Deux philosophies du langage en Allemagne et en France : Heidegger et Merleau-Ponty
par Augustin Rigollot, élève en Terminale S Abibac, lycée Alphonse Daudet,
Nîmes
Après trois années en Abibac, jongler avec les langues
française et allemande devient presque une habitude. Pourtant il arrive parfois
que la traduction d’un mot semble échapper, que tous les équivalents possibles
dans la langue de Molière paraissent trop faibles, ou doués en quelque sorte
d’une vie différente. C’est là, sur cette ligne de rupture, depuis le sommet de
cette mince crête, que nous contemplons réellement le langage, dans ce qu’il a
de « dévoilant » d’une pensée ou d’un être, pour reprendre le mot de
Heidegger. Le langage doit dès lors être pensé comme une réalité constitutive
de notre être, et le dépassant à la fois. Il est alors antérieur à la formation
de notre pensée : c’est la vision de Merleau-Ponty, pour qui « beaucoup
plus qu’un moyen, le langage est quelque chose comme un être »[1]. Du langage comme moyen au langage comme fin, Heidegger et Merleau-Ponty
nous livrent deux visions et deux cheminements complémentaires, de part et
d’autre du Rhin. On tentera ici d’établir un dialogue entre leurs pensées.
La
vision de Heidegger
Heidegger
assimile le langage au discours[2],
ainsi qu’au Parler, tout autant qu’à la langue[3], qui sont
représentatifs de la pluralité des usages et des implications de la parole. Ce
discours permet non seulement à l’homme de s’exprimer mais aussi de se
comprendre : en cela que la langue est symptomatique d’un état et d’une
humanité, elle interroge notre être. L’essence du langage et celle de l’Homme
sont liées. Nous pouvons alors postuler qu’apprendre une langue c’est apprendre
à être plus humain. Heidegger inscrit le langage comme un existential, c’est-à-dire
un élément constitutif du monde[J2] . Il définit en effet un existential comme se rapportant
intrinsèquement à l’existence humaine. Est dit existential tout constituant de l’Homme et
de son monde. L’existential est plus profond que l’existentiel, en cela que ce
dernier ne s’attache qu’à la façon dont l’Homme ressent son existence, tandis
que l’analyse existentiale va plus avant dans la compréhension. Mais le langage est aussi
un moyen d’interroger le réel et l’humain, ou plutôt l’état d’Homme,
c’est-à-dire « l’être-là » et « l’être au monde »[4]. Les existentiaux
constituent la base de ce que nous sommes. Le langage est donc une ouverture du
monde en même temps qu’une ouverture sur et vers le monde. En nommant, on rend
le monde visible, on ouvre le monde, on le découvre: sans mots, le monde n’a
pas d’épaisseur. [J3]
Mais la pensée de Heidegger évolue par la suite, et le
langage devient aussi la « maison de l’être » [5]comme
il l’écrit au philosophe français Jean Beaufret. L’usage de la parole, c’est
l’affirmation du Moi face au néant ; mais lorsque la parole se fait
bavardage (« Gerede » ou « Geschwätz »), lieu commun,
banalité, ne voile-t-elle pas la réalité plus qu’elle ne la libère ? Ne perd-on
pas alors le sens originaire et originel du langage ? Il faut
dès lors chasser l’inauthentique et détourner « l’être-là » de cette parole superficielle, afin de renouer avec la
question ontologique. « L’être-là » étant ce caractère singulier qui
caractérise l’être humain, l’ontologie, c’est-à-dire l’interrogation sur l’Etre
et le sens du mot être, doit retrouver, notamment par la langue, ce qu’est
l’Homme. Pour cela, Heidegger revient à ce qui est la base du langage : le
signe. Le signe[6],
c’est celui qui signifie à l’Homme sa condition, mais c’est aussi celui qui lui
fait signe, c’est-à-dire qui l’alerte sur ses dérives, et celui qui l’oriente
et l’aide. Ainsi, qu’il s’agisse de Zola
en France, qui utilise le langage pour alerter dans J’accuse ses contemporains, ou de Lessing, qui, dans Nathan der Weise, oriente son lecteur
sur la voie de la tolérance, tous deux utilisent le langage pour aider leurs
lecteurs. Nous commençons ici à apercevoir la distinction entre le langage,
ensemble plus vaste, et la langue, plus restreinte, étant donné les
particularismes locaux qu’elle induit. Ainsi, Zola et Lessing, de langues
différentes, usent pourtant tous les deux du langage pour faire signe, ils
convoquent, évoquent, invoquent et provoquent, autant de mots dérivés du latin
« voco » l’appel, et donc de la voix et de la parole.
L’usage le plus noble du
langage est pour Heidegger la poésie, lorsque le langage ne revêt pas de
fonction utile, qu’il est langage pur, comme il le développe dans son essai Hölderlin
et l’essence de la poésie. Pour Heidegger, « le parler à l’état pur
est poème »[7].
Le langage poétique aurait une puissance décelante, dévoilante, bien plus forte
que le langage commun, car la parole poétique est à la fois réinvention et
remotivation de la parole. « Si l’homme « a » la parole, c’est
donc pour lui une détermination essentielle. S’il est homme, c’est parce qu’il
est « diseur », montreur d’Etre […] »[8]. Cela résume
assez bien la vision de Heidegger sur la poésie et son apport à la langue et à
la pensée. Le propre du poète est d’être un « diseur », et donc un
Homme. Alors, la fonction du poète n’est plus, comme le voulait Baudelaire
« extra-humaine »[9],
mais au contraire plus humaine, car plus profondément engagée dans l’usage de
la parole, donc dans la vérité du langage.
La vision de Merleau-Ponty
« La
parole est un geste et sa signification un monde » écrivait Merleau-Ponty[10].
Pour ce philosophe français, disciple de Husserl, la parole, comme toutes nos
actions, ne peut se penser que comme une interaction de l’individu avec le
monde. Pour Merleau-Ponty comme pour Husserl, « toute conscience est
conscience de quelque chose »[11]. Mais alors
le langage est problématique pour le phénoménologue, en cela qu’il se réfère au
signe, qui se pense comme une unité indépendante. La phénoménologie, qui
voulait justement faire coïncider expérience sensible et intelligible, se
heurte ici à une difficulté : le signe semble au contraire établir une
différence stricte, arbitraire, entre l’intelligible et le sensible. Ce
paradoxe du langage dans la phénoménologie peut être résolu si l’on admet que
le langage est une expérience sensible, l’expérience de la parole.
Là, Merleau-Ponty rejoint Heidegger et reconnaît dans la
parole un fondement de notre pensée. La parole préexiste à la signification,
donc à la pensée. Tant que nous ne parlons pas, notre pensée est noyée dans le
magma de l’esprit, elle n’existe pas en tant que telle. Je ne connais donc pas
totalement ma pensée avant de l’exprimer. « La pensée trame dans le
langage »[12]
dira Merleau-Ponty. D’ailleurs, l’expression prendre la parole est
emblématique : si je la prends, c’est bien qu’elle existe déjà, qu’elle
est là, et que je la rends sensible à l’autre. Lorsque je parle, ma parole
s’inscrit dans un monde où le langage œuvre déjà. Parler, c’est s’éclater vers
le monde. La parole est sensible, car elle provient du corps, mais elle
transcende le sensible vers l’intellect car elle est aussi pensée. La parole
est action des cordes vocales, et action du tympan pour être entendue, mais
elle est aussi expression du cerveau, construction intelligente.[J4] Ici, Merleau-Ponty fait écho au philosophe allemand
Wilhem von Humboldt, pour qui le langage est à la fois instrument,
« organon » et énergie, « energeia » au sens de pensée[13].
Le langage structure donc la pensée. C’est aussi ce que l’on nomme l’hypothèse
de Sapir-Whorf[14].
Pour Merleau-Ponty comme pour Heidegger, la fonction du
langage n’est pas seulement la communication, mais aussi une réflexion sur
soi-même, elle nous forme. Le philosophe français ajoute « les mots ne
peuvent être les « forteresses de la pensée » et la pensée ne peut
chercher l’expression que si les paroles sont par elles-mêmes un texte
compréhensible et si la parole possède une puissance de signification qui lui
soit propre »[15].
En effet, l’intonation, les gestes qui accompagnent la parole lui donnent un
sens plus vaste que les mots seuls. En cela, l’acte de parole est nécessaire au
sens. C’est d’ailleurs ce que montre Nathalie Sarraute lorsqu’elle questionne le
langage dans sa pièce Pour un oui ou pour un non[16].
Finalement, la parole pour Merleau-Ponty est un emblème du sens, la parole
permet la pensée, elle lui donne corps par la voix, elle la modifie plus
qu’elle ne la fige, elle ajoute sa signification propre. En définitive, le
langage est donc expression plus que signe.
Une
complémentarité ?
Nous avons souligné à travers l’exposé de la pensée de
Merleau-Ponty et de Heidegger les points communs qui les réunissent, qu’il
s’agisse de l’influence de Husserl sur leurs œuvres ou de leurs visions du
langage comme dépassant l’Homme, mais aussi de leurs conceptions de la pensée.
Tous deux ont montré en quoi le langage était bien plus qu’un simple moyen de
communication. Mais si Heidegger cherche à remonter à la langue véritable,
celle des origines, notamment à travers la poésie, Merleau-Ponty lui se
concentre plus sur l’aspect sensible de la parole comme acte corporel, et
souligne dans quelle mesure le fait de parler ajoute du sens à notre pensée.
Apprendre une langue étrangère, c’est alors réaliser une expérience aussi
sensible qu’intellectuelle, certes pour communiquer, mais au-delà dans le but
d’atteindre peut-être plus de vérité, d’humanité, de voir le monde
différemment, au prisme d’un langage nouveau. Quid de la différence entre
langue et langage ? Comme nous en avions déjà l’intuition, le langage
englobe les langues, qui sont autant de variations du langage. Mais les
langues, si l’on admet le langage comme révélateur d’une pensée, induisent
alors des pensées différentes, ou plutôt des façons différentes de voir et de
découvrir le monde. Apprendre une langue, c’est alors compléter sa propre
vision, l’enrichir, tenter de rassembler les fragments parcellaires du langage
disséminés dans le monde. Lorsque l’on considère une langue, non plus comme un simple
moyen, mais comme une finalité, lorsque l’on profite de la joie de parler et
d’écrire une langue étrangère, tout en l’inscrivant dans le cadre du langage,
on s’aperçoit de la beauté de la parole. Apprendre une langue, c’est non
seulement en connaître la grammaire, les règles, l’orthographe – car
nécessaires à sa pratique – mais c’est aussi s’imprégner d’une pensée nouvelle,
d’une culture nouvelle, d’une poésie nouvelle : c’est là aussi la fonction
de l’Abibac. Enfin, il ne faut pas oublier que le silence est aussi important
que la parole, car il est la toile sur laquelle elle se détache, il est le fond
sans laquelle elle ne peut exister, c’est pourquoi il faut parfois aussi savoir
se taire.[J5]
[1] Maurice Merleau-Ponty,
Signes, 1960, p.57.
[2] Martin Heidegger,
« die Rede », in Sein und Zeit, 1927.
[3] Martin Heidegger,
« die Sprache », in ibid.
[4] Martin Heidegger,
« Dasein », in ibid.
[5] Martin Heidegger,
« Lettre sur l’Humanisme, Brief über den Humanismus », 1947.
[6] Martin Heidegger,
« Zeigen », in Unterwegs zur Sprache (Acheminement vers le
langage), 1959.
[7]Martin Heidegger,
Unterwegs zur Sprache, 1959, p.18.
[8]D’après Luce Fontaine-de-Visscher,
« La pensée du langage chez Heidegger », in Revue Philosophique de Louvain, t. 64,
n°82, 1966. pp. 224-262 et p. 249.
[9]Charles Baudelaire, Théophile Gautier par Charles Baudelaire. Notice littéraire précédée d’une lettre de Victor Hugo, 1859.
[10] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1976,
p. 214.
[11] Edmund Husserl, Méditations
Cartésiennes, « 2eme Méditation », 1929 et 1931 pour la 1ère
éd. (en français – traduite de l’allemand).
[12] Maurice Merleau-Ponty,
Signes, 1960.
[13] Wilhelm
von Humboldt, Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaus und
seinen Einfluss auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts, 1836.
[14] Du
nom d’Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf : hypothèse selon laquelle le
langage influence notre façon de penser. Des langues différentes traduisent des
façons de penser différentes. Cf. Edward
Sapir, Selected Writings in Language, Culture, and Personality, 1985.
[15] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie
de la perception, 1976, p. 211.
[16] Nathalie Sarraute, Pour un oui ou
pour un non, 1981 (scène d’exposition): « Pas tout à fait ainsi…
il y avait entre « C’est bien» et «ça» un intervalle plus grand : « C’est
biiien… ça… » Un accent mis sur « bien »… un étirement : « biiien…» et un
suspens avant que « ça » arrive… ce n’est pas sans importance. »
[J1]Excellent
[J2]Clair
et concis
[J3]C’est
plus clair.
[J4]Précision
importante. Merci. C’est moins abstrait.
[J5]Très
bien mené. Félicitations !