Olivier Lazzarotti, professeur de géographie à l’Université Picardie
Jules Verne, a développé la réflexion géographique à partir du concept d’habiter.
Il nous explique sa démarche intellectuelle et son apport pour l’enseignement
de la géographie. Les sections Abibac, parce qu’elles impliquent une mobilité
spécifique pour les élèves, sont particulièrement propices à cette nouvelle approche
de la géographie et de son enseignement.
Jonathan
Gaquère (JG) : M. Lazzarotti, vous avez développé la réflexion
géographique autour du concept d’habiter. Pouvez-vous nous expliquer les
raisons de ce choix ?
Sans entrer dans les détails, l’émergence de l’habiter contemporain tire une partie de son origine dans les relations entre tourisme et patrimoine qu’au terme de mon HDR[1], j’interprétais comme le mobile de l’immobile et inversement : le tourisme mondialise ce que le patrimoine localise. Du coup, il fallait inventer le concept englobant qui permettait de sortir de l’alternative mobile ou immobile, celle du nomade ou du sédentaire par exemple, pour envisager l’ensemble des situations où se mêlait l’un à l’autre.
Ces
recherches sont à situer dans le contexte du grand remue-ménage des années
1990. À partir de 1995, je travaillai dans le cadre de l’équipe MIT animée
entre autres par Rémy Knafou et très portée vers le tourisme. J’y restai une
dizaine d’années. Globalement, le constat était double : faire du
tourisme, c’est être mobile. Et les mobilités étaient en train de révolutionner
le Monde, chacun pouvant de mieux en mieux choisir les lieux qu’il fréquente,
en particulier pour y être touriste. Le second terme du constat,
épistémologique, tenait à l’éclatement de la science géographique en une
multitude de spécialisations. À la multiplication des sujets répondait ainsi la
pulvérisation de l’armature conceptuelle, au moment même où la tentative de
structuration de Roger Brunet montrait quelques-unes de ses limites[2] :
l’espace, production sociale, impose-t-il ses « lois » aux sociétés
humaines ?
Du côté des études touristiques, l’article
de 1997[3]
avait opéré un renversement plein de potentialités. En proposant de passer de
la « géographie du tourisme » – appliquant au tourisme les catégories
usuelles, et en particulier physiques, de la géographie – à une « approche
géographique du tourisme », était ouverte la possibilité d’une géographie
comme étude dimensionnelle des sociétés. Autrement dit, partant du constat
qu’elles se déployaient dans diverses dimensions : l’une est culturelle, l’autre
économique, politique et géopolitique, etc. La géographie se présente ainsi
comme l’une d’entre elles. Disons donc que l’habiter est le mot qui nomme la dimension géographique des hommes
et des femmes vivant en sociétés. Il n’est du reste pas nouveau en géographie,
pas plus qu’il ne l’est dans les autres sciences sociales. Mais ce qui l’était
davantage était cette tentative pour l’actualiser en concept structurant d’une
géographie définitivement rangée dans le champ des sciences du social et en
dialogues avec ses consœurs.
Réinterroger
le nouveau Monde à partir d’une science géographique renouvelée est, en même
temps et dans ce même esprit d’une conception globale de la science, l’important
travail entrepris de leur côté par Jacques Lévy et Michel Lussault, notamment à
l’occasion de la rédaction du Dictionnaire[4]. L’inspiration du
pragmatisme philosophique y est perceptible et la définition de l’habiter qui en découle – marquant du
même coup l’entrée du mot dans le vocabulaire scientifique de la géographie –
converge avec ce qui était fait avec le tourisme. La relation entre espace et
spatialité, intégrée à l’idée que l’espace est une dimension du social,
souligne la dialogique dynamique qui relie les sociétés à leurs espaces. De mon
côté, j’adoptai en 2006 une définition tout aussi dynamique : « se construire en construisant le Monde ».
Elle revient à interpréter la dimension géographique dans sa double portée. L’une
est politique : les lieux ne sont pas les décors des interrelations
sociales, mais leurs enjeux. L’autre portée, la plus novatrice à mon avis, pour
ne pas dire la plus inattendue ou la plus prometteuse des perspectives ouvertes
par les réflexions théoriques sur l’habiter
et ses possibilités heuristiques, est existentielle.
Tel qu’on, peut ainsi le concevoir, l’habiter n’est pas une métaphysique et
pas (encore) une théorie. Travailler avec l’habiter,
c’est utiliser un outil heuristique avec l’hypothèse qu’il est, tout à la fois,
capable de relire des sujets classiques (la ville, la campagne, le tourisme, les
mémoires comme je les ai abordées[5],
etc.) et d’aborder les questions nouvelles du Monde contemporain, celui des
« sociétés à habitants mobiles » et des habitants « polytopiques »,
tels que les qualifie Mathis Stock[6].
Ainsi, et dans l’état actuel des réflexions, l’habiter est un opérateur conceptuel dont le projet vise à mettre
des mots sur une expérience, silencieuse mais pas muette, une expérience
anthropologique universelle, l’humaine expérience géographique, celle des lieux
et des territoires du Monde.
Dernier
point, utile s’il en est. Les deux courants originaires de la réactivation de
l’habiter ont, avec leurs
convergences, trouvé leur point de rencontre avec le festival de Saint-Dié de
2014 qui s’est prolongé, d’abord avec la publication des Annales de géographie[7], puis avec le
colloque de juillet 2017 tenu à Cerisy, Carte
d’identités, l’espace au singulier[8], etc. Quant à la
suite de l’histoire, elle reste à écrire…
JG :
Vous avez récemment écrit un ouvrage sur Franz Schubert[9].
Pourquoi écrire un livre de géographie sur un homme ?
J’ajouterai que j’ai écrit, en
collaboration avec une avocate, ma fille en l’occurrence, un ouvrage sur la
succession de Johnny Hallyday[10],
puisque la géographie est à l’un des cœurs des débats, voire des décisions,
juridiques de ce litige d’une famille contemporaine, à la fois
multi-résidentielle et recomposée.
Si
la science géographique s’était déjà affranchie des deux premiers interdits de
son âge classique, penser les lieux c’est ne pas penser les hommes (Vidal,
1913 : 299)[11],
et celui de la théorisation[12],
restait à se débarrasser du troisième, édicté par Albert Demangeon, celui de traiter
des individualités : « La géographie humaine est l’étude des
groupements humains dans leurs rapports avec le milieu géographique […]. Renonçons à considérer les hommes en
tant qu’individus. Par l’étude d’un individu, l’anthropologie et la médecine
peuvent aboutir à des résultats scientifiques ; la
géographie humaine, non. »[13]. Notion déduite du concept
d’habiter, celle d’habitant,
autrement dit les hommes et les femmes dans leurs dimensions géographiques, y
contrevient heureusement. C’est que la multiplication et les diversifications
des mobilités de chacun et de chacune font que, désormais, ils et elles ont des
géographies de vie de plus en plus singularisées. En posant l’hypothèse que le
« où l’on est » est une partie – constitutive – du « qui l’on
est », il devient théoriquement possible de faire une géographie de chacun
et chacune, avec le même intérêt et la même pertinence, la même
« évidence » aurais-je envie de dire, que la géographie classique s’est
exclusivement adonnée à faire celle des lieux.
Déjà
un peu présente dans mon HDR cette entrée devenait, après mes travaux sur les
mémoires, une sorte de priorité. Mais plutôt que de passer par un argumentaire
théorique, j’ai pensé intéressant de proposer d’emblée une application. Pour
cerner l’importance de la dimension géographique comme entrée dans la
problématique existentielle d’un ou d’une habitante, il me fallait un
« candidat » inaugural instructif, si je puis dire. D’emblée, pour
cette « géoanalyse » [14], je voyais Martin
Heidegger, Jean-Jacques Rousseau ou Arthur Rimbaud dont j’avais déjà abordé
ponctuellement la géographie. Cela dit, c’est la figure de Franz Schubert qui, après
un premier essai publié dans les Annales
de géographie, s’imposa comme la plus prometteuse. Non seulement on connaît
parfaitement les termes de sa géographie pratique, grosso modo au jour près, mais on connaît aussi, par le choix qu’il
fait des textes de ses Lieder, ses
représentations du Monde. Elles constituent globalement une géographie
imaginaire cohérente. J’appliquai donc les méthodes d’études envisagées dans
mon travail de 2006 : quelle « carte d’identités » ?
Quelles « signatures géographiques » ? Autrement dit quelle
carte dessine le tracé des lieux fréquentés par Franz Schubert ? Quelles
pouvaient être, encore, ces manières propres de les habiter ? L’exploration
d’un tel champ occupa, de proche en proche, quinze années de réflexions. Le
résultat est d’insister sur le fait que les géographies de Franz Schubert sont
une bonne entrée pour accéder aux interrogations de l’homme les plus
existentielles, celles qui se manifestent aussi dans son œuvre. Le cas de Jean-Philippe
Smet, quant à lui, est activé par un procès qui va chercher à évaluer sa
« résidence habituelle ». Pour autant, il est étudié avec le même
outillage méthodologique, cette fois fondé sur les données Instagram et non
uniquement les témoignages écrits de ses contemporains.
Cela dit, et dans les deux exemples, on
retrouve le même problème de fond. Question existentielle, l’analyse
géographique de l’habitant, sa géoanalyse, est une porte directement ouverte
sur « qui il est » aussi bien que sur la nature du travail
artistique. On aurait ainsi affaire à deux habitants dont l’un des moteurs
artistiques trouverait ses ressorts dans le fait qu’ils n’arrivent pas – ou mal
– à trouver leur place, le premier parce qu’il ne le sait pas, le second parce
qu’il ne le peut pas. Intéressant constat anthropologique !
JG :
Dans cette géographie de chacun et de chacune que permet d’entrevoir l’habiter, y a-t-il une place pour une
géographie sensorielle, percevant le monde d’après les sens ?
Vous posez-là une question qui n’est pas
spécifiquement géographique[15],
mais qui implique directement la géographie. D’une certaine manière, elle soulève
celle du mode de construction du rapport au Monde et situe l’une des problématiques
cruciales du passage de l’âge des Lumières à celui du Romantisme, l’exacte
bascule qui traverse la vie de Franz Schubert et qu’il participe largement à opérer.
Dès lors, comment la réponse pourrait être
autre que « oui ». Oui, bien sûr, les sens, le goût et, d’une manière
générale, toutes les représentations ouvrent le champ d’une approche
sensorielle de la géographie. Il convient même d’entendre ce projet en son sens
le plus large, bien au-delà de la seule vue, sens privilégié des géographes, même
si les odeurs[16]
aussi bien que les sons[17]
ont déjà été abordées. Dans le cas du travail sur Franz Schubert, on suit, de Lied en Lied, l’élaboration d’une géographie qui ne serait que sensorielle.
Je veux dire que la mesure du monde ne se ferait qu’à travers des organes de
perception, romantisme oblige. Chaque élément des campagnes et de leurs natures
devient sentiment avant que d’être symbole. Les lieux et territoires deviennent
langage, un langage dont les Lieder
sont les instituteurs du vocabulaire, voire de la grammaire. Et, comme pour
faire oublier la construction théorique, non pas intellectualisée mais bien
intellectuelle, qui échafaude chaque morceau : des émotions. Elles
reposent sur des normes esthétiques que l’on reconnaît aujourd’hui comme
« sublimes », même si elles eurent bien du mal à s’imposer comme
telles du vivant du compositeur. Des émotions qu’il convient de prendre au sens
le plus fort, comme le retient Jean-Paul Sartre[18], celui de (1995 : 43)
« transformation du monde ». On saisit ainsi toute leur
puissance active et si l’on comprend pourquoi elles émergent actuellement en
géographie, on saisit mal pourquoi cela n’a pas été le cas plus tôt. Bien, plus
tôt.
C’est donc bien un pan entier de la
géographie qui se dessine. De la géographie culturelle, au sens désormais
classique du terme, aux « géographies culturelles » comme les
pluralise le tout récent ouvrage de Pauline Guinard[19]. L’auteur développe le
thème des émotions, en l’occurrence pour proposer l’idée d’un « tournant
émotionnel ». Toute la question scientifique qui est donc posée est celle
d’une étude « objective », s’il en est, des subjectivités.
Elle
est aussi celle de leurs significations, de leurs interprétations possibles. De
fait, il ne me semble pas possible d’aborder l’œuvre d’un Franz Schubert sans
la mettre, aussi, en perspective avec ses enjeux politiques : critique de
la monarchie absolue, aspirations nationales. Le plus grand risque, avec les
émotions, seraient de les prendre pour argent comptant, précisément pour ce
qu’elles sont : une gratuite invitation aux mouvements. Mais de quels
mouvements s’agit-il ? La question mérite bien d’être posée, a fortiori si l’on s’en réfère encore à
J.P. Sartre (1995 : 62) : « Nous appellerons émotion une
chute brusque de la conscience dans le magique. ». Le travail
scientifique, y compris celui de la géographie, devrait-il donc, tout à la
fois, considérer la puissance des émotions et travailler à les désamorcer en
relevant, autant que faire se peut, la lucidité consciente ? Au fond, cela
reviendrait à rejoindre l’idée qu’un Stefan Zweig[20], traitant de Sigmund Freud,
a pu s’en faire (2018 : 43) : « La science n’a pas pour devoir
de bercer de nouvelles rêveries apaisantes le cœur éternellement puéril de
l’humanité. ». Il me semble donc que la science géographique, y
compris et a fortiori peut-être celle qui s’ancre (et s’encre) dans
l’habiter, avec toutes ses
implications existentielles, doit prendre en compte l’importance des sens…
aussi pour en déconstruire les conditions de ressentis, quitte, au final, à
avouer ses limites, celles qu’un Althusser[21], en son temps et avec ses
mots, en l’occurrence l’idéologie, a pu pointer comme (2005 239) :
« […] profondément
inconsciente, même lorsqu’elle se présente […] sous forme
réfléchie. ». Ruse ou mystère ? Même analysées, les
émotions demeurent… des émotions.
JG :
Comment intégrer les images à l’analyse géographique ?
Redisons d’emblée qu’il est préférable de
considérer le mot « image » au-delà même de son sens uniquement
visuel. Une image peut être sonore, odorante, statistique et c’est l’ensemble
de tout ce que les uns et les autres peuvent percevoir sensoriellement que je
retiendrai.
Cela dit leur intérêt et leur portée,
autant que ceux des techniques de production, dépendent, avec une rigueur
quasi-obsessionnelle, de leur critique. C’est que la première chose à considérer
est que toute image – quelle qu’elle soit – est produite. C’est ce que montre
d’évidence Augustin Berque[22],
faisant du cliché le plus mécanique une opération de construction. C’est donc
la critique qui situe la qualité heuristique de toute image. Du reste, il est même
possible d’étudier les modalités de leur production comme type de pratiques
touristiques[23]
par les touristes eux-mêmes, soit en dehors de toute démarche réflexive.
La
question de la construction de l’iconographie prend une dimension encore plus
cruciale avec les cartes. De ce point de vue, les travaux réunis par et de
Jacques Lévy[24]
sur la cartographie et ses langages sont, à la fois, centraux et éclairants.
Les cartes sont tout sauf une représentation « objective » des
espaces habités. Et cela, dès leurs fondements avec le choix de la projection.
De fait, toute carte est nécessairement choix d’erreurs, ce que le travail
géographique a pour mission première d’expliciter. Plus généralement, on doit
retenir que toute image à ses contenus subliminaux et que c’est ceux-là qu’il
convient, systématiquement et scientifiquement, de dévoiler. Faute de quoi,
c’est donner pleine raison à la seule insertion qu’un Gaston Bachelard, lumineux,
fait en géographie (1996 : 216)[25] : « Un manuel
utilisé dans la classe de quatrième contre les élèves de 13 ans inflige des
précisions comme celle-ci : […]
le département de la Seine a une densité de 9192 habitants au kilomètre carré.
Ce nombre fixe pour un concept flottant, dont la validité, sous la forme exacte
n’est même pas d’une heure, servira, avec quelques autres de même espèce,
pendant dix ans, à « instruire » les élèves. […]. Il y a là le
prétexte d’une pédagogie détestable qui défie le bon sens, mais qui se développe
sans rencontrer la moindre critique dans des disciplines qui ne sont
scientifiques que par métaphore. » Quand l’image se fait
cliché, personne ne peut plus s’étonner de l’apparition du mot
« métaphore ».
L’enjeu
critique est d’autant plus important que les images sont aussi un des outils de
penser de la science géographique. C’est du reste déjà ce que portait explicitement
les travaux avec la « chorématique » de Roger Brunet : comment
penser l’espace en le représentant ? D’une certaine manière, cette
question renvoie à la précédente : voir, entendre ou sentir sont autant
d’opérations essentielles dans la construction et la réception des savoirs
scientifiques. Mais elles ont leurs limites, d’autant plus floues qu’elles
pourraient bien s’effacer sous leurs apparences flatteuses. Ces images sont
donc de formidables soutiens à la pensée dont l’importance vaut largement celle
des outils habituels que sont l’intellect et les mots. De ce point de vue, le
travail scientifique est bien aussi un exigeant travail de vigilance, parce
que, volontaires ou non, naïves ou cyniques, toutes les manipulations sont toujours
possibles.
Enfin,
la question des images prend aujourd’hui une tournure particulière. Avec les Smartphones,
devenus de précieux auxiliaires aux notes de terrain, les images font désormais
partie courante du travail du chercheur. En croisant ces données avec celles fournis
par les GPS, il n’est plus nécessaire de noter avec précision la prise du
cliché. Le recours à de telles méthodes permet de constituer d’importants
volumes de « notes » photographiques, voire sonores et ce, où que
l’on se trouve. De fait, si les GPS permettent de nous localiser avec
précision, ils permettent aussi au chercheur de travailler dans des lieux
« difficiles », du point de vue de l’enquête par exemple. Les
chercheurs sont donc aussi d’importants producteurs d’images. Dans la
perspective de l’habiter, et en
mobilisant de telles approches critiques, ces images, entre autres, offrent une
précieuse opportunité de saisie et de conservation des expériences des
habitants. Avec rapidité et discrétion, il est possible de fixer l’instantané
d’une pratique dans ce qu’elle a d’éphémère aussi bien que de spontanée, donc
aussi de hautement signifiant. Mais d’autres documents offrent de telles
ouvertures. Et le matériau est d’autant plus riche qu’il se combine avec des
récits. Telle est l’entrée que j’ai pu explorer en partant de la carte postale[26]
rédigée par une enfant à ses parents et qui donne une idée pleine et entière de
son habiter touristique.
De
multiples manières, donc, les images ouvrent un inestimable accès à la saisie
des représentations de l’habiter, ce qui
est classique, mais aussi à la saisie des pratiques. Elles en rendent compte de
multiples manières et avec de multiples statuts épistémologiques. Autrement
dit, aujourd’hui comme jamais, les images sont au cœur de la quête de savoirs
géographiques et de leurs transmissions.
5.
Le concept d’habiter a fait son apparition en France dans les programmes
scolaires. Qu’apporte-t-il à l’enseignement de la géographie ? Quels conseils
donneriez-vous aux enseignants invitant leurs élèves à réaliser une auto-géoanalyse
?
Un point me semble essentiel dans cette
« apparition ». Qu’on l’aime ou non, la « tradition »
géographique français associe positions théoriques et orientations
pédagogiques. L’épreuve reine de l’agrégation de mes 23 ans était celle du commentaire
de carte où il ne s’agissait, ni plus, ni moins, que de développer
rhétoriquement les positions vidaliennes d’explication de l’humain par le
physique, consacrant au passage la géographie physique comme reine de la
discipline. Vint, dans les années 1980, la bourrasque Roger Brunet. Hybridation
de la linguistique saussurienne et de l’analyse de l’espace, la chorématique infusa
les programmes et les enseignements. Que l’habiter
occupe aujourd’hui une position de choix dans les programmes relève de cette
logique. Le numéro de la documentation photographique[27] fut pour moi l’occasion de
faire la jonction entre mes 15 années de recherche et d’enseignement
universitaire, environ, et les 15 années précédentes, d’enseignement dans le
second degré. C’est que l’enjeu pédagogique n’est pas que programmatique. Il
est dans la manière de poser et d’analyser les problèmes.
Est-ce
ce qui fait une des différences entre la géographie et les autres sciences
sociales ? La géographie est aussi une expérience du monde, une expérience
partagée par tous. Du coup, elle peut servir de ressources pédagogiques. Une
pédagogie par l’habiter n’est pas seulement
une pédagogie qui inverse le rapport au Monde, considérant que ce ne sont pas
les lieux qui font les habitants, mais que les habitants prennent une part
décisive dans la qualification des lieux, pour le dire (trop) simplement. C’est
que chaque élève est aussi habitant. Et d’abord, il habite la classe,
prenant une part dans le choix de sa place, l’organisant en un dispositif propre
et, ce faisant, élaborant sa propre géographie, à la fois singulière et
localement éphémère. Mais chaque élève est aussi un habitant du Monde et, en
cela, il habite différemment des lieux différents. Et cela peut être
cartographié, le cas échéant en ayant recours à certains programmes de
géolocalisation qui enregistrent les lieux fréquentés, par conséquence les
parcours entre eux.
Je
pense ainsi qu’impliquer chaque élève comme une ressource pédagogique est le
point de départ de l’enseignement géographique avec l’habiter. Cette
démarche n’est, bien sûr, qu’un début et il n’est pas question de tomber dans
la démagogie qui consiste à dire que nos auditeurs savent déjà tout. Mais le rôle
de l’enseignement est, aussi, de les faire accéder, de proche en proche, à leur
dimension mondiale. Précisément, il ne s’agit plus de saisir ce Monde depuis
son propre point de vue, mais d’apprendre à se situer, soi-même, dans le Monde.
Finalement, et de cette manière, au-delà même des programmes et examens,
l’enjeu est de donner à tous – élèves compris – quelques outils cognitifs pour
apporter sa propre réponse à la question fondamentale de l’habiter : comment être soi-même dans le Monde, autrement dit
soi-même parmi les autres ?
[1] LAZZAROTTI, Olivier (2001).
– À propos de tourisme et patrimoine,
les Raisons de l’Habiter. Diplôme d’Habilitation à Diriger des recherches,
avec les conseils de Rémy Knafou, Université de Paris VII, novembre 2001, 368
p.
[2] Voir, par exemple, LÉVY,
Jacques (1994). – L’espace légitime. Sur
la dimension géographique de la fonction politique. Paris, Presses de la
Fondation Nationale des Sciences Politiques, 442 p.
[3] KNAFOU, Rémy, BRUSTON,
Mireille, DEPREST, Florence, DUHAMEL, Philippe, GAY, Jean-Christophe et
SACAREAU, Isabelle (1997). Une approche géographique du tourisme. Paris, L’espace géographique, n° 3, p. 193-204
[4] LÉVY, Jacques et LUSSAULT,
Michel (2013). – Dictionnaire de la
géographie et de l’espace des sociétés. Paris, Belin, (1e éd.
2003), 1126 p.
[5] LAZZAROTTI, Olivier (2012).
– Des lieux pour mémoires » Paris,
Coll. Le temps des idées, Armand Colin, 2012, 214 p.
[6] STOCK, Mathis (2006). – L’hypothèse de l’habiter poly-topique :
pratiquer les lieux géographiques dans les sociétés à individus mobiles.
EspacesTemps.net, Travaux, 26.02.2006
[7] LAZZAROTTI, Olivier, et
Béatrice Collignon & Philippe Pelletier (dir.) (2015). – Habiter :
mots et regards croisés, Annales de
géographie, n° 704, juillet-août 2015, p. 442-451.
[8] L’ouvrage est en cours de
publication.
[9] LAZZAROTTI, Olivier (2017).
– Une place sur Terre ? Franz Schubert, de l’homme libre à l’habitant libre,
Paris, HD éditeur, 178 p.
[10] LAZZAROTTI, Marie-Charlotte
et LAZZAROTTI, Olivier (2018). – Quand
l’habiter fait sa loi. L’héritage de Johnny Hallyday, Coll. Droit et sociétés,
HDiffusion, 114 p.
[11] VIDAL DE LA BLACHE, Paul
(1913). – Des caractères distinctifs de la géographie. Paris, A. Colin, Annales de Géographie, Année 1913, Vol.
22, n° 124, p. 289 – 299
[12] LE LANNOU, Maurice (1949).
– La géographie humaine. Paris, Coll.
Bibliothèque de Philosophie scientifique, Flammarion, 252 p.
[13] DEMANGEON, Albert (1943). –
Problèmes de géographie humaine.
Paris, A. Colin, 1942, 408 p., p. 28.
[14] LAZZAROTTI, Olivier (2014).
– Prémices d’une auto-géoanalyse, Géographie
et cultures, n° 89-90, printemps-été 2014, p. 133-149, 286 p.
[15] Voir, par exemple et entre
autres, les travaux et publications de l’anthropologue GÉLARD, Marie-Luce (2013).
– Corps sensibles. Usages et langages des sens, Collection
épistémologie du corps, PUN, Édition Universitaire de Lorraine, 317 p.
[16] Voir, par exemple, PITTE,
Jean-Robert et DULEAU, Robert (dir.) (1998). – Géographie des odeurs. Paris, L’Harmattan, 248 p.
[17] Voir, par exemple, ROULIER, Frédéric (1999). –
« Pour une géographie des milieux sonores », Cybergeo :
European Journal of Geography [En ligne], Environnement, Nature,
Paysage, document 71, mis en ligne le 21 janvier 1999, consulté le 11 février
2019. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/5034 ;
DOI : 10.4000/cybergeo.5034
[18] SARTRE, Jean-Paul (1995).
– Esquisse d’une théorie des émotions.
Paris, Hermann, L’esprit et la main, 1938, 68 p.
[19] GUINARD, Pauline (2019). – Géographies culturelles. Objets, concepts,
méthodes. Paris, Coll. Cursus, A. Colin, 208 p.
[20] ZWEIG, Stefan (2018). – Sigmund Freud, la guérison par l’esprit.
Paris, Le livre de poche, 150 p.
[21] ALTHUSSER, Louis
(2005) – Pour Marx. Paris, La
Découverte/Poche, 274 p.
[22] BERQUE, Augustin (1995). – Les raisons du paysage ; de la Chine
antique aux environnements de synthèse. Paris, Hazan, 192 p., voir p. 14,
18 et 20.
[23] LAZZAROTTI, Olivier (2017).
– Photographier, se photographier : le ballet des touristes, In
LAZZAROTTI, Olivier, MERCIER, Guy et PAQUET, Suzanne (dir.) (2017). – La part artistique de l’habiter.
Perspectives contemporaines. Coll. Géographie et Cultures, L’Harmattan, 250
p., p. 15-25.
[24] LÉVY, Jacques (dir.)
(2015). – A cartographic turn. Mapping and spatial challenge in social sciences. EPFL Press distribué par
Routledge, 336 p.
[25] BACHELARD, Gaston
(1996). – La formation de l’esprit
scientifique. Librairie philosophique, 1938, Vrin, 256 p., 216
[26] LAZZAROTTI, Olivier (2012),
« Paulette à la mer ou de l’imaginaire comme construction du regard de
l’autre. » In BÉDARD, Mario, AUGUSTIN, Jean-Pierre et DESNOILLES, Richard
(dir.) (2012).- L’imaginaire géographique. Perspectives, pratiques et devenirs.
Québec, Presses de l’université du Québec, collection Géographie contemporaine,
p. 175-192
[27] LAZZAROTTI, Olivier (2014),
Habiter le Monde. Documentation
photographique n° 8100, 64 p.