intellectualisée mais bien intellectuelle, qui échafaude chaque morceau : des émotions. Elles reposent sur des normes esthétiques que l’on reconnaît aujourd’hui comme « sublimes », même si elles eurent bien du mal à s’imposer comme telles du vivant du compositeur. Des émotions qu’il convient de prendre au sens le plus fort, comme le retient Jean-Paul Sartre[18], celui de (1995 : 43) « transformation du monde ». On saisit ainsi toute leur puissance active et si l’on comprend pourquoi elles émergent actuellement en géographie, on saisit mal pourquoi cela n’a pas été le cas plus tôt. Bien, plus tôt.

C’est donc bien un pan entier de la géographie qui se dessine. De la géographie culturelle, au sens désormais classique du terme, aux « géographies culturelles » comme les pluralise le tout récent ouvrage de Pauline Guinard[19]. L’auteur développe le thème des émotions, en l’occurrence pour proposer l’idée d’un « tournant émotionnel ». Toute la question scientifique qui est donc posée est celle d’une étude « objective », s’il en est, des subjectivités.

Elle est aussi celle de leurs significations, de leurs interprétations possibles. De fait, il ne me semble pas possible d’aborder l’œuvre d’un Franz Schubert sans la mettre, aussi, en perspective avec ses enjeux politiques : critique de la monarchie absolue, aspirations nationales. Le plus grand risque, avec les émotions, seraient de les prendre pour argent comptant, précisément pour ce qu’elles sont : une gratuite invitation aux mouvements. Mais de quels mouvements s’agit-il ? La question mérite bien d’être posée, a fortiori si l’on s’en réfère encore à J.P. Sartre (1995 : 62) : « Nous appellerons émotion une chute brusque de la conscience dans le magique. ». Le travail scientifique, y compris celui de la géographie, devrait-il donc, tout à la fois, considérer la puissance des émotions et travailler à les désamorcer en relevant, autant que faire se peut, la lucidité consciente ? Au fond, cela reviendrait à rejoindre l’idée qu’un Stefan Zweig[20], traitant de Sigmund Freud, a pu s’en faire (2018 : 43) : « La science n’a pas pour devoir de bercer de nouvelles rêveries apaisantes le cœur éternellement puéril de l’humanité. ». Il me semble donc que la science géographique, y compris et a fortiori  peut-être celle qui s’ancre (et s’encre) dans l’habiter, avec toutes ses implications existentielles, doit prendre en compte l’importance des sens… aussi pour en déconstruire les conditions de ressentis, quitte, au final, à avouer ses limites, celles qu’un Althusser[21], en son temps et avec ses mots, en l’occurrence l’idéologie, a pu pointer comme (2005  239) : « […] profondément inconsciente, même lorsqu’elle se présente […] sous forme réfléchie. ». Ruse ou mystère ? Même analysées, les émotions demeurent… des émotions.

JG : Comment intégrer les images à l’analyse géographique ?

Redisons d’emblée qu’il est préférable de considérer le mot « image » au-delà même de son sens uniquement visuel. Une image peut être sonore, odorante, statistique et c’est l’ensemble de tout ce que les uns et les autres peuvent percevoir sensoriellement que je retiendrai.

Cela dit leur intérêt et leur portée, autant que ceux des techniques de production, dépendent, avec une rigueur quasi-obsessionnelle, de leur critique. C’est que la première chose à considérer est que toute image – quelle qu’elle soit – est produite. C’est ce que montre d’évidence Augustin Berque[22], faisant du cliché le plus mécanique une opération de construction. C’est donc la critique qui situe la qualité heuristique de toute image. Du reste, il est même possible d’étudier les modalités de leur production comme type de pratiques touristiques[23] par les touristes eux-mêmes, soit en dehors de toute démarche réflexive.

La question de la construction de l’iconographie prend une dimension encore plus cruciale avec les cartes. De ce point de vue, les travaux réunis par et de Jacques Lévy[24] sur la cartographie et ses langages sont, à la fois, centraux et éclairants. Les cartes sont tout sauf une représentation « objective » des espaces habités. Et cela, dès leurs fondements avec le choix de la projection. De fait, toute carte est nécessairement choix d’erreurs, ce que le travail géographique a pour mission première d’expliciter. Plus généralement, on doit retenir que toute image à ses contenus subliminaux et que c’est ceux-là qu’il convient, systématiquement et scientifiquement, de dévoiler. Faute de quoi, c’est donner pleine raison à la seule insertion qu’un Gaston Bachelard, lumineux, fait en géographie (1996 : 216)[25] : « Un manuel utilisé dans la classe de quatrième contre les élèves de 13 ans inflige des précisions comme celle-ci : […] le département de la Seine a une densité de 9192 habitants au kilomètre carré. Ce nombre fixe pour un concept flottant, dont la validité, sous la forme exacte n’est même pas d’une heure, servira, avec quelques autres de même espèce, pendant dix ans, à « instruire » les élèves. […]. Il y a là le prétexte d’une pédagogie détestable qui défie le bon sens, mais qui se développe sans rencontrer la moindre critique dans des disciplines qui ne sont scientifiques que par métaphore. » Quand l’image se fait cliché, personne ne peut plus s’étonner de l’apparition du mot « métaphore ».

L’enjeu critique est d’autant plus important que les images sont aussi un des outils de penser de la science géographique. C’est du reste déjà ce que portait explicitement les travaux avec la « chorématique » de Roger Brunet : comment penser l’espace en le représentant ? D’une certaine manière, cette question renvoie à la précédente : voir, entendre ou sentir sont autant d’opérations essentielles dans la construction et la réception des savoirs scientifiques. Mais elles ont leurs limites, d’autant plus floues qu’elles pourraient bien s’effacer sous leurs apparences flatteuses. Ces images sont donc de formidables soutiens à la pensée dont l’importance vaut largement celle des outils habituels que sont l’intellect et les mots. De ce point de vue, le travail scientifique est bien aussi un exigeant travail de vigilance, parce que, volontaires ou non, naïves ou cyniques, toutes les manipulations sont toujours possibles.

Enfin, la question des images prend aujourd’hui une tournure particulière. Avec les Smartphones, devenus de précieux auxiliaires aux notes de terrain, les images font désormais partie courante du travail du chercheur. En croisant ces données avec celles fournis par les GPS, il n’est plus nécessaire de noter avec précision la prise du cliché. Le recours à de telles méthodes permet de constituer d’importants volumes de « notes » photographiques, voire sonores et ce, où que l’on se trouve. De fait, si les GPS permettent de nous localiser avec précision, ils permettent aussi au chercheur de travailler dans des lieux « difficiles », du point de vue de l’enquête par exemple. Les chercheurs sont donc aussi d’importants producteurs d’images. Dans la perspective de l’habiter, et en mobilisant de telles approches critiques, ces images, entre autres, offrent une précieuse opportunité de saisie et de conservation des expériences des habitants. Avec rapidité et discrétion, il est possible de fixer l’instantané d’une pratique dans ce qu’elle a d’éphémère aussi bien que de spontanée, donc aussi de hautement signifiant. Mais d’autres documents offrent de telles ouvertures. Et le matériau est d’autant plus riche qu’il se combine avec des récits. Telle est l’entrée que j’ai pu explorer en partant de la carte postale[26] rédigée par une enfant à ses parents et qui donne une idée pleine et entière de son habiter touristique.

De multiples manières, donc, les images ouvrent un inestimable accès à la saisie des représentations de l’habiter, ce qui est classique, mais aussi à la saisie des pratiques. Elles en rendent compte de multiples manières et avec de multiples statuts épistémologiques. Autrement dit, aujourd’hui comme jamais, les images sont au cœur de la quête de savoirs géographiques et de leurs transmissions.

5. Le concept d’habiter a fait son apparition en France dans les programmes scolaires. Qu’apporte-t-il à l’enseignement de la géographie ? Quels conseils donneriez-vous aux enseignants invitant leurs élèves à réaliser une auto-géoanalyse ?

Un point me semble essentiel dans cette « apparition ». Qu’on l’aime ou non, la « tradition » géographique français associe positions théoriques et orientations pédagogiques. L’épreuve reine de l’agrégation de mes 23 ans était celle du commentaire de carte où il ne s’agissait, ni plus, ni moins, que de développer rhétoriquement les positions vidaliennes d’explication de l’humain par le physique, consacrant au passage la géographie physique comme reine de la discipline. Vint, dans les années 1980, la bourrasque Roger Brunet. Hybridation de la linguistique saussurienne et de l’analyse de l’espace, la chorématique infusa les programmes et les enseignements. Que l’habiter occupe aujourd’hui une position de choix dans les programmes relève de cette logique. Le numéro de la documentation photographique[27] fut pour moi l’occasion de faire la jonction entre mes 15 années de recherche et d’enseignement universitaire, environ, et les 15 années précédentes, d’enseignement dans le second degré. C’est que l’enjeu pédagogique n’est pas que programmatique. Il est dans la manière de poser et d’analyser les problèmes.

Est-ce ce qui fait une des différences entre la géographie et les autres sciences sociales ? La géographie est aussi une expérience du monde, une expérience partagée par tous. Du coup, elle peut servir de ressources pédagogiques. Une pédagogie par l’habiter n’est pas seulement une pédagogie qui inverse le rapport au Monde, considérant que ce ne sont pas les lieux qui font les habitants, mais que les habitants prennent une part décisive dans la qualification des lieux, pour le dire (trop) simplement. C’est que chaque élève est aussi habitant. Et d’abord, il habite la classe, prenant une part dans le choix de sa place, l’organisant en un dispositif propre et, ce faisant, élaborant sa propre géographie, à la fois singulière et localement éphémère. Mais chaque élève est aussi un habitant du Monde et, en cela, il habite différemment des lieux différents. Et cela peut être cartographié, le cas échéant en ayant recours à certains programmes de géolocalisation qui enregistrent les lieux fréquentés, par conséquence les parcours entre eux.

Je pense ainsi qu’impliquer chaque élève comme une ressource pédagogique est le point de départ de l’enseignement géographique avec l’habiter. Cette démarche n’est, bien sûr, qu’un début et il n’est pas question de tomber dans la démagogie qui consiste à dire que nos auditeurs savent déjà tout. Mais le rôle de l’enseignement est, aussi, de les faire accéder, de proche en proche, à leur dimension mondiale. Précisément, il ne s’agit plus de saisir ce Monde depuis son propre point de vue, mais d’apprendre à se situer, soi-même, dans le Monde. Finalement, et de cette manière, au-delà même des programmes et examens, l’enjeu est de donner à tous – élèves compris – quelques outils cognitifs pour apporter sa propre réponse à la question fondamentale de l’habiter : comment être soi-même dans le Monde, autrement dit soi-même parmi les autres ?


[1] LAZZAROTTI, Olivier (2001). –  À propos de tourisme et patrimoine, les Raisons de l’Habiter. Diplôme d’Habilitation à Diriger des recherches, avec les conseils de Rémy Knafou, Université de Paris VII, novembre 2001, 368 p.

[2] Voir, par exemple, LÉVY, Jacques (1994). – L’espace légitime. Sur la dimension géographique de la fonction politique. Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 442 p.

[3] KNAFOU, Rémy, BRUSTON, Mireille, DEPREST, Florence, DUHAMEL, Philippe, GAY, Jean-Christophe et SACAREAU, Isabelle (1997). Une approche géographique du tourisme. Paris, L’espace géographique, n° 3, p. 193-204

[4] LÉVY, Jacques et LUSSAULT, Michel (2013). – Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. Paris, Belin, (1e éd. 2003), 1126 p.

[5] LAZZAROTTI, Olivier (2012). – Des lieux pour mémoires » Paris, Coll. Le temps des idées, Armand Colin, 2012, 214 p.

[6] STOCK, Mathis (2006). – L’hypothèse de l’habiter poly-topique : pratiquer les lieux géographiques dans les sociétés à individus mobiles. EspacesTemps.net, Travaux, 26.02.2006

[7] LAZZAROTTI, Olivier, et Béatrice Collignon & Philippe Pelletier (dir.) (2015). – Habiter : mots et regards croisés, Annales de géographie, n° 704, juillet-août 2015, p. 442-451.

[8] L’ouvrage est en cours de publication.

[9] LAZZAROTTI, Olivier (2017). – Une place sur Terre ? Franz Schubert, de l’homme libre à l’habitant libre, Paris, HD éditeur, 178 p.

[10] LAZZAROTTI, Marie-Charlotte et LAZZAROTTI, Olivier (2018). – Quand l’habiter fait sa loi. L’héritage de Johnny Hallyday, Coll. Droit et sociétés, HDiffusion, 114 p.

[11] VIDAL DE LA BLACHE, Paul (1913). – Des caractères distinctifs de la géographie. Paris, A. Colin, Annales de Géographie, Année 1913, Vol. 22, n° 124, p. 289 – 299

[12] LE LANNOU, Maurice (1949). – La géographie humaine. Paris, Coll. Bibliothèque de Philosophie scientifique, Flammarion, 252 p.

[13] DEMANGEON, Albert (1943). – Problèmes de géographie humaine. Paris, A. Colin, 1942, 408 p., p. 28.

[14] LAZZAROTTI, Olivier (2014). – Prémices d’une auto-géoanalyse, Géographie et cultures, n° 89-90, printemps-été 2014, p. 133-149, 286 p.

[15] Voir, par exemple et entre autres, les travaux et publications de l’anthropologue GÉLARD, Marie-Luce (2013). – Corps sensibles. Usages et langages des sens, Collection épistémologie du corps, PUN, Édition Universitaire de Lorraine, 317 p.

[16] Voir, par exemple, PITTE, Jean-Robert et DULEAU, Robert (dir.) (1998). – Géographie des odeurs. Paris, L’Harmattan, 248 p.

[17] Voir, par exemple, ROULIER, Frédéric (1999). – « Pour une géographie des milieux sonores », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Environnement, Nature, Paysage, document 71, mis en ligne le 21 janvier 1999, consulté le 11 février 2019. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/5034 ; DOI : 10.4000/cybergeo.5034

[18] SARTRE, Jean-Paul (1995). – Esquisse d’une théorie des émotions. Paris, Hermann, L’esprit et la main, 1938, 68 p.

[19] GUINARD, Pauline (2019). – Géographies culturelles. Objets, concepts, méthodes. Paris, Coll. Cursus, A. Colin, 208 p.

[20] ZWEIG, Stefan (2018). – Sigmund Freud, la guérison par l’esprit. Paris, Le livre de poche, 150 p.

[21] ALTHUSSER, Louis (2005) – Pour Marx. Paris, La Découverte/Poche, 274 p.

[22] BERQUE, Augustin (1995). – Les raisons du paysage ; de la Chine antique aux environnements de synthèse. Paris, Hazan, 192 p., voir p. 14, 18 et 20.

[23] LAZZAROTTI, Olivier (2017). – Photographier, se photographier : le ballet des touristes, In LAZZAROTTI, Olivier, MERCIER, Guy et PAQUET, Suzanne (dir.) (2017). – La part artistique de l’habiter. Perspectives contemporaines. Coll. Géographie et Cultures, L’Harmattan, 250 p., p. 15-25.

[24] LÉVY, Jacques (dir.) (2015). – A cartographic turn. Mapping and spatial challenge in social sciences. EPFL Press distribué par Routledge, 336 p.

[25] BACHELARD, Gaston (1996). – La formation de l’esprit scientifique. Librairie philosophique, 1938, Vrin, 256 p., 216

[26] LAZZAROTTI, Olivier (2012), « Paulette à la mer ou de l’imaginaire comme construction du regard de l’autre. » In BÉDARD, Mario, AUGUSTIN, Jean-Pierre et DESNOILLES, Richard (dir.) (2012).- L’imaginaire géographique. Perspectives, pratiques et devenirs. Québec, Presses de l’université du Québec, collection Géographie contemporaine, p. 175-192

[27] LAZZAROTTI, Olivier (2014), Habiter le Monde. Documentation photographique n° 8100, 64 p.

Entretien avec Xavier Delacroix. L’autre siècle. Et si les Allemands avaient gagné la bataille de la Marne ?

Xavier Delacroix (dir.), L’autre siècle ; Et si les Allemands avaient gagné la bataille de la Marne ? Paris, Librairie Arthème Fayard, 2018, 320 p., 22,50€

Entretien réalisé par Paul Maurice, membre du Comité de rédaction de la Revue Abibac

À quoi ressemblerait le monde si l’Allemagne de Guillaume II avait gagné la bataille de la Marne en septembre 1914 au lieu de la France ? Si finalement, l’Allemagne était sortie victorieuse de la Première Guerre mondiale ?

Sous la direction de Xavier Delacroix, sept historiens (Stéphane Audoin-Rouzeau, Sophie Cœuré, Quentin Deluermoz, Robert Frank, Christian Ingrao, Pascal Ory et Pierre Singaravélou) et cinq romanciers (Pierre-Louis Basse, Bruno Fuligni, Benoît Hopquin, Cécile Ladjali et Pierre Lemaître) se sont adonnés à l’exercice de l’uchronie. Dans cet « autre » XXe siècle, l’armistice entre la France et l’Allemagne est bien signé le 11 novembre…1914 !

En cette année de commémoration du Centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, Xavier Delacroix évoque la naissance et le sens de cet ouvrage pour la Revue Abibac.

Paul Maurice : Vous évoquez dans l’avant-propos de l’ouvrage votre lien à la Première Guerre mondiale, notamment par le biais littéraire et cinématographique des Croix de bois de Raymond Dorgelès. Vous évoquez également l’uchronie et l’ouvrage The Man in the High Castel de Philip K. Dick.

Pouvez-vous nous expliquer comment vous est venue l’idée d’une uchronie sur la Première Guerre mondiale ?

Xavier Delacroix : Ce projet a une genèse multiple. Tout d’abord, car la Première Guerre mondiale est l’événement historique déterminant du XXe siècle, sans elle, le XXe siècle n’aurait pas existé tel que nous l’avons connu. La Première Guerre mondiale a également une résonance particulière pour moi, car j’ai un grand-père qui a été occulté de la mémoire familiale et qui avait eu un rôle important durant la Guerre, ce qui a accru mon intérêt pour celle-ci. 

Pourquoi une uchronie ? Tout d’abord grâce à une lecture de jeunesse, celle du livre de Roger Caillois, Ponce Pilate (1961), dans lequel il imagine que ce dernier a fait libérer Jésus, et donc que le christianisme n’aurait pas existé. J’ai trouvé cette idée formidable, l’idée que l’Histoire ne tient pas à grand-chose et que l’on peut se dégager du déterminisme des événements.

Par ailleurs, la question des commémorations depuis quatre ans m’a fait réfléchir sur la relation de la France à son passé. Notre pays regarde souvent son avancée dans le monde dans un rétroviseur. Cette « commémorationite aiguë » m’a amené à penser que les commentateurs de l’Histoire ont la fâcheuse tendance à une justification systématique des événements ex post. J’aime beaucoup cette phrase de Nicolas Gomez Davila qui dit que « le plus ironique dans l’Histoire c’est que prévoir soit si difficile et avoir prévu si évident ».

Enfin le livre a pour objectif de remettre en cause l’ordre des choses et d’amener  le lecteur à s’interroger sur la grande Histoire, mais aussi sur sa propre histoire, sur l’Histoire à hauteur d’Homme. Il s’agit d’instiller un doute dans l’esprit du lecteur, de remettre la part de hasard dans l’Histoire, de suggérer le point d’interrogation plutôt que le point d’exclamation. Je crois que le destin est le nom que les angoissés donnent au hasard.

P. M. : Sept historiens et cinq romanciers ont contribué à cet ouvrage. Comment avez-vous dirigé ce travail collectif ?

X. D. : J’ai commencé avec Stéphane Audoin-Rouzeau. Il m’a raconté comment la Guerre de 1914-1918 aurait pu ne pas avoir lieu. Le plan Schlieffen de l’état-major allemand a été mal appliqué. Les Allemands devaient contourner Paris par l’Est et ils sont allés trop loin à l’Ouest. Lorsqu’il l’a appris, le quartier général allemand, situé alors au Luxembourg, ordonne le changement de direction, vers Meaux et Coulommiers. Mais le temps que l’information arrive, les Français ont eu le temps de réagir et de contre-attaquer. Toute cette histoire s’est jouée à très peu de choses, si le plan Schlieffen avait été correctement appliqué, tel que prévu, les Allemands seraient passés, auraient cassé la ligne de front et auraient atteint Paris une semaine plus tard. La Guerre de 1914 aurait été une « super guerre de 1870 », la perte tragique de 400 000 hommes, mais elle aurait été terminée en moins de trois mois. 

À partir de là, Stéphane Audoin-Rouzeau et moi avons choisi des historiens avec une notoriété et une assise intellectuelle inattaquable pour bâtir cette uchronie qui est un genre très apprécié dans l’univers anglo-saxon mais regardé avec défiance en France. La trame était simple, il s’agissait d’avancer les événements de quatre ans, la fin de la guerre en 1914 et le traité de paix en 1915, en inversant les protagonistes. Il fallait également couvrir le champ géographique et ce fut donc Christian Ingrao pour l’espace germanique, Robert Frank pour le Royaume-Uni, Pascal Ory pour l’histoire culturelle, Sophie Cœuré pour la Russie et Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou pour les espaces asiatique et africain. Nous nous rencontrions tous les trois mois, depuis le début de l’écriture au printemps 2017. Chacun travaillait sur une trame concernant son aire géographique et échangeait avec les autres, ce qui provoquait parfois des débats très animés !

Les romanciers que j’ai contactés ont été séduits par l’idée. Ils devaient écrire une nouvelle sur les années 1920 et 1930, avec la seule consigne que la France avait perdu la guerre qui n’avait pas eu le temps d’être mondiale ! Ils n’ont pas lu les textes des historiens, ne se connaissaient pas et ont travaillé chacun de leur côté. 

P. M. : Dans cette uchronie, la Russie ne connait pas le basculement de la Révolution bolchévique et continue son ouverture européenne. Est-ce que vous vous êtes inspiré, directement ou indirectement, de l’actualité récente des Relations internationales pour définir la place de la Russie dans l’uchronie.

X. D. : Sophie Cœuré a vraiment décidé seule, même si elle en a parlé avec les autres historiens, pour être cohérente avec eux. Elle aurait pu imaginer une Russie devenant bolchévique, en dépit de la victoire de l’Allemagne, mais elle a fait le choix d’une Russie social-démocrate dirigée par Kerenski. Elle est donc partie sur une évolution plausible de la Russie dans cette configuration.

On s’aperçoit que même en essayant d’échapper à l’histoire, elle nous rattrape. On échappe à l’histoire en disant que ce sont les Allemands qui gagnent, mais il y a néanmoins une tonalité empreinte de l’histoire réelle du XXe siècle. Par exemple, pour la France vaincue, il y a un gouvernement en exil qui ne va pas en Algérie comme en 1940, mais en Tunisie. Les historiens restent influencés par ce qui s’est passé durant la Seconde Guerre mondiale et par la construction européenne comme réponse aux défaillances de 1940-1945. Il y a donc une réelle difficulté à échapper aux « contraintes » du réellement advenu, à la vérité du XXe siècle.

P. M. : Avec la victoire de l’Allemagne en 1914, quelle est la place des relations franco-allemandes dans ce XXe siècle alternatif ?

X. D. : On peut imaginer une gigantesque parenthèse entre 1914 et 1945 et on retrouve dans les années 1950, avant même le traité de l’Elysée, quelque chose qui existait en 1870. Reste la question de l’Alsace-Moselle, à propos de laquelle nous imaginons dans L’Autre Siècle un référendum au cours duquel les Alsaciens décident de rester dans le Reich. Avec cette forme de grande parenthèse, 1914-1945 n’existe pas et on retrouve ce qui s’est passé dans les années 1950-1970, sans la question de la réconciliation franco-allemande. Encore que si l’on imagine une parenthèse plus vaste, entre 1871 et 1945, avec une Allemagne qui a fait son unité aux dépends de la France, on va vers une réconciliation et une Europe intégrée. Pour résumer, l’uchronie que j’ai construite c’est le XXe siècle, le tragique en moins.


Entretien avec Emmanuel Hondré Le franco-allemand vu de la Philharmonie de Paris

Emmanuel Hondré est directeur du Département concerts et spectacles – Philharmonie de Paris / Cité de la musique

 Entretien réalisé par Xavier de Glowczewski, président de l’association Réseau Abibac

Xavier de Glowczewski : Pourriez-vous expliciter pour nos lectrices et nos lecteurs vos missions au sein de la Philharmonie ?

Emmanuel Hondré : Je programme environ 500 concerts par année, dans ce que nous appelons dans notre jargon une « saison » : ces concerts font appel à tous les genres de musique (classique, jazz, musiques du monde, pop, électro, contemporain), à tous les types de publics… Mon travail consiste à choisir les artistes et à élaborer des projets avec eux, puis ensuite négocier et produire ces concerts. Mais l’essentiel réside surtout dans l’esprit de ces concerts : chacun à leur manière envisage de dire quelque chose sur les liens qu’entretient la musique avec la société, de manière à montrer que la musique est un art vivant, actuel, en résonance avec son époque.

X. de G. : Récemment, la Philharmonie a accueilli Jean-François Zygel dans le cadre du centenaire de la Première Guerre mondiale. Il a improvisé au piano sur un film de 1919 de Lucien Le Saint et Camille Sauvageot. Financée par le mécène Albert Kahn, une équipe s’est à l’époque embarquée à bord d’un dirigeable pour filmer du ciel les traces des bombardements, des tranchées, des stigmates de la guerre. On y découvre vu du ciel la ligne de front de Newport en Belgique à Reims… Quelle importance attachez-vous à ce centenaire ? Pourquoi était-ce important pour la Philharmonie d’accueillir cet événement ?

E. H. : Dès que Joseph Zimet, le Directeur de la Mission du Centenaire, m’a parlé de cette idée d’un contrepoint entre un piano solo et des images d’archives filmées depuis un dirigeable pour montrer les cicatrices des champs de bataille, j’ai trouvé l’idée très forte. Jean-François Zygel devait se charger en fait d’une improvisation « travaillée comme il le fait toujours, c’est-à-dire une improvisation qui se nourrit d’essais sonores et de motifs ou de rythmes élaborés en amont pour donner à l’ensemble une réelle forme. Sans la musique, le film peut rester réellement muet et manquer de force ; alors qu’avec la musique de Jean-François, les stigmates des combats prennent un aspect presque abstrait… alors que les désastres filmés sont bien réels, palpables.

D’une manière plus générale, ce projet s’inscrivait dans une série de concerts qui constituaient une sorte de festival. A chaque fois, les projets musicaux que j’ai choisis évoquent le premier conflit mondial sans prendre parti, avec l’œil d’un artiste qui passe au premier plan et qui laisse l’idée de paix l’emporter sur la tentation de célébrer une victoire. Personne n’a remporté cette Grande Guerre. Surtout pas les artistes qui ont vécu de près ce conflit, ni ceux d’aujourd’hui qui sentent toujours que la guerre ne peut qu’apporter le silence et la mort. C’est la propagande qui célèbre la guerre. Pas les artistes. Il est d’ailleurs frappant de sentir dans toute l’Europe un élan créateur absolument incroyable avant la Première Guerre, alors que pendant le conflit la noirceur et le désespoir l’emportent, et qu’après l’armistice, la qualité des œuvres produites met plusieurs années avant de reprendre des forces. C’est en fait l’idée de paix qui a le plus mobilisé les artistes, et cela résonne encore très fortement aujourd’hui. Presque aucun artiste n’a célébré de lui-même les combats…

X. de G. : Votre institution a-t-elle des liens particuliers avec l’Allemagne ?

E. H. : La Philharmonie de Paris a, depuis la fondation de la Cité de la musique en 1995, entretenu des liens très forts avec l’Allemagne : historiquement, politiquement, socialement, musicalement… A l’image de la construction européenne, nos deux pays se sont immédiatement soutenus pour créer un monde nouveau, dans le sillage de Pierre Boulez qui, immédiatement après-guerre, est allé en Allemagne établir les bases d’une Europe musicale moderne, dans des lieux comme Darmstadt ou Donaueschingen qui avait fait le pari de bâtir une nouvelle civilisation sur les ruines de l’ancien monde. Paradoxalement, c’est entre l’Allemagne et la France que les liens musicaux ont été les plus forts, comme les deux pôles contraires d’aimants qui se repoussaient tout en ayant besoin l’un de l’autre. Il faut dire aussi que le niveau des orchestres germaniques est toujours très impressionnant aujourd’hui ; tout comme le niveau de la création musicale et de la recherche sonore en France fascine les Allemands.

X. de G. : Dans l’organisation des concerts, quelle place tient la musique allemande ?

E. H. : Le répertoire germanique est constamment présent, car il est central à beaucoup de période de l’histoire de la musique. Mais il faut aussi en montrer les aspects variés et s’échapper du cliché que l’on peut en avoir. La musique allemande ne se résume pas à Bach, Beethoven et Wagner. Il y a aussi Bernd Alois Zimmermann, Wolfgang Rihm, Georg Friedrich Telemann, Clara Schumann, Paul Hindemith, Max Reger…

X. de G. : Une question pratique : si des professeurs, y compris d’Allemagne, désirent amener leurs élèves un concert à la Philharmonie, est-ce difficile ? Y a-t-il une politique de la Philharmonie sur ce sujet ?

E. H. : La Philharmonie a une politique volontariste pour accompagner au mieux les jeunes, c’est une préoccupation centrale. Nous organisons pour le début de chaque saison une journée spécialement consacrée aux professeurs qui peuvent ainsi rencontrer nos équipes de vente pour être conseillé sur les formules, les parcours, les prix spéciaux, les partenariats possibles avec leur établissement…Par exemple pour les groupes scolaires, il y a les concerts en temps scolaire qui ne coûtent que 5 euros par élèves. Pour les jeunes de moins de 28 ans, il y a aussi des tarifs très avantageux : la Philharmonie est moins chère que le cinéma ! A partir de 10 euros la place et même 8 euros dans le cadre d’un abonnement jeune

X. de G. : J’aimerais, si vous le voulez bien, terminer notre entretien sur une note plus personnelle. Quels messages voudriez-vous faire passer aux jeunes qui aujourd’hui sont en Abibac et ont fait le choix du franco-allemand ?

E. H. : Plus que jamais, au moment où l’on célèbre le centenaire de la fin de la Grande Guerre, les liens entre l’Allemagne et la France sont indispensables à faire vivre au quotidien, pour échapper aux incompréhensions, pour continuer à connaître mutuellement nos cultures, pour s’enrichir de nos différences, pour réaliser ce que nous avons en commun. Les clichés sont la pire des choses : c’est le terreau du nationalisme. Pour comprendre pourquoi nous pouvons faire des choses ensemble, la culture joue un rôle central : car elle est faite de plaisir sensible, de danse, de joie, d’expériences collectives, de savoirs… La musique est l’art de l’abstraction et du sensible réuni. Elle contribue à faire des êtres riches et respectueux.

Entretien avec Boris Grésillon Musique et géographie

Professeur de géographie à l’université d’Aix–Marseille, chercheur associé au Centre Marc Bloch et à l´université Humboldt (chaire de géographie sociale et culturelle), Boris Grésillon a récemment publié Géographie de l’art. Ville et création artistique (Economica – Anthropos, Paris, 2014). Vous pouvez retrouver ses analyses sur son blog : https://www.liberation.fr/auteur/5351-boris-gresillon

Entretien réalisé par Jonathan Gaquère, directeur de publication de la Revue Abibac

Jonathan Gaquère : La géographie et la musique semblent de prime abord éloignées. Quelles sont selon vous les relations entre la géographie et la musique ?

Pendant très longtemps, la géographie ignorait la musique. Science de la terre et des paysages, la géographie n’avait pas à se préoccuper des arts. Mais avec l’avènement de la postmodernité dans les années 1980 / 1990, tout est devenu sujet à analyse, et la géographie s’est mise à s’intéresser à l’environnement, à la politique, aux religions, à la culture et à la musique. Dans quels sens ? Tout d’abord dans un sens ethnogéographique : il s’agit d’étudier telle tradition musicale de telle communauté dans telle région du monde. Dans les années 2000, les géographes Claire Guiu (2007) et Yves Raibaud (2009) ont dirigé des numéros de revue ou des livres pionniers allant dans le sens de l’ethnogéographie de la musique. Ensuite, mais de manière plus exploratoire, la géographie de la musique est mobilisée dans l’étude des villes. Cela peut être par exemple l’étude de la scène des musiques électroniques à Toulouse (Samuel Balti, 2012) ou la façon dont la matière musicale et la matière urbaine interagissent pour faire émerger une ambiance spécifique à tel ou tel quartier (cf. punk à Berlin-Kreuzberg dans les années 1970, Grésillon, 2002). Globalement, les relations entre géographie et musique sont très fécondes et elles sont loin d’avoir été toutes inventoriées.

D’un point de vue… géographique, il est curieux de constater que la plupart des géographes français qui s’intéressent de près à la musique exercent dans les universités du littoral atlantique, à Bordeaux et Nantes notamment. Peut-être qu’une école de la géographie de la musique serait en train de naître à l’Ouest de la France, là où la géographie sociale a toujours été en force ?

J.G. : Vous avez mis en avant en 2002 dans Berlin, métropole culturelle le rôle de la musique dans la métropolité croissante de Berlin. Que pensez-vous aujourd’hui du rôle de la musique dans l’agglomération berlinoise ?

Ce rôle est fondamental. Comment comprendre le Berlin(Ouest) des années 1970 sans le punk et le mouvement « no future », sans Nina Hagen et son premier album rageur enregistré à Berlin-Kreuzberg et sorti en 1978 ? Comment comprendre le Berlin des années 1990 sans la techno ? Comment comprendre le Berlin d’aujourd’hui sans prendre en compte la scène des musiques électroniques, qui structure véritablement la géographie nocturne de Berlin, qui attire des milliers de touristes du monde entier chaque année (non sans tensions avec les habitants) et qui génère une véritable économie ? Ce seul exemple montre bien que tout est lié : l’essor d’une scène musicale réputée (cf. « sound of Berlin »), des retombées importantes pour la ville, notamment en termes d’image, une aura internationale et finalement un caractère métropolitain accru. Mais on pourrait faire la même démonstration avec la musique classique, un secteur où Berlin excelle également : aucune autre ville au monde peut se prévaloir de disposer de trois opéras, neuf orchestres symphoniques, de chefs d’orchestre aussi prestigieux que Daniel Barenboim, Sir Simon Rattle ou Kirill Petrenko, de deux choeurs et orchestres radiophoniques ou encore de 880 chorales professionnelles et amateur ; sans compter la densité des équipements de quartier, type écoles de musique ou conservatoires d’arrondissement. Tout ceci structure profondément la ville et lui permet de retrouver non seulement son statut de métropole culturelle mais aussi son rang de « Weltstadt » (ville-monde), principalement par la culture, plus que par l’économie ou la politique, ce qui est exceptionnel.

J.G. : Un « tournant émotionnel » marque actuellement les sciences sociales et succède au « tournant culturel » des années 1990. Pourriez-vous nous donner des exemples permettant de comprendre ces notions ? Quel regard portez-vous sur cette évolution au sein de la géographie ?

Cette évolution est intéressante et la géographie n’échappe pas à la règle, mais il faut néanmoins garder quelques éléments à l’esprit. D’une part, ces courants nouveaux correspondent aussi à des modes ; ils ne sont pas tous amenés à durer. D’autre part, ces « tournants » récents viennent s’ajouter à d’autres un peu plus anciens, comme le « tournant linguistique » ou le « tournant spatial » (qui nous concerne directement) et ils viennent tous du monde anglo-saxon. Ce sont donc des importations d’un mode de pensée postmoderne plaqué avec plus ou moins de bonheur sur les modes de pensée et les réalités des pays issus d’autres aires culturelles et géographiques, comme les pays latins par exemple. En géographie culturelle, en France, le géographe Paul Claval a joué un rôle clé de passeur entre la « New Cultural Geography » anglo-saxonne et la géographie humaine sensible aux faits de culture. Cela a donné lieu à l’éclosion d’un nouveau courant (la géographie culturelle), une nouvelle revue (Géographie et cultures) et de nouveaux livres et manuels (Claval, 2003). Mais qu’en aurait-il été si la géographie culturelle française s’était nourrie à d’autres sources, si elle avait par exemple plus dialogué avec sa consoeur italienne, très orientée vers la protection du patrimoine, ou avec son homologue germanique, volontiers tournée vers les concepts et la théorie ?

Finalement, on peut retenir du tournant culturel des années 1990-2000 qu’il aura permis d’ouvrir énormément le champ de la géographie humaine à « la culture » entendue au sens large du terme (cf. Claval), c’est-à-dire non seulement au sens classique de productions artistiques, littéraires et esthétiques, mais aussi au sens sociologique (cf. étude des acteurs culturels) et anthropologique de manières de vivre (cf. la « Way of life » des Anglosaxons), de se comporter en société, de parler, de croire (en un dieu par exemple), etc. C’est son principal mérite… et son principal défaut : à force de tout embrasser, la « culture » des géographes culturels finit par se diluer en un grand tout aux contours un peu flou.

Le « tournant émotionnel » des années 2000-2010 ne déroge pas à la règle de départ : il correspond au « emotional turn  » des Anglo-Américains, apparu dans les années 1990-2000. Disons tout de suite qu’il n’est pas de même ampleur que le tournant culturel. Autant le tournant culturel a concerné une bonne partie des chercheurs en sciences sociales s’intéressant à la culture, autant le « tournant émotionnel » est beaucoup plus confidentiel. Il n’en est pas moins très intéressant, pour les géographes comme pour les autres chercheurs en sciences sociales. En gros, ce courant revendique de faire une place aux émotions du chercheur dans les analyses de celui-ci. Jusque-là, tous les chercheurs retenaient leurs émotions éprouvées pourtant sur des terrains parfois difficiles (contextes de guerre, de danger, etc.). Par pudeur et par convention, ils ne parlaient jamais de leurs émotions ni de leur ressenti dans leurs travaux scientifiques (sauf quelques ethnologues). Le tournant émotionnel, lui, plaide pour la prise en compte des émotions du chercheur jusques-et y compris dans ses publications, afin de les rendre moins objectives et plus incarnées. En France, la géographe Pauline Guinard porte ce courant, qu’elle a récemment tenté de formaliser (2016) Pour ma part, je plaide aussi pour cette voie, qui se marie parfaitement avec la géographie de l’art telle que je l’envisage (Grésillon, 2014). A partir du moment où, lors d’un concert ou d’un vernissage, on est assailli par une émotion qui change notre regard sur l’oeuvre, sur l’artiste ou sur le contexte culturel urbain, pourquoi la taire ? Pourquoi, au contraire, ne pas tenter de l’intégrer, comme matériau de recherche parmi d’autres, à l’analyse (de tel équipement culturel, ou de tel groupe d’acteurs ou encore de telle ville). Le grand géographe français Marcel Roncayolo, qui vient hélas de nous quitter, n’aurait certainement rien eu contre le fait d’intégrer cette donnée aux « grammaires d’une ville » qu’il savait si bien mobiliser (Roncayolo, 1996).

J.G. : En quoi l’étude géographique de la musique peut-elle permettre de renouveler l’enseignement de la géographie au lycée ? Auriez-vous des pistes de réflexion à suggérer à nos collègues des sections Abibac ?

Je n’irai pas jusqu’à dire que la géographie de la musique peut, à elle seule, renouveler l’enseignement de la géographie au lycée. En revanche, la géographie culturelle dans son ensemble peut le faire. Pour cela, il faut et il suffit que l’enseignant-e ait un peu de temps et qu’il/elle soit sensible aux faits de culture, à l’art sous toutes ses formes et sous toutes ses manifestations géographiques : théâtres, salles de concert, musées, galeries, lieux de culte, cinémas, clubs et discothèques, etc. Avec mes étudiants, je montre que l’entrée culturelle, pour l’étude de la ville, est aussi légitime que les « entrées » classiques de la géographie urbaine : histoire urbaine, démographie, transports et mobilité, économie, etc. Il s’agit donc de la valoriser – en association avec les autres entrées, qui restent indispensables.

L’approche émotionnelle est également intéressante d’un point de vue pédagogique. En association avec l’enseignant-e de français ou de musique, on peut emmener les élèves au théâtre ou au concert, non pas pour « consommer » une pièce mais pour être actifs : dans un carnet de terrain, ils noteront les émotions qu’ils ont ressenti lors de la pièce / du concert, ainsi que l’ambiance dans le hall, la salle de spectacle, au bar. Comment le public leur est-il apparu ? L’ambiance était-elle froide ou chaleureuse, etc. ? Ainsi, les élèves vont petit à petit apprendre à verbaliser leurs émotions.

Pour revenir à la géographie de la musique en Abibac, je suis persuadé qu’il y a là un gisement à exploiter. 1. Par exemple, pour faire comprendre aux élèves les différences culturelles qui existent entre la France et l’Allemagne : pourquoi il existe toujours des nuances entre les grands courants musicaux (cf. rock français / « Krautrock » allemand ; punk-rock français / punk dur allemand ; techno soft française / techno métallique et industrielle allemande, etc…). 2. Comment, dans les grandes villes françaises et allemandes, une véritable scène musicale s’est développée qui renouvelle à la fois la géographie nocturne et touristique des villes en question et la recherche urbaine en géographie-aménagement ?

J.G. : Vous êtes chercheur associé au centre Marc Bloch et à l’université Humboldt de Berlin, quel regard portez-vous sur la coopération universitaire franco-allemande ?

Hormis ces deux vénérables institutions, j’ai également eu la chance de travailler pendant deux ans à l’ambassade de France de Berlin en tant qu’Attaché universitaire. A ce titre, j’étais chargé de promouvoir les relations universitaires entre nos deux pays. Ma première grande surprise a été de constater à quel point ces échanges universitaires (mais aussi scolaires ou de recherche) étaient denses. Le tissu de relations universitaires entre la France et l’Allemagne est unique au monde ! Personne, je crois, n’en a réellement idée. Il n’y a pas une université allemande, si petite soit-elle, qui ne dispose pas d’au moins un programme d’échanges Erasmus avec une université française. Et souvent c’est beaucoup plus ! Idem en ce qui concerne la recherche : il existe de multiples institutions et partenariats entre chercheurs des deux côtés du Rhin.

Le danger ne réside donc pas dans la quantité ni dans la qualité des liens académiques entre les deux pays, mais il réside dans la perte d’influence de leur langue. Le français et plus encore l’allemand, en tant que langues scientifiques et langues pratiquées à l’université, sont en net recul par rapport à l’anglais. Dans ma discipline, la géographie, je constate avec effarement que mes collègues allemands sacrifient leur langue sur l’autel du « globish » – qu’ils maîtrisent au demeurant bien mieux que nous. Cette évolution vers une langue unique me préoccupe beaucoup, car en science sociale, la langue est bien plus qu’un simple véhicule pour la pensée. Elle modèle la pensée elle-même. Ceci est donc un appel : amis et collègues de l’Abibac, surtout continuez à faire vivre haut et fort la langue de Goethe et à le faire savoir de l’autre côté du Rhin ! Empêchez vos élèves de céder trop tôt aux sirènes de l’anglais !

Indications bibliographiques :

– Balti, Samuel, 2012, La territorialisation des musiques amplifiées à Toulouse : lecture renouvelée des dynamiques urbaines, Thèse de dotorat, Toulouse 2

– Claval, Paul, 2003, Géographie culturelle, Paris, Armand Colin

– Grésillon, Boris, 2002, Berlin métropole culturelle, Paris, Belin

– Grésillon, Boris, 2014, Géographie de l’art, Paris, Economica-Anthropos

– Guinard, Pauline et Tratnjek, Bénédicte, 2016, « Géographies, géographes et émotions », in Carnets de géographes, n°9-2016

– Guiu, Claire (dir.), 2007, « Géographie et musique, quelles perspectives ? », numéro spécial de la revue Géographie et cultures, n° 59, mai 2007

– Raibaud, Yves (dir.), 2009, Comment la musique vient au territoire, Pessac, MSHA

– Roncayolo, Marcel, 1996, Les grammaires d’une ville, Paris, Ed. de l’EHES

Ein Gespräch mit Leoni Keskinkılıç. Die „Europäisierung“ rechter Nationalparteien. Narrative von dem Rassemblement national und der Alternative für Deutschland.

Leoni Keskinkılıç ist Sozialwissenschaftlerin und Ethnologin. Sie arbeitet an der Humboldt-Universität zu Berlin und forscht zu sozialer Ungleichheit, Migration, Europäisierung, Grenzregime sowie Postkolonialer und Feministischer Theorie.

Entretien mené par Morwenna Coquelin[1]

Revue Abibac : Sie interessieren sich für die Diskurse zweier rechtsextremistischer Parteien – der Alternative für Deutschland (AfD) und des Rassemblement national (RN). Wie und warum sind Sie zu diesem Thema gekommen?

L. K.: Seit die AfD nach ihrer Gründung im Jahr 2013 zunehmend Wähler*innen für sich gewinnt und 2017 mit 12,6 Prozent in den Deutschen Bundestag einzog, machte sich in weiten Teilen der Bevölkerung Entsetzen und Erstaunen breit: Wie ist das möglich? Als Sozialwissenschaftlerin und Ethnologin beschäftige ich mich mit Fragen zur Geschichte und Aktualität von Nation und Europa und welche Rolle Heterogenität und Migration darin einnehmen. Im Zuge dieser Auseinandersetzung wollte ich der Frage nachgehen, inwiefern es gar keine so große Überraschung ist, dass Parteien, die stark vereinheitlichende und hierarchisierende Verständnisse von Kultur, Religion und Nation vertreten, Zuspruch erhalten. So stellte die These auf, dass sowohl der RN als auch die AfD zunehmend gewählt werden und politikfähig sind, da ihre parteipolitischen Perspektiven nicht (ausschließlich) über rechte Randerzählungen artikuliert werden, sondern an dominanten Sicht- und Denkweisen, die tief in der Gesellschaft verankert sind, anknüpfen. Meine zweite These lautete, dass das Erstarken und die Bündnisschließung rechter Nationalparteien die Normalisierung und Durchsetzung nationalistischer Forderungen vorantreiben und das Feld des Sag- und Machbaren in ganz Europa auf dramatische Weise verschieben.

Der Vergleich der AfD mit dem RN war dann in zweierlei Hinsicht interessant: Zum einen ist der RN anders als die AfD keine junge Partei, sondern wurde bereits 1972 gegründet und galt damals mit offen antisemitischen, rassistischen Äußerungen und autoritären, nationalistischen Gesellschaftsbildern explizit als rechtsextremistisch. Seit Marine Le Pen an der Parteispitze ist, wird die Partei jedoch anschlussfähiger und ist ein ernstzunehmendes Beispiel dafür, wie sich eine rechtsextreme Partei einen Weg vom Rand ins Zentrum der Politik zu bahnen vermag. Der zweite interessante Aspekt ist die Kooperation zwischen der AfD und dem RN: Beide Parteien sind Gründungsmitglied der EU-Fraktion „Identität und Demokratie“ und unterstützen gegenseitig ihre politischen Visionen. Neben den Fragen nach der Anschlussfähigkeit der Parteien auf nationaler Ebene, stellte sich mir also auch die Frage, inwieweit eine „Europäisierung“ rechter Nationalparteien stattfindet und welche Konsequenzen das für ihren Handlungsspielraum hat. Es sind Fragen, die höchst relevant sind, gerade in einer Zeit, in der oft mit Ohnmacht und Uneinigkeit dabei zugeschaut wird, wie sich diese Parteien europaweit weiter etablieren.

R.A.: Die heutige Welt kennzeichnet sich durch die Macht der Bilder und durch kurze, schlagende Formeln – Twitter und viele andere schnell lesbare und leicht teilbare Medien. Das Storytelling prägt auch seit den 90er Jahren die Kommunikation. Ihre Arbeit zeigt dagegen die Wichtigkeit, die Diskurse in einen sozialen und politischen Kontext zu ordnen, sowohl als in die Geschichte der politischen Themen und Wörter. Können Sie mehr darüber erklären, besonders für unsere Schüler*innen, die künftige Wählerschaft, teilweise schon politisch engagiert?

L. K : Medien wie Twitter und Facebook sind wichtige Plattformen, um sich zu informieren, zu vernetzen, zu solidarisieren oder Widerstand zu leisten. Gleichzeitig dürfen wir nicht vergessen, dass die darin zirkulierenden Bilder und Wörter politische Bedeutungen haben und unterschiedliche Effekte bewirken – je nachdem, wer es verbreitet oder liest. Bilder und Wörter beeinflussen Wahrnehmungen, Vorstellungen und Handlungen. Sie können nicht nur verletzen oder bestärken, sondern auch Benachteiligung oder Bevorzugung schüren und Ungleichheit erzeugen.

Wenn die AfD und der RN beispielsweise Wahlslogans verbreiten wie „Mut zu Deutschland!“ oder „Weder rechts noch links – französisch!“, dann muss ich mir zum Beispiel als weiße Französin oder Deutsche keine Sorgen machen, dass ich nicht dazugehöre. Muslimischen Franzosen oder Deutschen stellt sich aber die Frage, welchen Platz sie in diesem Frankreich oder Deutschland bekämen, in dem sie schon jetzt mit Diskriminierung und Ausschluss zu kämpfen haben. Bilder und Wörter, die Muslim*innen und andere nicht-weiße Gesellschaftsmitglieder angreifen, können an den privilegierten Weißen leicht vorbeiziehen. Vertreter*innen der Postkolonialen Theorie wie Edward Said, Stuart Hall und Gayatri C. Spivak lehren uns dagegen, die Stimmen und Perspektiven der Marginalisierten ins Zentrum zu setzen, um über ihr Wissen die Gesellschaft verstehen zu lernen und Ungleichheit und Ungerechtigkeit zu erkennen und zu überwinden. Eine Gesellschaft der Gleichheit und Gleichberechtigung mitzugestalten bedeutet also, eine Bereitschaft zu entwickeln, sich kritisch mit Bildern und Wörtern und ihrem Verhältnis zu Macht und Gewalt auseinanderzusetzen und rassistische Aussagen und Handlungen offen zu verurteilen. Und auch wenn es manchmal gar nicht so einfach erscheint, zu entschlüsseln, welche Bedeutung Wörter und Bilder transportieren sind Bemühungen, dem auf die Spur zu gehen, von existenzieller Bedeutung.

R.A.: Obwohl man spontan denken könnte, dass „Europa“ den nationalistischen Diskurs eher widerspricht, zeigen Sie, dass dieser Begriff mehr und mehr auf das Spiel gestellt wird. Wie nehmen Parteien wie die AfD oder der RN „Europa“ in Beschlag? Wie verbinden sie „Europa“ und „Nation“?

L. K: Die Nation steht klar im Vordergrund. Dennoch bekräftigen beide Partien, nicht „anti-europäisch“ zu denken. Le Pen erklärt etwa: „Ich bin Europäerin, ich glaube an […] ein Europa der Kooperation, das des Airbus und der Ariane“. Beide Parteien befürworten eine „partnerschaftliche Zusammenarbeit“, wenn um wohlstands- und wachstumsversprechenden Projekte geht. Sie sprechen sich aber gegen eine die Nation ersetzende europäische Identität aus.

Kultur, Sprache und Identität sollen „nationale Angelegenheit“ bleiben. Schauen wir aber genauer hin, stellt Europa als „Ideengemeinschaft“ durchaus einen signifikanten Referenzpunkt für ihre Kultur- und Identitätskonstruktionen dar: Sie berufen sich einerseits auf die „europäische Moderne“ und „zivilisatorischen Errungenschaften“, die Freiheit und Gleichheit hervorbrächten, und andererseits auf das Ende von Unfreiheit, Ungleichheit und Sklaverei, das das Resultat der „christlich-humanistischen Kultur der europäischen Völker“ sei, so die AfD in ihrem Wahlprogramm 2017. Und eben diese „europäischen“ Werte befinden sich laut AfD und RN heute in der Krise, bedroht durch Islam und Einwanderung. Um die Gefahren ‚von außen’ zu bekämpfen, fordern sie den Wiederaufbau von nationalen Grenzkontrollen, die drastische Einschränkung von Einwanderung und Staatsbürgerschaftsvergabe und die Ausweitung von Verboten, Kontrollen und Strafen – und das auf nationaler Ebene, aber europaweit.

Beide Parteien sichern und begrenzen also ihre nationalen „Identifikationsräume“ und ordnen sich zugleich in ein Narrativ des Europäischen ein. Sie beanspruchen, eine „Zivilisationsgeschichte“ zu repräsentieren, mit der sie ihre angestrebte kulturelle und politische Dominanz zu rechtfertigen versuchen.

R.A.: Was meint „Europa“ für diese Parteien? Welches „Europa“ bilden ihre Diskurse? Nützen sie diesen Begriff nur, um „die Anderen“ – momentan meistens die Muslim*innen – zu stigmatisieren?

L. K: Aus den Diskursen der AfD und des RN resultieren zwei wesentliche Bilder: Zum einen das Feindbild Islam und zum anderen das Idealbild Europa. Beide sind tief in historisch tradierten Wissensbeständen verankert.

Die Sozialpädagogin Iman Attia zeigt etwa in ihrem Buch „Die ‚westliche Kultur‘ und ihr Anderes“, dass sich Darstellungen des Islams als Bedrohung der Sicherheit und Kultur Europas an orientalistischen und antimuslimischen Bildern bedienen, die in die Zeit des Kolonialismus zurückgehen. Solche rassistischen Bilder werden von der AfD und dem RN genutzt und so kulturell und religiös umgedeutet, dass Stigmatisierungen und Ausschlüsse von Muslim*innen legitim und normal erscheinen.

Dieses Europa erzeugt aber nicht nur Ab- und Ausgrenzungen, denn im Spiegel von Fremd- und Feindbildern zeigt sich auch ein bestimmtes Selbstbild: Der Philosoph David T. Goldberg skizziert in seinem Aufsatz Racial Europeanization, wie die im Kolonialismus verstrickten Europäisierungsprozesse den „Europäer“ als weiß und christlich erzeugten und den „europäischen Bürger“ per se als aufgeklärt, human, tolerant, Gleichheits- und Freiheitsstrebend definierten. Im gleichen Zuge entwickelte sich die Vorstellung, dass diese Entwicklung vom „Rest“ der Welt abgekoppelt und Europa das alleinige Zentrum des Denkens und Handelns sei. Eine Ideologie, die auch als Eurozentrismus bezeichnet wird. Wenn die AfD und der RN von den „europäischen Völkern“ und ihrer „unveränderlichen Substanz“ sprechen, verbergen sich dahinter eben solche rassistischen und eurozentrischen Ideologien.

Beide Parteien unternehmen den Versuch, sich in eine Geschichte der „Expansion“ und „Entdeckung der Welt“ einzuschreiben, in der sie sich als Heimat der „Überlegenen“, „Retter“, „Erfinder“ und „Sieger“ der Welt quasi wiederentdecken. Hierbei ist auch auf das ambivalente Verhältnis der AfD und des RN zum Judentum und zur Erinnerung an den Holocaust hinzuweisen: Denn aus der Sicht beider Parteien nehmen das Gedenken an die Opfer des Nationalsozialismus und des Holocausts zu viel Raum in der nationalen Erinnerungskultur ein. Positive Referenzpunkte in der Geschichte würden in den Hintergrund gedrängt. Einen solchen Lichtblick finden sie wohl aber in der „europäischen Meistererzählung“ vom Fortschritt und Humanismus, die sich an Stärke und Macht orientiert.

Um ein solches ideologisch aufgeladenes Bild von Europa aufrechtzuerhalten, bedarf es wiederum impliziten und expliziten Abgrenzungen. Denn Selbst- und Fremdbild sind zutiefst voneinander abhängig: Wer ist also nicht Europäer*in und was ist nicht europäisch? Die Fremd- und Feindbilder des RN und der AfD sind flexibel und existieren gleichzeitig: Beide Parteien kulturalisieren, ethnisieren und nationalisieren Zugehörigkeit und europäisieren Werte wie Freiheit und Gleichheit auf eine Weise, dass jeglichen nicht-weißen Gesellschaftsmitgliedern wie Muslim*innen, Schwarzen, Rom*nja und Sinte*zza, Juden und Jüdinnen, keine „natürliche“ Daseinsberechtigung zukommt. Dieses Europa basiert auf einer rassifizierenden Logik, nach der Menschen aufgrund zugeschriebener kultureller und/oder religiöser Merkmale in Gruppen zusammengefasst, als nicht zugehörig erklärt und ausgeschlossen werden.

Schließlich beschwören der RN und die AfD ein Europa herauf, das durch Auslassungen und Abstraktionen auf einen einzigen Erzählstrang reduziert wird, der den Maßstab und die Bedingung von Zugehörigkeit, Kultur und Identität setzt. Dieses Europanarrativ ist insofern idealisierend und romantisierend, als dass jegliche Gewalt- und Ungleichheitsverhältnisse, migrantische Mitgestaltung, Kämpfe, Widerstände und Transformationskräfte der Vergangenheit und Gegenwart unsichtbar gemacht werden: Es verschleiert die Verbrechen Europas, die seit Beginn des Kolonialismus, des Imperialismus und der christlich motivierten Zivilisierungsmission die globale Ordnung prägen. Nicht erzählt wird, dass die europäischen Kolonialmächte über Jahrhunderte systematisch zahlreiche außereuropäische Gebiete besetzt, Menschen rassifiziert, unterdrückt, versklavt, ausgebeutet und ermordet haben und dass die Kirche eng mit der Kolonialmacht zusammenarbeitete. Auch die Tatsache, dass Europa immer schon durch Migration geprägt und von globalen Einflüssen mitgestaltet wurde, wird hier verdrängt. Sowohl innereuropäische Kriege, Konkurrenzen und Heterogenitäten als auch Unterdrückung, Ausgrenzung, Verfolgung, Vertreibung und Genozide werden ausgeblendet oder bagatellisiert.

Mit Blick auf dieses Erbe erhalten die hochgehaltenen „europäischen“ Werte der Gleichheit und Freiheit einen bitteren Beigeschmack – und das nicht erst seit den gegenwärtigen Menschenrechtsverletzungen an den Grenzen Europas und im Mittelmeer. Der eigene Machtverlust, Wohlstandsüberfluss und die eigenen Verbrechen sind aber nicht die Themen der AfD und des RN, sondern sie nutzen ein idealisiertes und exkludierendes Bild von Europa als Legitimationsgrundlage für nationalistische und rassistische Ideologien.

Um sich politisch durchzusetzen, haben sie auch schon eine geeignete Plattform auf EU-Ebene gefunden: Im Frühjahr 2019 gründeten die rechten Nationalparteien aus Deutschland, Frankreich, Belgien, Dänemark, Österreich, Italien, Finnland, Estland und Tschechien die Fraktion „Identität und Demokratie“, um gemeinsam die „Umwälzung auf dem politischen Spielfeld in Europa“ zu bewirken, wie es Le Pen formuliert. Die Fraktion ist derzeit fünft stärkste Kraft im Europäischen Parlament – so finden rechte Parteien europaweit zunehmend zu einer gemeinsamen Sprache, die sie dazu befähigt, politisch Einfluss zu nehmen und andere Parteien herauszufordern. Gegen das Erstarken rechter Parteien formiert sich aber auch Widerstand: Das European Forum of Progressive Forces will etwa ein Bündnis für ein soziales und solidarisches Europa stärken und den wachsenden Bedrohungen durch rechte Ideologien entgegenwirken. Um nationalistisch-eurozentrische Ideologien auszuhebeln, bleibt die entschiedene Zurückweisung von Ungerechtigkeit und Ungleichheit und die Hinwendung zur eigenen Verstrickung in solchen Ideologien ein notwendiger aber noch ausbleibender Schritt.

R.A.: Welche Unterschiede kann man zwischen den Diskursen der AfD und des RN sehen?

L. K: Unterschiede lassen sich vor allem in der Artikulationsweisen und der Themensetzung ausmachen: Während die AfD das „Feindbild Islam ins Zentrum ihrer Rhetorik stellt, spricht der RN primär vom „Volk“ und „den Franzosen“ – wobei das gleiche Feindbild implizit mitentworfen wird. Dass die nationalistischen Ideologien der AfD und des RN aus unterschiedlichen nationalen Bedingungen und Traditionen hervorgehen, wird an der Themensetzung deutlich: Der RN widmet sich neben Einwanderung explizit ökonomischen und sozialen Missständen und wirbt gezielt mit Sozialpolitik und linken Argumentationen wie „sozialer Gerechtigkeit“. Die AfD preist dagegen neoliberale und nationalkonservativ grundierte Gesellschafts- und Wirtschaftsvorstellungen an und umgeht Themen wie Armut und Wohlstand weitestgehend. In ihrem Fokus stehen Integration und „Leitkultur“. Doch trotz Unterschiede bekräftigt Le Pen, dass beide Parteien mehr verbindet als trennt.

Für weitere Analysen ist es relevant der Frage weiter nachzugehen, wie sich die lokalspezifischen Geschichts- und Erfahrungskontexte in Bezug auf Migration, Kolonialismus, Nationalsozialismus und Genozide wie auch das Verhältnis von Staat und Religion und die Rolle des Wohlfahrtsstaats sich auf die Themenschwerpunkte, Rhetorik und Diskurs-, Politik- und Bündnisfähigkeit rechter Parteien in Europa auswirken.

R.A.: Im Titel ihres Buches von 1988 verbinden É. Balibar und I. Wallenstein Rasse, Nation und soziale Schicht [Race, nation, classe, Übers. Michael Haupt, Ilse Utz: Rasse Klasse Nation. Ambivalente Identitäten. Argument, Hamburg 1990]. Der Begriff „Klasse“ scheint aber in den heutigen rechtsextremistischen Analysen und Lösungen fehlen.

L. K: Balibar und Wallenstein arbeiten in ihrem Buch den Zusammenhang zwischen „Rasse“, Rassismus und der Konstituierung von Klassen heraus. Die ökonomischen Verhältnisse spielen für die rechten Parteien eine nicht zu unterschätzende Rolle. Das Problem ungleicher Klassenverhältnisse greift Le Pen auch explizit auf: Sie will soziale Gerechtigkeit und Wohlstand „für alle“ garantieren und schlägt hierfür „nationale Präferenz“, das heißt die Bevorzugung von „Franzosen“ auf dem Arbeitsmarkt, vor. Wenn der RN dann soziale Gerechtigkeit und Wohlstand mit Innerer Sicherheit verknüpft, stellt sich wieder die Frage, wer die „Franzosen“ sind und vor wem sie beschützt und bevorzugt werden müssen? Nach den Terroranschlägen in Frankreich 2015 und 2016 gilt das Bedrohungspotenzial durch Einwanderung und Islam zunehmend als plausibel: Statistiken zeigen, dass über zwei Drittel der französischen Bevölkerung der Ansicht sind, es lebten zu viele Immigrant*innen in Frankreich und der RN weise die größte Problemlösungskompetenz auf. Die klassenübergreifende Wähler*innenschaft des RN vereint schließlich die Formel „Franzose zu sein“. Eine Formel, die sich über soziale Fragen und Widersprüche in Bezug auf Armut und soziale Gerechtigkeit zu stellen vermag. Und auch wenn die AfD nicht sozioökonomische Fragen in den Mittelpunkt stellt, zeigen Wahlanalysen, dass Themen wie Einkommen, Rente, soziale Sicherheit und Bildung eine große Rolle in der Wahlentscheidung spielen. Die Wähler*innen sind bereit, ihre eigene Existenz auf Kosten Anderer zu sichern. So zeigt sich eindrücklich, dass „Rasse“, Klasse und Nation eng miteinander verwoben sind. Für ein breiteres Verständnis der Anschlussfähigkeit rechter Parteien sind dahingehend weitere Analysen durchaus relevant.

R.A.: Die Förderung der Frauenrechte und der Gleichberichtigung zwischen Männern und Frauen scheint ebenso nur ein Vorwand sein, um den Islam zu stigmatisieren, der als frauenfeindlich dargestellt wird. Sind die Frauenrechte nur ein Instrument gegen eine verworfene Kultur?

L. K: Frauenrechte und Geschlechtergerechtigkeit sind wichtige Themen unserer Gesellschaft. Interessanterweise behaupten beide Parteien, einer Kultur abzustammen, in der die Gleichberechtigung der Geschlechter schon lange Status quo sei. Statistiken zeigen allerdings, dass sowohl in Deutschland als auch in Frankreich Gewalt gegen Frauen* weiterhin ein gesellschaftliches Problem sind. Das gleiche gilt für die geschlechtsspezifischen Lohnunterschiede und die allgemeine Diskriminierung von Frauen* auf dem Arbeitsmarkt. Vor diesem Hintergrund dient die idealisierte Darstellung der gleichgestellten Frau* zum Instrument der Stigmatisierung der Anderen beziehungsweise der Ablenkung vom Eigenen: Denn wenn ich ausschließlich andere für Sexismus verantwortlich und zur Quelle jeglicher (Gesellschafts-)Probleme mache, muss ich mich nicht meiner eigenen Verantwortung widmen. Und wieder gilt es, nicht zu übersehen, dass die Ethnisierung von geschlechtsbezogener Kriminalität, Gefahr und Unterdrückung auf gesellschaftlich tief verankerten und historisch weit zurückreichenden Diskursen basiert: Wenn der RN oder die AfD vor dem gefährlichen „muslimischen Mann“ warnen, vor dem „unsere freie und gleichgestellte Frau“ beschützt werden muss, dann knüpft es am sexualisierten Bild über die unterdrückte „orientalische Frau“ und die Angst vor dem „männlichen Islam“ an. Der Körper und die Rolle der weißen Frau werden für nationalistische Politik instrumentalisiert und müssen ungeachtet bestehender Ungleichheitsverhältnisse als Symbol der vermeintlich errungenen Freiheit und Gleichheit in unserer Gesellschaft herhalten.

R.A.: Wie interpretieren Sie die Situation in Frankreich um die Frage der Laïzität und des Schleiers, und die steigernde Verwirrung zwischen dem „espace public“ im Sinne des Gebietes des Staat, das neutral bleiben soll, und dem „espace public“ im Sinne eines gemeinsamen Raums, wie die Straßen, von dem immer mehr Menschen behaupten, dass er kein Ort der Sichtbarkeit der Religionen sein kann?

L. K: In Paris initiiert ein Politiker des RN ein Gesetzentwurf mit, das das Tragen des Kopftuches bei Schulausflügen verbieten soll, da es eine „Provokation“ darstelle. Während der Pariser Senat mehrheitlich für das Gesetz stimmt und der französische Bildungsminister Blanquer im gleichen Zuge das Kopftuch als per se „nicht wünschenswert“ erklärt, weist Präsident Macron den Gesetzentwurf entschieden zurück und warnt vor der Diskriminierung von Muslim*innen im öffentlichen Raum. Eine Umfrage zeigt aber, dass zwei Drittel der Franzosen ein solches Gesetz durchaus befürworten.

Die jüngste Debatte in Frankreich um das Tragen des Kopftuches im öffentlichem Räum muss ebenfalls machtkritisch auf seine historische Kontinuität betrachtet werden:

Der Islam repräsentiert historisch nicht nur einen Mangel (an Freiheit, Zivilisiertheit, Menschlichkeit, etc.), sondern wird zugleich einer doppelten Logik unterzogen: Im Bereich Religion wird der Islam als politische Ideologie diffamiert, im Kontext Säkularismus gilt er hingegen als hyperreligiös. So wird der Islam in Fragen nach der Trennung von Staat und Religion und der Definition des „Neutralen“ als gesondertes Problem verhandelt.

Neben der ambivalenten Einordnung des Islams muss hier der Blick auch auf die Frage nach dem „Recht auf Öffentlichkeit“ gerichtet werden: Was ist der öffentliche Raum, wer darf ihn mitgestalten, beanspruchen und regulieren und wer nicht? Die Mehrheit in Frankreich scheint ihre koloniale Expertise nicht aufgegeben zu haben: Was zur Kolonialzeit in den Kolonien an Verboten, Kontrollen und Segregation praktiziert wurde, wird heute im Inneren fortgeführt. Hier soll das das (vermeintlich) Differente aus der Sichtbarkeit, dem Öffentlichen und Gesellschaftlichen ins Private und Unsichtbare verdrängt werden. Die Frage, die sich weiter stellt, ist, ob sich irgendwann ein Status der Befriedigung und Beruhigung einstellen wird: Wann ist das „Unerwünschte“ ausreichend an den Rand gedrängt ist – und wie weit würde eine Gesellschaft dafür noch gehen?

Veröffentlichung:Keskinkılıç, Leoni (2018): Die »Europäisierung« rechter Nationalparteien. Der Front National, die Alternative für Deutschland und die Idee von Europa, in: Jacob Wunderwald, Lukas Boehnke, Malte Thran (Hg.): Rechtpopulismus im Fokus, Wiesbaden: S


[1] Professeure d’histoire-géographie Abibac au lycée Maurice Ravel de Paris.

Entretien avec Volker Albrecht

Professeur de géographie et de didactique à l’université Goethe de Francfort-sur-le-Main, Volker Albrecht dirige depuis 1997 le PEA (Programme d’études en Allemagne) et a grandement contribué à la formation des enseignants d’histoire et de géographie des sections européennes et Abibac.

Entretien mené par Jonathan Gaquère

Revue abibac : Herr Albrecht, zwischen 1975 und 2006 lehrten Sie als Professor für Geographie und Didaktik an der Goethe Universität Frankfurt am Main. Sie haben das PEA-Programm (Programme d’études en Allemagne) geschaffen, um jungen LehrerInnen aus Frankreich eine Weiterbildung im Bereich der bilingualen Unterrichte anzubieten. Wie viele meiner Kolleginnen und Kollegen der Abibac-Klassen habe ich auch selbst daran teilgenommen. Können Sie uns erzählen, warum und wie dieses Programm entstand? (Statistiken bitte hier angeben)

Volker Albrecht : Das PEA-Programm begann 1997 und entstand aus einer Idee von befreundeten Mitgliedern des Hessischen Kultusministeriums und des Französischen Erziehungsministeriums. Die Grundidee war, neben vielen anderen deutsch-französischen Projekten, der Lehrerinnen- und Lehrerausbildung eine europäisch-deutsch-französische Ausbildungsperspektive zu eröffnen. Dies besonders für die Fächer Geographie (Erdkunde) und Geschichte, die eine wichtige Aufgabe im Bereich der Politischen Bildung haben. 

Die Implementierung war also eine sogenannte bottom-up Entscheidung, die dann auch offiziell genehmigt wurde, nachdem der DAAD (Deutscher Akademische Austauschdienst) mit ins Boot geholt worden war. Dadurch entstand eine besondere Konstruktion, da der DAAD als Kerngeschäft den Austausch von Studentinnen und Studenten sowie Doktoranden und Postdoktoranden organisiert. Diese Konstruktion ermöglichte es, neben den für die Ausbildung von Lehrerinnen und Lehrern in der 2. Phase zuständigen Studienseminaren die Goethe-Universität verantwortlich zu integrieren mit klaren Aufgabenteilungen, die im Prinzip bis heute angewandt werden: Der DAAD in Paris organisiert mit dem Erziehungsministerium das Ausschreibungsverfahren für die Bewerbungen. Begleitet wird das PEA-Programm in Deutschland von einem oder einer „Attaché, Attachée à la Coopération Universitaire“. Der DAAD prüft gemeinsam mit sehr sprachkundigen Deutschlehrerinnen oder -lehrern das Sprachniveau der Bewerber. Entsprechend dieser Sprachprüfungen, den Zusagen der zuständigen Rectoratsverwaltungen und der Anzahl der vom französischen Staat bezahlten Stipendien werden die Teilnehmerinnen und Teilnehmer bestimmt.

Die Aufgabe der Goethe Universität bestand und besteht darin, den allgemeinen organisatorischen und zeitlichen Rahmen in Absprache mit allen am Programm Engagierten abzustimmen, die Unterkünfte zu organisieren und Exkursionen in Frankfurt oder für die Stipendiaten interessante Orte wie Weimar, Mathildenhöhe in Darmstadt oder auch eine Wanderung entlang des Rheintales anzubieten.

Die Goethe Universität hatte und hat außerdem die Aufgabe, fachdidaktische Seminare für Geschichte und Geographie sowie Sprachkurse mit Deutsch als Fremdsprache einzurichten. Das damalige Studienseminar und heutige Amt für Lehrerausbildung waren und sind primär für die Organisation und Integration der Stipendiatinnen und Stipendiaten an ausgewählte Schulen verantwortlich. Für die dreimonatige Betreuung der Prof. Stagiaires in den Schulen durch Mentoren und durch Fachleiter entstand ein erheblicher zeitlicher Organisationsaufwand. Eine ausgewählte Prüfungsstunde musste unter Beisein einer französischen Inspectrice oder eines französischen Inspecteur in deutscher Sprache durchgeführt werden. Sowohl die an den Schulen tätigen Mentoren als auch die Fachleiter des Studienseminars haben Gutachten erstellt, die in die Gesamtbe- wertungen der damaligen französischen Ausbildungsinstitutionen IUFM einflossen. 

Ich habe das Programm nicht initiiert, sondern führe seit 1997 den universitären geographischen Teil durch und habe ab dem Jahre 2000 die Verantwortung für das gesamte PEA-Programm übernommen, an dem bis einschließlich 2020 173 Französinnen und Franzosen teilgenommen haben. Ich schreibe dies so allgemein, da ab 2012 nach den Reformen der Lehrerinnen- und Lehrerausbildung während der Regierungszeit von Präsident Sarkozy kaum noch Referendare (professeurs stagiaires) nach Frankfurt kamen. Im Zuge dieser Reformen, die die gesamte Ausbildung an die Universitäten verlagerte, wurde das PEA-Programm auf einen Monat verkürzt. Als Konsequenz bewarben sich nur noch voll beamtete professeurs titulaires. Dies bedeutete eine gewisse inhaltliche und organisatorische Neuausrichtung des Programmes. 

Die Anzahl derjenigen, die nach Frankfurt gekommen sind, schwankte zwischen 15 in den Jahren 2004, 2005 und 2006 sowie zwei in den Jahren 2010, 2014 und 2017. Im Jahre 2019 kam nur ein Teilnehmer nach Frankfurt. Auch in den Jahren, in denen die Anzahl sehr gering war, war die allgemeine Überzeugung aller am Programm Beteiligten, dass das Programm weiter durchgeführt werden sollte, da eine Unterbrechung möglicherweise das Aus für das Programm bedeutet hätte.

R. A. : Welche Lehren konnten Sie aus diesem Programm ziehen? 

V. A. : Im Gegensatz zu Beginn des Programmes im Jahre 1997 haben sich die pädagogisch-didaktischen Terminologien und allgemeinen Unterrichtsziele internationalisiert. Trotzdem scheint es noch länderspezifische Unterrichtskulturen zu geben, die in Frankreich durch zentrale Tests bestimmt werden und dadurch weniger freien und offenen Unterricht ermöglichen wie in Deutschland. Während wir in Frankfurt zu Beginn meinten, französischen professeurs stagiaires die „richtige“ Didaktik und Pädagogik zu vermitteln, steht mittlerweile im Mittelpunkt des Programmes ein gegenseitiger Austausch, der verstärkt auch von den französischen Stipendiaten eingefordert wird. So wird von diesen auf die sehr reduzierten schriftlichen Tätigkeiten an den besuchten Schulen hingewiesen, während der engagierte schülerorientierte Unterricht mit lebhafter Beteiligung als Anregung für den Unterricht in Frankreich empfunden wird.

Da die Sprachkenntnisse und auch die allgemeinen Kenntnisse zu Deutschland bei den Stipendiatinnen und Stipendiaten im Laufe der Zeit zugenommen haben, können wir uns in Frankfurt verstärkt auf Aspekte des bilingualen Unterrichts konzentrieren, der vom einsprachigen fremdsprachigen Sachunterricht mehr zu einer auf kulturelle Codes achtende Zweisprachigkeit übergehen sollte.

R. A. : Kennen Sie andere Programme, die LehrerInnen und Lehrern eine ähnliche transnationale Ausbildung anbieten?

V. A. : Ich kenne nur das von Herrn Böing koordinierte Programm zwischen der Bezirksregierung Köln und der Universität Lothringen.

R. A. : Sie sind jetzt 78 und Sie kümmern sich immer noch um dieses PEA-Programm. Ihr Engagement ist wirklich merkwürdig. Warum ist Ihrer Meinung nach dieses Programm so wichtig?

V. A. : Ich hoffe, dass ich Ihren Hinweis auf mein Alter als ein Kompliment ansehen kann. Ich beantworte Ihre Frage dahingehend, dass jedes ähnliche Programm auch zum Beispiel für deutsche und polnische Lehrerinnen und Lehrer auch in Zukunft wichtig sein wird, um Einstellungen und Bewertungen aktueller und historischer Vorgänge mehrperspektivisch beurteilen zu können. Bezogen auf Frankreich bedeutet dies, dass gleiche Strukturen oder Prozesse unterschiedlichen semantischen und klassifikatorischen Kategorien zugeordnet werden können. Falls dies, wie so häufig im Englischen – der lingua franca – erfolgt, wird eine neutrale und keine kultur- und sprachspezifische Verständigungsebene erreicht. Die Lehrerinnen und Lehrer mit der Fächerkombination Histoire/Géo sind ideale Multiplikatorinnen und Multiplikatoren, deshalb ist das sehr sprachenorientierte und unterrichtspraktische Programm wichtig.

R. A. : Sind Sie optimistisch in Bezug auf die Weiterentwicklung dieses Programms ? 

V. A. : Am 11.02.  fand im Büro Paris des DAAD eine Gesprächsrunde zur Situation und zukünftigen Weiterentwicklung des PEA pour professeurs d´histoire et géographie statt unter Teilnehme von Christian Thimme, Direktor des DAAD France, Kilian Quenstedt, chargé du programme PEA, Valérie Lemarquand, attachée universitaire, ambassade de France en Allemagne, Michel Tarpinian, ministère de l`Enseignement Superiéur et de la Recherche, Thilo Karger, Fachleiter Französisch am Studienseminar für Gymnasien in Frankfurt am Main, Zeinabou Bakayoko, stagiaire au DAAD France und mir.

Es wurde beschlossen, so bald wie möglich, das Programm sowohl für professeurs titulaires als auch für professeurs-fonctionnaires-stagiares-étudiants auszuschreiben. Für die erste Gruppe sollte ein Aufenthalt in Frankfurt von einem Monat anvisiert werden, für die letztere Gruppe eine Aufenthaltszeit von zwei bis drei Monaten. Dies würde für Frankfurt neue organisatorische und inhaltliche Herausforderungen bedeuten. Bis zur Installierung dieses neu angedachten Programmes würde ich weiterhin tätig sein.

Entretien avec Thomas Serrier. Europa. Notre histoire

Thomas Serrier, professeur à l’Université de Lille, est historien et germaniste, spécialiste des relations germano-polonaises aux XIXe-XXIe siècles, des régions-frontières européennes et d’histoire transnationale des cultures mémorielles en Europe. Il a été professeur invité à l’Université Libre de Berlin et à l’Université européenne Viadrina de Francfort-sur-l’Oder.

Entretien mené par Jonathan Gaquère

Revue Abibac : Après avoir publié avec Etienne François en 2012 Les lieux de mémoire européens à la demande de la Documentation photographique, vous avez récemment coordonné l’ouvrage Europa. Notre histoire rassemblant 149 contributions écrites par 109 auteurs issus des cinq continents. Pouvez-vous nous expliquer la généalogie de cet ouvrage ainsi que les motivations de ce changement de titre ?

Thomas Serrier : Le titre Europa. Notre histoire permettait de ne pas nous adresser uniquement à un public averti et d’élargir le cercle potentiel de nos lecteurs. Nous nous sommes aussi rendus compte que le concept de lieux de mémoire était étroitement lié au contexte national et aux « cercles » de mémoire. Nous avons par exemple eu un débat avec notre auteur et conseiller Włodzimierz Borodziej au sujet de Katyn et du massacre de 20 000 Polonais par le NKVD [police politique soviétique] en 1940. C’est indéniablement un lieu de mémoire pour les Polonais mais qu’aurait-on pu dire aux niveaux français, italien ou portugais sur Katyn ? Cela renvoie aussi à une différence importante avec les lieux de mémoire selon Pierre Nora. Dans sa conception des lieux de mémoire, un élément ne devient lieu de mémoire que s’il est reconnu et pensé comme tel par l’ensemble du territoire national, qui est le territoire de référence. Or, la majorité des lieux de mémoire européens n’entrent pas dans un tel cadre. Tel élément a un espace mémoriel qui s’étend jusqu’aux Pyrénées, tel autre jusqu’au Rhin. Il est très rare qu’un lieu de mémoire européen ait un rayonnement mémoriel correspondant à l’ensemble de l’Europe. C’est le cas pour Auschwitz ou pour Napoléon peut-être mais c’est très rare.

Nous nous sommes ensuite interrogés sur notre légitimité à dire « Notre histoire » en hésitant devant le caractère affirmatif voire militant de la formulation qui nous dérangeait, mais nous avons été soutenus par nos contributeurs étrangers, spécialement non Européens,  je pense à Jay Winter, Aki Nishiyama et Felipe Brandi, nos collègues américain, japonais et brésilien, qui se reconnaissaient aussi dans cette expression, car notre approche ouverte correspondait aussi à « leur » Europe : non pas une totalité,  fixe, définie par les seuls Européens (qu’il faudrait encore définir !), mais un ensemble historique, situé dans le monde, auxquels « leurs » histoires ont pu participer et qu’ils se sont donc appropriée eux aussi, ne serait-ce que par fragments. Pour nous démarquer de l’Europe en tant qu’Union européenne et en tant que continent, nous avons enfin opté pour « Europa » afin d’associer un côté imaginaire, d’où le choix de ce titre.

Quant à la généalogie de l’ouvrage, il faut l’inscrire dans la continuité de la première publication de la Documentation photographique en 2012. Nous avons été contactés à la fin de l’année 2014 par la maison d’édition les Arènes. Nous avons échangé et le sujet leur a paru intéressant et audacieux. Leur soutien et l’ampleur des moyens qu’ils nous ont apportés ont beaucoup compté. Ensuite, c’est allé très vite puisque nous avons rendu les textes en 2016 pour une publication en 2017.

Si nous sommes allés aussi vite, c’est parce que nous y pensions depuis déjà très longtemps. La publication des Lieux de mémoire en France avec Pierre Nora entre 1984 et 1992 a joué un rôle comme modèle historiographique. Il a révélé qu’il était possible de parler de la France et de la mémoire collective de manière kaléidoscopique à travers une foule d’entrées qui se complètent et qui font résonnance, sans raconter les événements pour eux-mêmes mais en s’interrogeant sur la construction de la mémoire autour de ces événements, ce que Pierre Nora a appelé « la mémoire au second degré ». Ce modèle des lieux de mémoire a été imité au niveau européen dans les années 1990 : en Italie, aux Pays-Bas, en Autriche et surtout en Allemagne. Etienne François, mon coéditeur, a importé en Allemagne – il était alors en poste au Centre Marc Bloch de Berlin – la notion de lieux de mémoire. Il a été le coéditeur en 2001 avec Hagen Schulze des Deutsche Errinerungsorte (les lieux de mémoire allemands) et il s’interrogeait déjà sur la possibilité de transposer cette réflexion au niveau européen.

R.A. : Parmi les pays que vous venez de citer, seuls des Etats de ce qu’on appelle encore l’Europe de l’Ouest apparaissent. Y a-t-il un autre rapport à la mémoire dans les anciens pays d’Europe de l’Est ?

T. S. : Sans aucun doute. Il n’y a pour l’instant à ma connaissance pas d’ouvrage sur les lieux de mémoire polonais ou tchèques ou roumains. Quant aux Sites de la mémoire russe, ils ont été initiés par un slaviste français, Georges Nivat… En revanche, quatre volumes de Lieux de mémoire germano-polonais ont été publiés en allemand et en polonais entre 2011 et 2015. Je connais les collègues car j’ai moi-même contribué au projet. Ils ont tous constaté qu’il y avait une différence avec le modèle initial de Nora car le projet des lieux de mémoire implique un regard critique sur son histoire et surtout sur la manière dont on pratique l’histoire et dont on use de l’histoire. En Europe centrale, où le fait pluriculturel a été si présent, la nécessité de s’ouvrir à une pluralité de perspectives transnationales est encore plus urgente. Cela implique une distance critique par rapport à son « roman » national.

            De plus, l’expression « lieux de mémoire » existe déjà dans les pays de l’Est et correspond à des lieux pour lesquels la nation exerce déjà un devoir de mémoire. Typiquement, le concept de lieu de mémoire était déjà préempté en Pologne. Il existait déjà dans l’usage public, mais pour désigner des crimes nazis commis pendant l’occupation ou pour désigner des lieux de la répression communiste et soviétique. Il s’agissait donc davantage de lieux de mémoire au sens de lieux de culte d’une mémoire nationale et patriotique et non pas au sens historiographique. 

            Il y a également à ma connaissance un projet hongrois des lieux de mémoire. Mais je ne sais pas s’il s’agit d’un projet historiographique semblable à celui de Pierre Nora ou d’un projet destiné à orienter l’opinion publique hongroise.

R.A. : En tant qu’historien, la construction européenne et le fait de pouvoir être européen changent-ils la manière d’analyser son histoire nationale ?

T. S. : Oui. Les décennies de coopération et de dialogue entre Etats ont rendu possible l’intérêt des historiens pour les transferts culturels et pour l’histoire croisée. A partir de là, des manuels communs franco-allemands ou germano-polonais ont pu être réalisés. Ce paradigme de l’histoire croisée traverse l’ensemble des contributions sans qu’Etienne et moi-même l’ayons explicitement souhaité. Mais tous les contributeurs avaient intégré cette dimension à leur réflexion car la manière de faire de l’histoire a changé entre les années 1950 et les années 2000.

Etienne François et moi-même avons d’ailleurs veillé à avoir un équilibre entre les nationalités contribuant à l’ouvrage, ainsi qu’une mixité générationnelle entre jeunes chercheurs et chercheurs plus âgés. Notre collaboration est d’ailleurs à cette image. Cela dit, nous avons construit notre démarche en laissant de côté la dimension politique car plusieurs contributeurs sont russes, l’un est ukrainien, un autre serbe, sans parler des non Européens (Inde, Japon, Sénégal, Australie, Canada, Brésil, Etats-Unis)… Nous ne nous sommes pas limités à l’Union européenne.

R.A. : Le sous-titre de votre ouvrage s’intitule L’héritage européen depuis Homère. Pourquoi cette référence à l’histoire grecque ?

T. S. : A vrai dire, nous ne souhaitions pas nous inscrire dans la continuité du grand récit européen débutant avec Athènes, la démocratie, même si nous avons bien un article sur Homère et un autre sur Athènes, justement. Si ce sous-titre suggère une linéarité, il faut bien comprendre que notre démarche est autre.

Comme le disait Marc Bloch, les questions que nous posons au passé nous sont dictées par notre présent. Nous avons simplement voulu éclairer de manière scientifique les usages de l’histoire dans les débats actuels, où les références à la Grèce ou à la Rome antique sont évidemment légions, mais nous sommes remontés dans certains articles à des périodes antérieures. Par exemple, dans mon article sur la traversée des Alpes, j’ai tenté de démonter le discours européen assimilant les Alpes à une barrière « dépassée depuis tout temps ». Les Alpes sont un espace d’échanges et de communication. Pour démontrer cela, je me suis appuyé sur tout ce qui a pu être dit sur Ötzi, cet homme de plus de 5 000 ans retrouvé momifié en 1991 au fond d’un glacier italien. L’effet mémoriel est important car un musée a été construit autour de cette découverte. Le discours médiatique s’était orienté en 1991 sur les causes de sa présence à une si haute altitude et soulignait les échanges qui existaient déjà à cette époque à travers les Alpes. Il est donc possible de retracer des discours contemporains noués autour d’un objet mémoriel bien plus ancien que l’antiquité grecque.

R.A. : Avez-vous été surpris par les contributions de certains auteurs ?

T. S. : J’ai surtout appris beaucoup de choses en éditant ces 1300 pages. A l’époque, je ne connaissais pas la totalité des auteurs. Il y en a d’ailleurs encore quatre ou cinq que je ne connais pas encore personnellement. Nous avons échangé de manière électronique, sans nous rencontrer directement. Grâce à la fondation Volkswagen, nous avons pu rassembler 79 auteurs, en dehors de tout colloque, uniquement pour parler du projet éditorial autour de l’ouvrage Europa. Notre histoire.

Si nous avons été surpris, c’est peut-être avant tout par la persistance des frontières et l’importance de l’échelle globale. C’est tout d’abord le cas pour la frontière est-ouest. Nous nous sommes interrogés sur cette dimension. Peut-être est-ce dû au choix des auteurs ? Nous avions cependant laissé les contributeurs libres de leur approche. Nous leur avions simplement demandé de réfléchir à la dimension européenne des mémoires et de répondre à la question suivante : les lieux de mémoire européens sont-ils plus qu’une simple addition des lieux de mémoire nationaux sur l’Europe ? La délimitation de sous-ensembles régionaux – comme la distinction Europe de l’Ouest/Europe de l’Est – ne vient donc pas d’une suggestion de notre part mais elle ressort d’un grand nombre d’articles que ce soit sur la Shoah, sur la Seconde Guerre mondiale, sur le communisme bien évidemment, mais aussi sur des articles sur la longue durée comme l’article sur le schisme de 1054 et ses conséquences structurelles de très longue durée, ou des articles plus récents comme sur les migrations. Nous avons rédigé cet ouvrage en 2015 en pleine crise migratoire et tout livre est une publication de son temps. Cela s’est sans doute répercuté sur les questionnements. Nous avons ensuite été surpris par la permanence de la frontière. Outre les différents articles traitant directement de la mémoire du limes, du Mur de Berlin ou du mur d’Adrien, cette thématique revient sans cesse, sans que nous ne l’ayons envisagé comme tel au départ. Cet aspect géographique ne faisait pas partie de nos attentes mais il est omniprésent dans les trois parties. Cela renvoie d’ailleurs aux travaux de Béatrice von Hirchhausen sur les frontières fantômes.

Nous avons enfin été surpris – sans l’être totalement – par l’importance du rapport au Monde qui émerge dans les réflexions sur les mémoires européennes. L’Europe ne peut pas se concevoir en vase clos continental sans interroger le rapport au Monde. Dans les deux premières parties de notre ouvrage, « Présences du passé » et « Les Europe », le rapport au Monde apparaît déjà dans la plupart des articles tandis que, dans la troisième partie intitulée « les mémoires-Monde », nous allons directement au cœur du sujet : quelles sont les traces de l’Europe dans le monde ? Et inversement, quelles sont les traces du Monde en Europe ?

Même les différences régionales en Europe s’expliquent par un rapport différent au Monde, que ce soit l’héritage colonial ou celui de l’émigration vers les Etats-Unis. Il est véritablement impossible de penser l’Europe, ses dénominateurs communs et ses différences, sans évoquer le cadre mondial.  

R.A. : Dans votre article sur les frontières, vous vous êtes inscrits dans la continuité de Lucien Febvre qui envisageait les frontières comme des coupures mais aussi comme des coutures. En quoi les frontières européennes sont-elles aujourd’hui des coupures et des coutures ?

T. S. : Dans son livre sur le Rhin, Lucien Febvre utilise à plusieurs reprises cette expression de frontières comme coupure et couture. Le Rhin est effectivement un très bon exemple de mise à distance de l’autre à l’aide de la frontière mais aussi de lieu de rencontres et d’échanges.

J’ai eu beaucoup de mal à écrire mon article sur la frontière. Cela tient au fait que les Européens peinent à avoir une position assumée sur la question frontalière et qu’on ne peut donc plus partir d’un discours dominant clairement identifiable. Le flou et l’ambivalence dominent sur cette question et il y a actuellement une coexistence de modèles et de références contradictoires. Les Européens restent, d’une part, attachés à l’ouverture des frontières mais on observe d’autre part un retour des frontières, pour des raisons qui ont d’ailleurs souvent un lien avec des espaces extra-européens. La réintroduction du contrôle frontalier à Vintimille entre la France et l’Italie n’était pas due à la volonté de contrôler les ressortissants italiens… Le Brexit est lui aussi, du moins en partie, une réponse à la crise migratoire qui s’est cristallisée à Calais.

Entre un discours européen très axé sur l’ouverture des frontières et l’acceptation d’une fermeture progressive, l’Europe d’aujourd’hui est en quelque sorte un Janus aux deux visages. J’ai donc tenté dans mon article d’interroger la filiation de ces deux discours sur la longue durée en remontant notamment aux discours de Victor Hugo, de Coudenhove Kalergi ou de Jean Monnet.

R.A. : Vous avez écrit à la fin de votre article que « la frontière de l’Europe, c’est la libre-circulation ». Qu’entendez-vous par là ?

T. S. : La liberté de circulation me semble être la condition sine qua non de l’Europe. Si on met fin à cette libre circulation, on met fin à l’Europe. Mais je ne me place pas dans le sans-frontiérisme, dans l’utopie d’une disparition totale des frontières. Les discours sans-frontiéristes existent mais les frontières persistent entre les Etats et notamment dans les mémoires.

R.A. : Quelques mots sur vous maintenant… Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à l’Allemagne et à l’Europe ?

T. S. : Ma mère est allemande, mon père, français, était assez germanophile, mon beau-père un juif allemand ayant refait sa vie en France. Par mon héritage familial, j’ai donc été en contact tôt avec l’Allemagne mais ma fascination pour l’Allemagne a d’abord été littéraire quand j’ai découvert certains auteurs allemands. J’ai notamment dévoré Günter Grass lorsque j’étais lycéen. Cela a joué un rôle dans mon intérêt pour la Pologne car il est né à Dantzig, devenu aujourd’hui Gdańsk.

Mais ce qui a joué un rôle central, c’est mon appartenance à la génération des bacheliers qui passèrent le bac en 1989. J’ai été – comme beaucoup – attiré par cette ouverture vers l’Europe de l’Est alors même que ma famille ne m’avait pas orienté vers cet espace. Mes voyages en Pologne, en Russie et en Tchécoslovaquie au tout début des années 1990 ont été des expériences fascinantes. Le « moment » 1989 – ainsi que les années qui suivirent – a beaucoup compté pour moi.

Nous nous sommes d’ailleurs souvent demandé avec Etienne [François] si nous ne surinterprétions pas l’importance de 1989. Mais les débats actuels sur la persistance des différences Est-Ouest existent toujours. Il est donc logique que nous les ayons retrouvées dans notre livre.

R.A. : Nos élèves d’Abibac se posent des questions sur leur orientation. Vous avez enseigné à l’Université européenne Viadrina de Francfort-sur-l’Oder. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est l’université européenne Viadrina ?

T. S. : C’est une petite université de 6 000 étudiants. L’université européenne Viadrina a ouvert en 1991, après l’ouverture du Rideau de fer et l’établissement d’un réel dialogue germano-polonais. Un effort conséquent d’enseignement croisé a été réalisé. L’objectif était de promouvoir la diversité et la connaissance mutuelle au sein de la population étudiante pour dépasser les clivages nationaux de part et d’autre de l’Oder. Viadrina signifie « de l’Oder » en latin. L’université réunit donc dans son nom la dimension européenne et la dimension locale. Il s’agissait – et s’agit toujours – d’un laboratoire.

Entretien avec les éditeurs de Fraternisations franco-allemandes en temps de guerre.

Entretien mené par Sebastian Jung[1]

En s’intéressant à ces moments de rencontres et d’échanges qui en temps de guerre constituent des transgressions profondes dans l’imaginaire national de l’ennemi, les éditeurs du Fraternisations franco-allemandes en temps de guerre proposent un nouveau regard sur les transferts culturels entre la France et l’Allemagne.[2]

13 contributions, accompagnées d’une préface contextualisant ces recherches et d’une introduction épistémologique, abordent les fraternisations sous un angle transdisciplinaire (histoire sociale ou politique, du genre ou des élites, de l’art, de la philosophie, littéraire ou cinématographique). L’approche globale envisageant toute forme de transgression de l’état déclaré d’ennemi permet ainsi de comparer les fraternisations symétriques (bien connus entre soldats) aux fraternisations asymétriques (soldats-civils, femmes-hommes, occupants-occupés) et ainsi d’interroger au plus près le concept de transfert culturel et en arrière-plan les ressorts et racines d’une amitié franco-allemande déclarée par deux Etats en 1963, qui pourtant firent taire les mémoires de celles et ceux qui en  transgressant avaient contribué à poser les premières pierres du franco-allemand.

Les enseignants d’histoire-géographie y trouveront de nouvelles problématiques et des entrées fécondes pour leur programme ; les professeurs d’Allemand une invitation à aborder les fraternisations sous l’angle d’un Sachthema, dont la prolongation historique interroge de nombreux espaces de fraternisation potentiels actuels et dont les arts et les médias se font l’écho.

La Revue Abibac s’est entretenue avec les trois éditeurs de l’ouvrage, Etienne Dubslaff, Paul Maurice et Maude Williams.

Revue Abibac : Vous abordez la question des transferts culturels entre la France et l’Allemagne d’une manière nouvelle, à savoir à travers la question des fraternisations. En quoi est-ce que cette approche permet de combler un manque historiographique ?

Étienne Dubslaff, Paul Maurice, Maude Williams : Jusqu’à maintenant, les travaux de recherche se sont majoritairement concentrés sur les rencontres violentes entre soldats des armées ennemies ou les relations conflictuelles entre occupants et occupés. Il est vrai que depuis quelques années les relations entre ces derniers ont été approfondies de manière plus différenciée. Ainsi, les relations amoureuses, par exemple, sont-elles maintenant prises en compte. Cependant, une part importante des rencontres lors de conflits armés (des guerres napoléoniennes aux conflits contemporains) n’a pas encore fait l’objet de recherches avancées. L’absence d’études sur ce sujet renforce l’idée d’une acceptation de la violence en temps de guerre et passe sous silence les comportements – certes marginaux mais bien réels – qui vont à contre-courant de la pensée nationaliste et belliqueuse dans les différents pays. Cet ouvrage entend donc poser les premiers jalons d’une histoire encore dans l’ombre, celle des réticences face à la guerre et des volontés pacifiques des peuples, même en temps de guerre.

R.A. : Un aspect central de l’ouvrage que vous avez dirigé est celui de la définition. La fraternisation apparaît ainsi en temps de guerre (guerres napoléoniennes, guerre franco-prussienne, Première et Seconde Guerre mondiale) comme « une interaction ou le refus de la violence délibérée entre les acteurs réputés ennemis ». Est-ce à dire que la fraternisation n’est possible qu’en temps de guerre ?  Ou, formulé autrement, la guerre est-elle un révélateur, voire un accélérateur de processus que l’on observe par ailleurs ?

E. D., P. M., M. W. : Les fraternisations sont présentes à partir du moment où des tensions apparaissent, ou perdurent, entre deux camps qui se définissent comme ennemis. Les fraternisations sont transgressives par nature, elles vont à contre-courant de la politique officielle et des ordres donnés en temps de guerre. La guerre est alors la forme de tension la plus marquée entre deux pays, où les fraternisations prennent le plus d’ampleur et les formes les plus impressionnantes tant elles sont en complète contradiction avec le comportement attendu de la part des États et des sociétés.

R.A. : L’un des axes majeurs dans le processus de fraternisation est celui de la représentation de l’Autre. Vous expliquez ainsi que c’est la création de représentations communes qui permettent ou favorisent la fraternisation. Voilà un sujet central pour la gestion des conflictualités – passées et actuelles. Par quels moyens ces représentations communes ont-elles pu voir le jour ? En d’autres termes, quelles sont les conditions et les moteurs permettant la création de représentations communes ?

E. D., P. M., M. W. : Ces représentations de l’autre évoluent au cours du conflit. L’expérience commune peut être un liant plus puissant que ne le sont les représentations véhiculées par la propagande manichéenne : les soldats des tranchés lors de la Première Guerre mondiale vivent peu ou prou la même guerre, tandis qu’ils ont bien conscience de l’abîme qui les sépare de leur propre état-major. Autre exemple, les as de l’aviation militaire français et allemands proviennent du même milieu et de classes sociales similaires et partagent le même ethos chevaleresque en dépit, ou justement à cause, des duels aériens qui les opposent. Enfin, les fraternisations prenant la forme de relations intimes entre occupants et populations occupées présupposent un conflit armé. Autrement dit, la guerre est bien un facteur essentiel dans l’élaboration de la représentation de l’Autre.

R.A. : Au lieu de les exclure, vos recherches prennent en compte les relations de violence et de domination (qu’elles soient sociales, de sexe ou nationales). Il s’agit essentiellement des fraternisations entre dominants (soldats) et dominés (civils ou prisonniers). Vous les qualifiez de « fraternisation asymétriques ». C’est donc une toute nouvelle lecture des relations dominants-dominés que vous proposez. En quoi est-ce qu’une relation de domination peut être qualifiée de fraternisation ?

E. D., P. M., M. W. : L’un des apports essentiels de ce recueil est d’avoir cherché à dépasser le schéma classique des relations symétriques entre combattants. Celles-ci sont effectivement asymétriques quand elles lient soldats et civil(e)s. Elles peuvent néanmoins être qualifiées de fraternisations, répréhensibles aux yeux de l’État si ce n’est de la société. Restées longtemps tabou, elles engagent en effet des civil(e)s, dont l’honneur national et la bienséance auraient voulu que les contacts se limitent au strict minimum, sous peine de trahir son camp. Implicitement, « l’arrière » ou les prisonniers de guerre sont appelé à continuer de combattre l’ennemi, ne serait-ce qu’en refusant tout contact superfétatoire.

R.A. : Envisagée ainsi, la fraternisation est un processus complexe, qui relève de l’intime comme du public, de l’assumé comme du caché, du tabou tout comme d’une narration épique. Les contributions relèvent d’ailleurs d’approches très différentes (culturelle, politique ou sociale, littéraire, philosophique ou cinématographique…). Dans ce cadre quelles sources permettent de déceler les fraternisations ? Ou, à l’inverse, permettent de conclure à l’absence de fraternisation ?

E. D., P. M., M. W. : Les sources qui permettent d’identifier les fraternisations sont plus nombreuses qu’on ne pourrait le penser. Les périodes de guerre sont celles qui engendrent le plus de documents car les États et les armées veulent contrôler leur population et être informés au mieux de ce qui se passe chez l’ennemi. Ainsi, les rapports de l’armée, de la police, de la justice, des maires et préfets qui surveillent leur population, sont de précieux indicateurs. Mais comme vous l’avez mentionné, les fraternisations font également partie de la sphère privée et on retrouve des traces notamment dans les lettres, les journaux intimes, les photographies, les films d’amateurs ou bien encore les chants et poèmes. Ces derniers constituent une partie de l’expression artistique du vécu de guerre et après le conflit il n’est pas rare de voir la publication de romans, la sortie de films ou d’autres œuvres traitant de fraternisations.


[1] Professeur d’histoire-géographie en Abibac au lycée Albert Schweitzer et membre du comité de rédaction de la Révue Abibac.

[2] Paul Maurice, qui coédite l’ouvrage, est membre du comité de rédaction de la Revue Abibac.